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Sujet verrouillé

Démiurges | Respecter le protagonisme

21 Juil 2013, 13:52

En dehors des jeux sans préparation, j’ai rarement joué une partie de jeu de rôle où les joueurs suivaient les objectifs qu’ils avaient eux-mêmes choisis pour leurs personnages.
Tous les jeux avec une préparation formalisée que je connais amènent une origine externe à l’objectif des PJ : soit une mission (Dogs in the Vineyard par exemple), soit une partie basée sur la survie (Innommable par exemple).
Parfois, j’ai joué des parties en tant que MJ ou joueur, où l’on essayait d’éviter la survie et la mission, mais la plupart du temps, les joueurs suivent l’intrigue “pour jouer le jeu” plus que parce que c’est dans l’intérêt de leur personnage et c’est toujours le MJ qui décidait des objectifs des PJ.

Dans Démiurges, quand je créais des situations initiales sans mission et sans mode survie, je remarquais que les débuts de partie n’étaient pas un franc succès : il me fallait trouver des raisons pour les conduire dans le lieu que je prévoyais et à rencontrer les PNJ que j’avais préparés. Et malgré pas mal d’efforts, ces rencontres et le fait d’amener les personnages des joueurs dans ces lieux étaient toujours artificiels.

Voici les conséquences et les règles que j’en ai tirées :


Obligations et volonté
J’ai la conviction que si un objectif ne vient pas d’une obligation du personnage ou d’un danger grave et persistant, il doit être choisi par le joueur lui-même. Ce choix devient un engagement et cet engagement, une raison sincère de se lancer dans la partie.
Si je choisis pour toi le fait que ton personnage veut se venger ou est amoureux de quelqu’un, je diminue ton intérêt pour ce désir.
Je pense que c’est lié au fait que le joueur est la volonté de son personnage : si l’on fait à ma place un choix sur quelque chose qui dépend de la volonté de mon personnage, je risque de ne pas me sentir engagé par ce choix.

Les missions sont le prolongement d’un rôle ou d’une nature d’un personnage : “je suis un inspecteur de police qui traque les criminels” ou “je suis un esprit de la forêt qui est né pour protéger les arbres”. Si l’on me donne une mission ou que l’on me place dans une situation liée à ce devoir, l’assumer est cohérent avec le personnage que j’ai accepté de jouer.

La survie joue simplement sur un des fondements de l’acte rôliste : défendre les intérêts de son personnage. Et échapper au danger est la manière la plus simple et la plus intuitive de défendre ses intérêts.

Tous les désirs et objectifs qui sont purement liés à la volonté des personnages des joueurs (vouloir se venger, vouloir vivre une histoire d’amour, vouloir recouvrer son honneur, vouloir soigner son frère malade etc.) devraient à mon avis être choisis par les joueurs pour faciliter leur implication. Et c’est exactement de cela qu’il est question dans Démiurges.

Par exemple, dans notre dernière campagne, les joueurs ont choisi comme objectif de “faire que le conflit entre démiurges et humains sans pouvoirs ne provoque plus de morts”. Eux-mêmes sont des démiurges, mais ils ne sont sous les ordres de personne tant qu’ils ne décident pas de se soumettre aux ordres de quelqu’un. Cet objectif, c’est eux qui l’ont choisi, donc à chaque fois que j’ai amené une situation de crise autour de cette question, les joueurs ont pu progresser vers la résolution de cet objectif. Je ne sais pas quelles sont les limites de demander aux joueurs de décider d’un objectif. J’ai le sentiment que pour le joueur, c’est plus une opportunité de choisir une perspective d’histoire qui lui plaît qu’une contrainte.

Et je me suis rendu compte que tout ce qui était lié à la volonté des personnages des joueurs, je devais laisser les joueurs le choisir, ou du moins avoir le dernier mot si je voulais qu’ils acceptent pleinement la décision et qu’ils la soutiennent.

Par exemple pour commencer la dernière partie que l’on a jouée, j’ai demandé aux joueurs de se créer une relation avec leur mentor (sur lequel je n’avais rien écrit) et avec un PNJ que j’avais préparé à l’avance. Ce PNJ, Gentiane, tenait un bar et les personnages des joueurs étaient deux étudiantes. J’ai donc commencé la partie en leur demandant : “on peut imaginer que le bar de Gentiane soit devant la fac et que vous vous avez l’habitude de vous y rendre après les cours ?” Les joueurs m’ont dit Ok, mais l’un d’eux aurait pu me dire “je préférerais que ce bar soit celui où notre mentor nous emmenait pendant notre initiation” ou pourquoi pas : “mon petit ami travaille là-bas, j’y vais donc depuis plusieurs années avec lui et j’ai fini par sympathiser avec la gérante”. En leur faisant une suggestion sous forme de question, ils ont leur mot à dire et donc, s’ils acceptent ou s’ils proposent quelque chose d’autre, ils s’engagent à ce que leur lien avec ce bar, élément important de mon canevas, soit quelque chose qui a une place dans la vie de leurs personnages.
Pendant la partie, il s’est passé beaucoup de choses dans ce bar, ce qui m’a permis de mettre les personnages des joueurs en lien avec plusieurs PNJ importants. Quand ils avaient besoin de se réunir, ils se rendaient dans ce bar et il se trouve que ce bar est aussi un lieu où se réunissent des criminels et des délinquants démiurges voulant échapper aux arrestations organisées par le nouveau gouvernement en place, mais ça les joueurs ne le savent pas encore.


Ce principe de suggestions interrogatives, (qui m’ont été inspirées par Lady Blackbird et Apocalypse World) consistant à laisser la possibilité aux joueurs de proposer autre chose a rendu le début de partie étonnamment fluide et a permis aux joueurs de s’impliquer bien plus facilement qu’auparavant. Ça me paraît être un excellent moyen d’éviter l’écueil du “vieil oncle inconnu des joueurs qui convoque ses proches (dont les PJ) pour les réunir avant de mourir afin de les attirer dans le lieu où va se passer le scénar.” Puisque là, les joueurs ont leur mot à dire sur les raisons de leur présence dans ce lieu. Cela fonctionne également en grande partie grâce à la manière dont les relations se construisent avant la partie (voir le point suivant).
Quand on permet au joueur de respecter l’image qu’il se fait de son personnage, dans la victoire, dans l’échec comme dans le quotidien, on appelle ça préserver le Protagonisme.
Je pense que s’en remettre au joueur pour juger tout ce qui est soumis à la volonté de son personnage permet de préserver, jusque dans ce qu’il y a de plus subtil, le Protagonisme.


Le rôle des relations
Dans beaucoup de parties de JdR, les relations proches et intimes servent à deux choses : la demoiselle en détresse et la femme dans le frigo.
Autrement dit, ils ne servent qu’à se faire enlever et à se faire maltraiter ou tuer en guise de moteur dramatique pour l’histoire. J’ai d’ailleurs le sentiment que c’est une des raisons pour lesquelles certains joueurs rechignent à se créer des relations proches quand on le leur propose, sachant qu’il ne s’agit que d’un appât que le MJ va utiliser contre son personnage.

Dans Démiurges, mon but était de faire tout autrement.
Je voulais que ces relations aient une vraie importance pour le joueur et qu’elles soient impliquées dans le coeur de la situation initiale, pas seulement comme des victimes.
Quand le joueur joue une Confrontation contre un proche, voire décide de sacrifier le lien qu’il a avec lui, il faut que ça prenne tout son sens.

Avant la partie, je demande à chaque joueur de créer un Lien (un Trait de relation) avec un ou plusieurs PNJ de ma situation. Ce Lien doit être fort et positif, mais avec un aspect problématique ou non réciproque (merci à Adrien et son ami Gaël pour cette idée).
En voici les raisons :
  • Fort : car on n’a rien à faire d’un Lien anecdotique.
  • Positif : car les relations négatives, il y en aura forcément dans les parties, il est plus difficile d’obtenir une relation positive intense.
  • Problématique : car une relation sans problème ne donne pas matière à histoire. Grâce aux problèmes qu’inventent les joueurs, je peux lancer chaque partie en faisant des suggestions interrogatives aux joueurs de manière à mettre en scène leurs relations avec les PNJ que le MJ a préparé. Les problèmes permettent de créer des intros intéressantes, avec des enjeux dès le départ et qui intéressent le joueur puisque c’est lui qui les a inventés.

Ainsi, les liens sont tissés, car le fait de jouer ces scènes relationnelles donne du poids à ces relations. Et comme ces PNJ sont liés à une situation de crise latente qu’a préparé le MJ, en relation avec l’objectif des PJ (ou avec les objectifs que les joueurs choisiront pendant la partie si l’on joue en one-shot), rapidement, les enjeux relationnels et les enjeux d’objectif entrent en collision et l’on se retrouve avec des situations explosives, sans mission, ni mode survie. Et nos derniers tests ont été plus que concluants :

La partie commence à la Feuille d’Acanthe, le bar de Gentiane se trouvant près de la fac et où se rendent les deux soeurs après leurs cours. Cléanne (un PJ) et Gentiane discutent politique, toutes deux défendent les droits des démiurges, mais Gentiane défend des idées plus radicales que Cléanne. (C’est le joueur de Cléanne qui a décidé que leur relation porterait sur cette divergence idéologique).
Quand le parti extrémiste Saturne fraîchement arrivé au pouvoir annonce qu’il va lancer une grande vague de contrôle des criminels et délinquants démiurges, Gentiane décide de lancer une offensive contre le QG du parti sous la forme d’un attentat terroriste. Cyrille et Cléanne (les PJ) la dissuadent et proposent de combattre Saturne par une approche plus douce, par voie politique et journalistique (Cléanne étant étudiante en journalisme).
Plus tard, Cléanne et Gentiane sont arrêtées par une section spéciale de la police et sont séquestrées dans un laboratoire militaire secret, tandis que Cyrille décide de soutenir Saturne pour trouver du soutien dans sa tentative de trouver un moyen de supprimer les pouvoirs des démiurges.
Cyrille décide de donner à Saturne des informations compromettantes sur Gentiane et son groupe de révolutionnaires démiurges, afin d’obtenir leur aide pour libérer sa soeur.
Quand Cyrille vient les sauver, Gentiane aide à l’évasion en soignant leurs blessures après un combat qui a mis les deux PJ entre la vie et la mort.
La relation a donc permis de lancer une scène de départ à la partie et est restée importante voire présente sur toute sa durée.


Le fait de poser des questions aux joueurs en début de partie permet de laisser une large place à ce que les joueurs ont prévu en créant leurs Liens : les relations qu’ils ont choisies sont très importantes dans l’histoire qui se crée, contrairement à ce que le jeu permettait durant sa “phase de playtest il y a quelques mois” et comme les révélations de ma préparation sont rattachées à ces relations, tout s’imbrique avec facilité et catalyse les potentialités de l’histoire.

Si vous voulez lire le compte rendu de la fiction en entier, il se trouve ici : https://docs.google.com/document/d/13Vb ... jsq0/edit#


Le but de mon rapport de partie, c’est de faire un compte-rendu sur l’aboutissement de mon cheminement à propos de la structure de mon jeu commencé dans ce rapport de partie et poursuivi dans les comptes-rendus de Fabien, Thomas et Adrien.

Et d’apporter une réflexion sur le type d’histoires habituellement explorées en jeu de rôle et sur des techniques qui peuvent améliorer certains types d’expériences.

Vos commentaires et questions sont bienvenues, mais il s’agit d’un fil pour soulever des points de réflexion à partir d’un ancien problème que j’ai à présent résolu et non d’un fil pour vous demander de l’aide.


Frédéric

Re: Démiurges | Respecter le protagonisme

05 Sep 2013, 07:23

Quelque chose qui me vient quand je lis ce post : la différence entre un objectif et un valeur. Quand je parle en forums rôlistes en suédois, on distingue les deux. Un objectif et quelque chose dans le monde qui le rôle n'aime pas et veut changer. Par exemple "Je veux rompre la relation entre mon frère et Lili". Un valeur est quelque chose dans le monde que le rôle aime et il ne veut pas qu'elle change. Par example "J'aime mon frère". Si quelque chose arriverait au frère, le rôle agiriat. Donc, un objectif est par nature actif (mené par le joueur), et un valeur est réactif. Si le rôle n'a pas d'objectives, il faut que le MJ ou un autre joueur change un de ses valeurs en objectif par action contre le valeur.

Si le rôle n'a pas d'objectives et pas de valeurs non plus (comme un rôle typique dans D&D :) ), il faut utiliser l'objectif universel (argent) ou le valuer universel (survie) pour le motiver en action.

Re: Démiurges | Respecter le protagonisme

06 Sep 2013, 14:04

Bonjour Simon.
J'aime bien ton interprétation des objectifs et des valeurs.
Quelque part, j'ai le sentiment que la connexion entre les deux est très forte, comme l'indique la conclusion que tu en tires.

J'ai le sentiment que le but des personnages des joueurs peuvent être construits majoritairement de trois façons :
  1. Le rôle ou la nature du personnage est imposée, le joueur accepte de la faire sienne (par exemple : vous jouez des policiers qui enquêtent sur des meurtres... ou : vous êtes des vampires aux prises avec les intrigues de leurs congénères et devant se nourrir de mortels pour survivre...)
  2. L'objectif choisi délibérément par le joueur (je veux venger ma famille, tuée par Fédor... Je suis attiré par Robert, je veux vivre une idylle avec lui... ou encore, je veux obtenir la meilleure note aux examens).
  3. Le personnage possède des valeurs. Il est plongé dans une situation et choisit ses objectifs en fonction de ses valeurs et des enjeux de la situation (j'ai un jeu en cours qui fonctionne uniquement sur ce principe de déduire les objectifs en cours de jeu à partir de valeurs pré-établies : les personnages ont un passé, des différends avec les autres personnages, mais aucun objectif clairement établi. Chaque joueur agit en dessinant ses objectifs à partir des valeurs qu'il veut défendre et des choses qu'il veut changer ; par exemple : je connais celui qui a tué le roi, mais j'ai une énorme dette envers lui, comment vais-je gérer cela ?).

Après, il y a peut-être d'autres approches, ou des mélanges (par exemple dans Poison'd, on a un mélange des trois approches : les personnages sont des pirates, donc ils vont piller des navires marchands et se battre contre la Marine, c'est ce que leur rôle implique. Ils ont tous un objectif personnel qu'ils choisissent eux-même dans une liste. Et ils ont un certain nombre de Traits qui définissent leur passé et donc leurs valeurs dont on peut déduire d'autres désirs ou besoins importants pour le personnage et le joueur, qu'il convertira en objectifs dans l'évolution de la partie.

Dans Démiurges, ce sont surtout les points 2 et 3 qui sont au cœur du jeu et le gros de mes difficultés de game design a porté sur la mise en cohérence entre ces objectifs et valeurs, choisies par le personnage, et le fait que le MJ prépare une situation initiale pour chaque partie (puisqu'il est plus simple de faire préparer une situation initiale au MJ quand il connait à l'avance le rôle ou la nature des personnages, imposés aux joueurs et qu'il se base dessus pour écrire sa situation (comme dans Dogs in the Vineyard)).
Sujet verrouillé