Démiurges et Capes | Positionnement complet et incomplet

Rapports de partie, questions et discussions diverses à propos de mes jeux dont Prosopopée et d’autres de mes productions

Démiurges et Capes | Positionnement complet et incomplet

Message par Frédéric » 25 Juil 2013, 01:50

J'ouvre ce sujet en réponse à Steve au sujet de la discussion sur Mars Colony et de la question du Positionnement complet ou incomplet.

Pourquoi ais-je choisi d'appeler ça "complet" et "incomplet" ? Car je pense que le premier permet ce que fait le deuxième, mais il fait quelque chose en plus, je vais essayer d'expliquer quoi.


En guise d'exemple, je vais prendre une partie dont vous aurez un récit détaillé dans ce fil : http://silentdrift.net/forum/viewtopic.php?f=3&t=2658
Je l'ai choisi car la prise de parti de chaque joueur est particulièrement claire (et parce que c'est une des rares parties dont j'ai un souvenir suffisamment précis concernant le Positionnement à l’œuvre) et parce que le jeu a une structure très proche de Dogs in the Vineyard, ça pourra peut-être aider pour la discussion :

Les personnages des joueurs retrouvent un prêtre recommandé par leur mentor pour les aider dans leur quête. (je vais utiliser les noms des joueurs car c'est eux qui sont concernés par le Positionnement) Mélanie soupçonne rapidement le prêtre d'utiliser ses pouvoirs pour violer l'esprit de ses fidèles (afin d'éveiller la foi chez eux pour les aider à se construire une vie meilleure), Gaël trouve que la cause du prêtre est juste, peu importent les moyens, Jérôme ne prend pas parti pour le moment.
Mélanie essaye d'en savoir plus sur les agissements du prêtre et entre en scène le PNJ Makéda qui s'oppose au prêtre avec une certaine véhémence, Mélanie se rapproche de ce personnage et renforce sa conviction, tandis que Gaël se rapproche du prêtre tout en le mettant à l'épreuve pour vérifier s'il entre vraiment dans l'esprit des gens pour le modifier. Il en conclut que le prêtre utilise ses pouvoirs pour magnifier sa parole et donc ne viole pas vraiment l'esprit des fidèles. Jérôme reste un peu en retrait, mais assiste à la scène.
Puis, tout le monde se rend chez le prêtre, un débat a lieu. Mélanie confronte le prêtre pour le faire avouer ses méfaits, Jérôme la soutient (il prend parti pour la première fois), Gaël, lui, soutient le prêtre. Le prêtre gagne le conflit et Mélanie et Jérôme quittent les lieux avec Makéda pour se rendre chez cette dernière.
Le lendemain, Makéda passe à la vitesse supérieure et agresse le prêtre. Mélanie ne voulait pas aller si loin, mais défend Makéda qui se fait à son tour attaquer par les disciples du prêtre. Jérôme soutient Mélanie et Makéda, Gaël défend le prêtre, ce sont les défenseurs du prêtre qui gagnent et Makéda est grièvement blessée, Jérôme tente de la soigner avec l'aide de Mélanie, mais échoue, ils l'emmènent à l'hôpital. Le conflit se termine là. On arrêtera la partie peu après.


Dans cette séance, on est partis d'une situation fictive avec un problème latent et toutes les décisions fictionnelles ont découlé de cette situation et chaque action a naturellement conduit à une nouvelle situation. La mécanique du jeu a soutenu ces décisions. Ces décisions, c'était ça le cœur du jeu : ce pour quoi on jouait, son moteur.
Chaque décision nous a renseigné sur les valeurs morales d'un personnage et l'on a pu voir les lignes que le joueur ne voulait pas franchir : Mélanie a beau s'opposer franchement aux pratiques du prêtre, elle préfère ne pas utiliser la violence contre lui, mais protège Makéda malgré la violence qu'elle utilise contre le prêtre. Il faut dire que son personnage a développé dans la partie une relation amoureuse avec Makéda, ça justifie, peut être en partie, son parti pris de la protéger dans le combat final.
Jérôme n'a pas voulu prendre parti au départ, mais il a fini par s'opposer au prêtre et défendre Makéda. Quant à Gaël, il n'a pas hésiter à s'opposer aux autres joueurs (sachant que le personnage de Jérôme est sa fille) pour défendre la cause du prêtre. On apprendra dans l'histoire que le dogmatisme du prêtre poussera une de ses jeunes disciples à se donner la mort, par rejet de son amour pour Makéda, mais cela n'a pas fait changer d'avis Gaël.

Le fait de prendre des décisions fictionnelles (décider des actes et des paroles du personnage principalement) pour défendre les intérêts de son personnage permet une infinité de nuances dans la manière d'agir, les raisons d'agir (que l'on ne connaît pas toujours, mais qui peuvent être mises en évidence) et tout ce que le personnage a fait avant enrichit le sens de son acte présent et son acte présent enrichit le sens de ses actes passés et de ses actes futurs : la relation amoureuse entre Makéda et le personnage de Mélanie donne des indices sur les raisons qui ont poussé Mélanie à la défendre alors qu'elle désapprouvait son agression contre le prêtre.
La mécanique du jeu intervient pour poser la question : dans des confrontations contre d'autres personnages, qu'es-tu prêt à subir, à infliger ou sacrifier pour obtenir ce que tu souhaites ? Elle a pour but de départager deux parties en opposition (et donc d'aider un joueur à obtenir ce qu'il veut dans une situation donnée) et de renforcer le poids des conséquences des actions des personnages (par un principe de Retombées proches du Fallout de Dogs in the Vineyard). Les mécaniques sont là pour appuyer certains enjeux fictionnels et accroître la responsabilité des joueurs au sujet de leurs choix dans la fiction.
La partie est donc une grande chaîne d'interactions Fiction --> Fiction avec de temps en temps une transition Fiction --> Mécanique --> Fiction.
Et c'est cette chaîne d'interaction qui n'apparaît que d'une manière très anesthésiée dans Capes, comme nous allons le voir.


Dans un jeu comme Capes, chaque scène fonctionne comme suit :
Un joueur choisit un sujet de Conflit. Deux joueurs ou plus lancent chacun un dé pour déterminer qui prend l'avantage dans le Conflit, puis on raconte ensemble la scène pour décrire comment on arrive à l'avantage désigné par les dés.
Les enjeux de victoire et d'échec face aux conflits sont donc soumis à l'aléatoire (et à des choix tactiques) avant la phase de fiction et conditionnent l'issue de la fiction (à l'avantage d'un belligérant).
Décider les enjeux des conflits se fait hors fiction.
Pendant les phases de fiction, on ne peut donc pas prendre de décisions influant sur le fait d'atteindre l'objectif du personnage (ou de gagner un conflit), elles sont toutes prises hors fiction. Il ne reste plus qu'à décrire comment on en arrive au résultat décidé par les dés avec force Couleur.
Ensuite, une mécanique de mise de jetons permet de tenter de remporter le Conflit quand on est suffisamment avantagé.

Pour un exemple de fiction, suivre ce lien : http://silentdrift.net/forum/viewtopic.php?f=19&t=2682

Contrairement à l'exemple précédent, il ne s'agit pas de "prendre des décisions dans une situation fictive pour défendre les intérêts de son personnage". Puisque les intérêts du personnage, c'est ses objectifs ou plus précisément : la recherche de la victoire sur les Conflits, sur lesquels, quoi qu'on dise dans la fiction, on ne pourra pas du tout influer dessus.
On cherche à gagner au jeu de plateau et l'on ajoute des séquences narrées où chacun met en scène son personnage pour illustrer sa progression vers la victoire sur le plateau.
On a donc une série de décisions Mécaniques puis --> Fiction --> Fiction.

Surtout j'insiste sur le fait que j'apprécie beaucoup Capes et que j'y rejouerai avec plaisir. Il n'y a rien de mal à créer ni à jouer à un jeu sans interaction Fiction --> Mécanique. C'est sans doute la seule entorse aux points d'interaction que je décris dans cet article (qui joue un rôle important dans la discussion du sujet de Steve), qui permet de garder une forme de Positionnement.

L'astuce de Capes, c'est que les décisions prises dans la partie mécanique du jeu ressemblent à une schématisation des décisions tactiques que pourrait prendre le personnage fictif pour arriver à prendre l'avantage ou à le perdre dans le Conflit avant de le narrer. Ça donne presque l'illusion que ce qu'on fait hors fiction consiste à défendre les intérêts du personnage dans la fiction, sauf qu'en fait non (j'explique plus précisément pourquoi plus loin).
Cela n'empêche pas de construire une personnalité au personnage, mais cela fait que pour progresser vers ses objectifs, les décisions prises dans la fiction de comptent pas. La fiction est cosmétique, illustrative, elle sert à donner un caractère à chaque belligérant mais en dehors des enjeux principaux de la partie. Les potentialités créées et les décisions prises dans la fiction n'ont que peu d'incidences sur celles qui seront prises dans les prochaines scènes en dehors de l'esthétique des personnages. On se retrouve donc dans un jeu d'échecs auquel on a ajouté des récits fictionnels. Comme l'interaction Fiction --> Fiction est présente, on sauvegarde le fondement du Positionnement (ce qui n'est pas le cas de tous les jeux qui n'ont pas tous les points d'interaction). En revanche, on en perd la responsabilisation du joueur sur le long terme (j'ai coupé le bras de ton personnage dans la dernière scène ? Tu n'as qu'à raconter comment il repousse ou comment il en obtient un bionique et puis de toutes façons, ça n'aura pas d'incidences sur l'efficacité de ton personnage ; j'ai tué ta bien aimée ? Fais-la revivre en inventant un moyen...) rien n'a vraiment d'importance en dehors du fait que notre personnage ait la classe. Donc, je suis concerné par le fait de lui donner la classe et une identité, mais mes actes fictionnels n'ont pas vraiment de sens (la plupart du temps) comparable à l'exemple que j'ai donné dans Démiurges, ni d'efficacité.
De plus, la mécanique du jeu limite sa potentialité : bien que les histoires puissent être variées d'un point de vue esthétique, un joueur ne peut pas décider de contourner un Conflit, ni d'agir en dépit de l'efficacité pour une question de valeurs. De plus, tout ce qu'on raconte est déjà soumis à une fatalité décidée par les dés, on ne peut rien mettre en œuvre dans la fiction pour modifier ses chances de succès, voire, la fiction ne peut jamais se jouer hors conflit, donc exit les scènes relationnelles, les phases calmes ou les enjeux secondaires, il faut penser à les intégrer en introduction d'une séquence de Conflit (dans le rapport de partie que j'ai mis en lien plus haut, on voit par exemple que je me suis rajouté un péril : les dirigeants du pays que je sers me font du chantage en menaçant de tuer un de mes amis si je ne fais pas ce qu'ils demandent ; ce péril a ajouté quelque chose d'intéressant à la partie, mais c'était purement cosmétique et bien qu'il ait joué un rôle dans mon attachement à vaincre un Conflit plutôt qu'un autre, je n'étais pas du tout incité à le faire et ça allait d'ailleurs bien à l'encontre du principe de Czege), ce qui compte dans la construction d'une histoire.

Je dois aussi admettre que l'on peut obtenir un jeu qui possède les 3 types d'interactions, mais les agencer d'une manière qui nuise à la responsabilisation des joueurs dans leurs décisions fictionnelles et donc au Positionnement.


Ce qui fait la spécificité du JdR selon moi, c'est le fait que chaque décision fictionnelle puisse influer sur l'histoire et que la moindre nuance dans une prise de parti aura des répercussions (parler au roi en souriant ou en faisant la gueule, combattre les villageois possédés par des démons en essayant de ne pas les blesser, se déguiser pour surprendre les personnages que l'on va rencontrer etc.). Et aucun autre médium ne permet ça. Les jeux vidéo par exemple ne peuvent laisser un joueur prendre n'importe quelle décision judicieuse qui lui passe par la tête (au risque de dire une évidence), on y scripte un nombre de choix finis, ne pouvant pas tenir compte de ce que le joueur voudrait effectivement faire, et un nombre de conséquences finies également, qui, s'il pouvait choisir lui-même ce que son personnage dit, ne reflèteraient jamais toutes les nuances comprises dans son choix et qui font la richesse de l'imagination et des interactions humaines, ce que le JdR permet et qui est au cœur du Positionnement.

Et c'est là où l'exemple du joueur qui rechigne à attaquer celui qu'il a aidé ou aimé avant dans Diplomacy et Zombie Porn est intéressant car il permet d'approcher les prémisses de ce qui fait le JdR, autant je ne pense pas que l'on puisse le qualifier de Positionnement tant qu'il n'est pas possible d'avoir un vrai "libre-arbitre" et que chaque nuance dans une décision prise puisse se refléter dans ses conséquences (fictionnelles et mécaniques, bien sûr).

Steve, est-ce que j'arrive à rendre les choses plus claires ?

Frédéric
Frédéric
 
Message(s) : 3111
Inscription : 08 Déc 2007, 13:27
Localisation : L'Arbresle (69)

Re: Démiurges et Capes | Positionnement complet et incomplet

Message par Frédéric » 27 Juil 2013, 00:59

A propos, je tiens à préciser que les notions de positionnement complet et incomplet, ainsi que les points d'interaction sont de ma propre invention et sont une extrapolation, voire une interprétation personnelle des articles d'Emily Care Boss et de Vincent Baker.
Frédéric
 
Message(s) : 3111
Inscription : 08 Déc 2007, 13:27
Localisation : L'Arbresle (69)


Retour vers Parler de mes jeux

LES JEUX DES ATELIERS IMAGINAIRES

cron