[Sphynx] La tour de Babel
Publié : 21 Sep 2013, 16:32
Salut tout le monde, voici mon premier rapport de partie de Sphynx. Jusque-là je n'ai rien publié parce que le jeu marchait vraiment comme sur des roulettes, donc pas besoin de chercher de l'aide. Cependant, nous avons testé vendredi soir Sphynx avec Vivien, Shiryu et Steve; alors que la partie m'a paru bonne et solide (même si elle n'avait rien d'exceptionnel), les critiques sur le jeu ont été assez dures dans le débriefing et j'aimerais comprendre avec vous pourquoi.
Je vais commencer par présenter le fonctionnement général du jeu avant de décrire un peu plus la partie et mon point de vue dessus, puis de développer les questions que j'aimerais discuter avec vous, évidemment avec Vivien, Shiryu et Steve en premier, mais toutes les autres contributions sont les bienvenues.
Présentation de Sphynx
Dans Sphynx vous jouez des explorateurs partis à la découverte de ruines aussi vieilles que l'humanité. Ces ruines recèlent des secrets sur la métaphysique du monde, leurs habitants avaient fait des découvertes transcendant la mort, l'humanité, le langage... et ont disparu. Les explorateurs vont non seulement partir à la découverte de ces ruines, mais également à la découverte d'eux-mêmes: ils vont découvrir petit à petit qu'ils ont déjà vécu dans ces ruines dans une précédente incarnation, ils sont les réincarnations d'anciens habitants de ces lieux.
Le meneur de jeu a préparé des lieux avec une méthode, notamment une série de révélations à faire aux joueurs. Les joueurs durant la partie font un effort intense pour créer au pied-lever des découvertes mineures ou des suppositions de leurs explorateurs. Ainsi, ils accumulent des dés qui leur permettent ensuite d'obtenir les révélations préparées par le meneur. Les joueurs peuvent aussi progresser et s'éveiller spirituellement, ce qui les aide également pour obtenir ces révélations.
Les règles sont un peu plus complexe, mais vous avez là une idée générale du fonctionnement du jeu.
Sphynx est l'aboutissement d'un long travail sur la question de l'esthétique (dont de nombreux tests sont consultables sur silentdrift). Comment créer de la beauté en jeu de rôle ? Prosopopée et Sens Néant sont déjà des projets très ambitieux et très réussis dans ce sens et je voulais pouvoir apporter à ce champs-là. Jusqu'à hier soir, j'étais assez heureux que le développement du jeu ait pris si peu de temps : une dizaine de jours d'écriture et le succès dès les premières parties (dont la première a donné lieu à un podcast).
Préparation de la partie
Voici ce que j'avais préparé pour la partie:
Les restes d’une immense tour enfouie et brisée au milieu, façon tour de Babel.
Une civilisation apparemment sans outils, ni culture, ni traitement des déchets, etc.
Des bas-reliefs évoquant une formidable guerre, des affrontements soulevant des montagnes, vidant des régions entières de leurs habitants. Aucun survivant.
Une vaste bibliothèque aux portes épaisses comme celle d’un bunker écrite dans une version plus complexe de l’écriture cunéiforme. Elle est constituée presque exclusivement d’ouvrages de linguistique, de littérature, de traduction, de prononciation…
Une carte de la région qui semble complètement bouleversée, comme si le monde avait été mis sans dessus-dessous entretemps.
Un langage permettant d’affecter directement la réalité à la façon de la parole divine que rapporte la Bible.
Un laboratoire où reposent des tentatives avortées de créer les premiers animaux à l’aide du Verbe. C'est ici que la plupart des animaux domestiques que nous connaissons ont été créés par le langage pour nourrir la population ou pour s’amuser.
Des recherches pour parvenir à prononcer le symbole de la civilisation. Il est dit que celui ou celle qui le prononcera pourra recommencer la création et aura les pouvoirs similaires à ceux de Dieu.
Des restes de charniers, de massacre, mais pas une seule arme ne demeure. Les corps sont intacts, ni malades, ni affamés, ni détruits d’aucune manière. Tués par le Verbe.
J'ai beaucoup aimé cette partie. Il m'a semblé que les joueurs ont vraiment pris du plaisir à jouer avec l'esthétique de l'univers et que la partie s'est passée dans une bonne ambiance générale (on a bien rigolé). Ils sont partis sur une explication de la guerre, en expliquant qu'un dieu avait été créé puis combattu par une partie de la population lorsqu'ils se sont rendus compte qu'il était trop dangereux, puis réduit à l'état d'un buisson ardent éternel. En soi, ce processus a posé problème parce que les joueurs s'éloignaient progressivement des révélations et s'intéressaient plus à leur histoire qu'à celle que proposaient les ruines - les règles disent que les créations des joueurs doivent rester mineures en comparaison de celles de la préparation, j'aurais dû m'en rendre compte et calmer leurs ardeurs mais je ne l'ai pas fait, parce que ce qu'ils inventaient me semblait génial !
Pour donner une idée de quelques unes des créations des joueurs que je trouvais vraiment fortes :
Bref, j'ai eu le sentiment que le jeu marchait bien, malgré ses quelques défauts que je lui connais.
J'ai donc été surpris par les critiques (fondées) de Vivien, Steve et Shiryu (encore que ce dernier a précisé plusieurs fois, y compris par mail privé que la partie lui avait vraiment plu).
A ce stade-là de mon rapport de partie, je crois que ça vaut la peine de tenter d'évacuer certaines questions d'ordre "relationnel" ou "humaines".
D'abord il y a nécessairement une part d'orgueil du créateur dans ma déception. J'avais l'impression d'avoir un jeu qui roule, j'étais content de moi et de ma rapidité de développement, plus on monte haut, plus dure est la chute. Et ma vision de la partie est forcément biaisée, comme des papas que je connais qui regarde avec amour et fierté le moindre mot ou agissement de leur enfant de quatre ans ! Faisons comme si cet orgueil ne jouait pas ici.
Ensuite, je tiens à dire que je n'ai pas de ressentiment envers Vivien, Steve et Shiryu. C'est important de le préciser, d'une part parce qu'ils font l'effort de tester mes jeux (ce qui n'est pas toujours évident), d'en formuler des critiques justes et que les points qu'ils ont soulevé étaient souvent très pertinents, par exemple le fait que quand une action pour obtenir une révélation échoue, il ne se passe rien (ou presque), problème que je n'ai pas encore abordé, ou encore le problème de rythmer la partie correctement à l'aide de la difficulté croissante.
Ce qui me pose vraiment problème, c'est que nous n'avions pas la même perception des mêmes événements, nous n'avions pas la même "valorisation" de ce qui s'était passé durant la partie. Qu'est-ce qui était bien, qu'est-ce qui ne l'était pas ?
Il y a plusieurs éléments qui m'ont vraiment retourné le cerveau (comme les descriptions ci-dessus). Ca correspondait exactement à ce qui me plait dans ce jeu et ce que je voulais y trouve en le créant. Je me suis rempli la tête d'images fortes, créées par les autres participants de la partie.
Mais il semble que Steve, Vivien et Shiryu cherchaient autre chose dans la partie, ou du moins qu'ils n'ont pas trouvé que ce que j'aimais était satisfaisant. Ca m'interroge. Comment faire, en tant que concepteur de jeu, pour transmettre aux autres ce qu'on aime et recherche dans son propre jeu ? C'est terriblement difficile à exprimer par des mots, c'est particulièrement subtile. Si les autres participants ne voient pas, comment le leur révéler ? Comment les règles du jeu peuvent-elles l'encourager ?
Ca me semble être un problème fondamental de conception de jeu. Est-ce que The Forge avait déjà traité quelque chose de similaire ? Ca me dit quelque chose mais je ne suis pas sûr de retrouver la référence.
Peut-être que le problème se pose sous la forme suivante: les règles permettent de créer des enjeux parasites dans le jeu, elles n'anesthésient pas assez bien tout ce qui ne correspond pas au coeur de la dynamique sociale recherchée. D'où le fait que les joueurs aient pu créer un enjeu (pourquoi la guerre s'est-elle déclenchée) qui n'aurait pas dû être au centre de la partie et a fini par en chasser les révélations des ruines. Dans Prosopopée, par exemple, tous les enjeux en-dehors de l'esthétique central du lieu sont anesthésiés: les personnages ont de bonnes raisons d'agir, les mécaniques ne permettent pas de forte optimisation, les buts des personnages ne sont pas questionnables...
Ca touche à un problème quasi-philosophique qui me hante depuis longtemps: comment arriver à transmettre des sentiments aussi complexes que les sentiments esthétiques ? Peut-on vraiment y arriver ? Et peut-on être certain que l'on est bien compris ? Bref, les philosophes du langage parmi vous ont encore beaucoup à faire.
Voilà, toute aide ou réflexion sur ce problème sera la bienvenue. Je précise volontiers n'importe quel élément de cette partie à la demande.
Je vais commencer par présenter le fonctionnement général du jeu avant de décrire un peu plus la partie et mon point de vue dessus, puis de développer les questions que j'aimerais discuter avec vous, évidemment avec Vivien, Shiryu et Steve en premier, mais toutes les autres contributions sont les bienvenues.
Présentation de Sphynx
Dans Sphynx vous jouez des explorateurs partis à la découverte de ruines aussi vieilles que l'humanité. Ces ruines recèlent des secrets sur la métaphysique du monde, leurs habitants avaient fait des découvertes transcendant la mort, l'humanité, le langage... et ont disparu. Les explorateurs vont non seulement partir à la découverte de ces ruines, mais également à la découverte d'eux-mêmes: ils vont découvrir petit à petit qu'ils ont déjà vécu dans ces ruines dans une précédente incarnation, ils sont les réincarnations d'anciens habitants de ces lieux.
Le meneur de jeu a préparé des lieux avec une méthode, notamment une série de révélations à faire aux joueurs. Les joueurs durant la partie font un effort intense pour créer au pied-lever des découvertes mineures ou des suppositions de leurs explorateurs. Ainsi, ils accumulent des dés qui leur permettent ensuite d'obtenir les révélations préparées par le meneur. Les joueurs peuvent aussi progresser et s'éveiller spirituellement, ce qui les aide également pour obtenir ces révélations.
Les règles sont un peu plus complexe, mais vous avez là une idée générale du fonctionnement du jeu.
Sphynx est l'aboutissement d'un long travail sur la question de l'esthétique (dont de nombreux tests sont consultables sur silentdrift). Comment créer de la beauté en jeu de rôle ? Prosopopée et Sens Néant sont déjà des projets très ambitieux et très réussis dans ce sens et je voulais pouvoir apporter à ce champs-là. Jusqu'à hier soir, j'étais assez heureux que le développement du jeu ait pris si peu de temps : une dizaine de jours d'écriture et le succès dès les premières parties (dont la première a donné lieu à un podcast).
Préparation de la partie
Voici ce que j'avais préparé pour la partie:
- Savoir transcendant : Cette civilisation a découvert le moyen d’agir directement par le langage, affectant immédiatement la réalité.
- Pourquoi cette civilisation a-t-elle disparu ? Les désirs et les passions des uns et des autres ont mené ce peuple à sa ruine, en donnant trop de pouvoir à chacun.
- Région: Le désert irakien.
Les restes d’une immense tour enfouie et brisée au milieu, façon tour de Babel.
Une civilisation apparemment sans outils, ni culture, ni traitement des déchets, etc.
Des bas-reliefs évoquant une formidable guerre, des affrontements soulevant des montagnes, vidant des régions entières de leurs habitants. Aucun survivant.
Une vaste bibliothèque aux portes épaisses comme celle d’un bunker écrite dans une version plus complexe de l’écriture cunéiforme. Elle est constituée presque exclusivement d’ouvrages de linguistique, de littérature, de traduction, de prononciation…
Une carte de la région qui semble complètement bouleversée, comme si le monde avait été mis sans dessus-dessous entretemps.
Un langage permettant d’affecter directement la réalité à la façon de la parole divine que rapporte la Bible.
Un laboratoire où reposent des tentatives avortées de créer les premiers animaux à l’aide du Verbe. C'est ici que la plupart des animaux domestiques que nous connaissons ont été créés par le langage pour nourrir la population ou pour s’amuser.
Des recherches pour parvenir à prononcer le symbole de la civilisation. Il est dit que celui ou celle qui le prononcera pourra recommencer la création et aura les pouvoirs similaires à ceux de Dieu.
Des restes de charniers, de massacre, mais pas une seule arme ne demeure. Les corps sont intacts, ni malades, ni affamés, ni détruits d’aucune manière. Tués par le Verbe.
- Il y a-t-il des survivants ? En dehors du vieillard, il n’y a pas de survivants, les lieux sont vides et funèbres.
- Le gardien des lieux est un vieillard immortel, grand et à la longue barbe blanche, agissant avec des éblouissements, des pluies de grenouilles et d’autres miracles langagiers. Il a survécut mais est affecté par un bégaiement qui l’empêche d’utiliser son pouvoir à pleine puissance. Il se bat pour que son héritage ne soit pas volé une fois de plus, après Moïse, Jésus et quelques autres.
- Cette civilisation a pour symbole un étrange mot unique, représentant le monde, la totalité, l’universel indivisible.
J'ai beaucoup aimé cette partie. Il m'a semblé que les joueurs ont vraiment pris du plaisir à jouer avec l'esthétique de l'univers et que la partie s'est passée dans une bonne ambiance générale (on a bien rigolé). Ils sont partis sur une explication de la guerre, en expliquant qu'un dieu avait été créé puis combattu par une partie de la population lorsqu'ils se sont rendus compte qu'il était trop dangereux, puis réduit à l'état d'un buisson ardent éternel. En soi, ce processus a posé problème parce que les joueurs s'éloignaient progressivement des révélations et s'intéressaient plus à leur histoire qu'à celle que proposaient les ruines - les règles disent que les créations des joueurs doivent rester mineures en comparaison de celles de la préparation, j'aurais dû m'en rendre compte et calmer leurs ardeurs mais je ne l'ai pas fait, parce que ce qu'ils inventaient me semblait génial !
Pour donner une idée de quelques unes des créations des joueurs que je trouvais vraiment fortes :
- Shiryu a décrit un observatoire du soleil enfoncé dans la montagne, où une immense lentille concentre les rayons du soleil sur le sol pour discerner les taches solaires et déterminer quelle est l'humeur du soleil
- Vivien a développé une vie antérieure de son personnage dans lequel il était un scribe ayant travaillé d'arrache-pied pour maîtriser le langage adamique et le langage de Dieu, écrivant les livres qu'il lit lui-même.
- Steve a raconté comment son personnage, après avoir été brûlé par le buisson ardent, a la main droite éternellement brûlée, se transformant ainsi en porteur du feu divin.
Bref, j'ai eu le sentiment que le jeu marchait bien, malgré ses quelques défauts que je lui connais.
J'ai donc été surpris par les critiques (fondées) de Vivien, Steve et Shiryu (encore que ce dernier a précisé plusieurs fois, y compris par mail privé que la partie lui avait vraiment plu).
A ce stade-là de mon rapport de partie, je crois que ça vaut la peine de tenter d'évacuer certaines questions d'ordre "relationnel" ou "humaines".
D'abord il y a nécessairement une part d'orgueil du créateur dans ma déception. J'avais l'impression d'avoir un jeu qui roule, j'étais content de moi et de ma rapidité de développement, plus on monte haut, plus dure est la chute. Et ma vision de la partie est forcément biaisée, comme des papas que je connais qui regarde avec amour et fierté le moindre mot ou agissement de leur enfant de quatre ans ! Faisons comme si cet orgueil ne jouait pas ici.
Ensuite, je tiens à dire que je n'ai pas de ressentiment envers Vivien, Steve et Shiryu. C'est important de le préciser, d'une part parce qu'ils font l'effort de tester mes jeux (ce qui n'est pas toujours évident), d'en formuler des critiques justes et que les points qu'ils ont soulevé étaient souvent très pertinents, par exemple le fait que quand une action pour obtenir une révélation échoue, il ne se passe rien (ou presque), problème que je n'ai pas encore abordé, ou encore le problème de rythmer la partie correctement à l'aide de la difficulté croissante.
Ce qui me pose vraiment problème, c'est que nous n'avions pas la même perception des mêmes événements, nous n'avions pas la même "valorisation" de ce qui s'était passé durant la partie. Qu'est-ce qui était bien, qu'est-ce qui ne l'était pas ?
Il y a plusieurs éléments qui m'ont vraiment retourné le cerveau (comme les descriptions ci-dessus). Ca correspondait exactement à ce qui me plait dans ce jeu et ce que je voulais y trouve en le créant. Je me suis rempli la tête d'images fortes, créées par les autres participants de la partie.
Mais il semble que Steve, Vivien et Shiryu cherchaient autre chose dans la partie, ou du moins qu'ils n'ont pas trouvé que ce que j'aimais était satisfaisant. Ca m'interroge. Comment faire, en tant que concepteur de jeu, pour transmettre aux autres ce qu'on aime et recherche dans son propre jeu ? C'est terriblement difficile à exprimer par des mots, c'est particulièrement subtile. Si les autres participants ne voient pas, comment le leur révéler ? Comment les règles du jeu peuvent-elles l'encourager ?
Ca me semble être un problème fondamental de conception de jeu. Est-ce que The Forge avait déjà traité quelque chose de similaire ? Ca me dit quelque chose mais je ne suis pas sûr de retrouver la référence.
Peut-être que le problème se pose sous la forme suivante: les règles permettent de créer des enjeux parasites dans le jeu, elles n'anesthésient pas assez bien tout ce qui ne correspond pas au coeur de la dynamique sociale recherchée. D'où le fait que les joueurs aient pu créer un enjeu (pourquoi la guerre s'est-elle déclenchée) qui n'aurait pas dû être au centre de la partie et a fini par en chasser les révélations des ruines. Dans Prosopopée, par exemple, tous les enjeux en-dehors de l'esthétique central du lieu sont anesthésiés: les personnages ont de bonnes raisons d'agir, les mécaniques ne permettent pas de forte optimisation, les buts des personnages ne sont pas questionnables...
Ca touche à un problème quasi-philosophique qui me hante depuis longtemps: comment arriver à transmettre des sentiments aussi complexes que les sentiments esthétiques ? Peut-on vraiment y arriver ? Et peut-on être certain que l'on est bien compris ? Bref, les philosophes du langage parmi vous ont encore beaucoup à faire.
Voilà, toute aide ou réflexion sur ce problème sera la bienvenue. Je précise volontiers n'importe quel élément de cette partie à la demande.