[Arbre] La Traque. Revoir sa conception de l'horreur ludique

Rapports de parties, news et ressources

[Arbre] La Traque. Revoir sa conception de l'horreur ludique

Message par Thomas Munier » 08 Oct 2014, 17:02

LA TRAQUE

Animalia, horreur, contrat social & safe words : comment revoir ma conception de l’horreur ludique.

Playtest d'Arbre joué le 13/09/2014 avec Romaric et Karim pour un Podcast de la Cellule.

Bien que le debriefing de cette partie ait été enregistré pour La Cellule (le podcast est prévu pour la semaine prochaine, sauf contre-ordre), j'ai quand même rédigé ce compte-rendu. Car que si la partie a été intense, et les retours du podcast constructifs, j'ai besoin de poser les choses par écrit pour confronter mes problèmes avec une plus large audience, et glaner des avis.

Cette partie a posé les limites de l'horreur ludique telle que je la conçois et m'a donné envie d'aller de l'avant.

Concrètement, lors de la partie, plusieurs de mes décisions de MJ ont frustré les joueurs (du point de vue de la crédibilité ou de la justice pour leurs personnages), certains sévices ou pertes que j’ai infligé à leurs personnages les ont choqués.
Je pourrais m'en défausser en disant que dans ma vision de l'horreur, les joueurs doivent accepter de sortir de leur zone de confort. Je l'ai sans doute en partie fait durant le podcast.
Mais la nuit porte conseil et j'ai envie de proposer autre chose pour Arbre.
Je vais vous raconter la fiction de la partie et ensuite je reviendrai sur ce qui me pose problème, sur les solutions que j'imagine, et je serai ravi d'en débattre.



Fiction :

Avec Karim et Romaric, nous jouons une des campagnes du livre de base : Animalia, qui porte du sur la dualité homme / animal. A Millevaux, les humains peuvent régresser au stade animal. Est-ce une malédiction ou une bénédiction ? Peut-on maîtriser le processus dans un sens ou dans un autre ?
J'ai déjà testé une fois Animalia ici.

Romaric joue Scum, un mec aux cheveux longs hirsutes. C’est un mec sans attaches (infirmité en Microcosme). On découvrira plus tard qu’il a tué une petite fille par le passé. Et puis d’autres gens aussi. Karim joue l’Ophidien, un type qui a des attributs de serpent : peau des bras écailleuse, langue bifide. Il est très lié à la nature. En témoigne un arbre tatoué sur son crâne chauve, et un rejet des choses matérielles (infirmité en Matériel).

Ils auraient de bonnes raisons de ne pas se faire confiance mais ils sont quand même amis (à moins que ça soit l’inverse). Couche commune : Cœur.

L’Ophidien a des tas de problèmes mais surtout, d’après une de ses cartes, il est pourchassé par un certain Rascal. J’ai manipulé ce fait pour dire que l’Ophidien se croyait poursuivi par Rascal, alors qu’en réalité Rascal poursuivait Scum pour le meurtre de sa fille, et non pas l’Ophidien. Les cartes, c’est le monde des persos, pas la réalité.

Ils se réveillent tous les deux, la gueule en vrac, assoiffés, affamés, avec une semaine de mémoire en moins au compteur, dans la cabane de Chlore. Ils lui réclament à boire. Chlore lance une outre, Scum boit le premier. L’eau est dégueulasse, mais je lui dis qu’il est tellement assoiffé qu’il boit tout sans rien laisser à l’Ophidien : première prise de contrôle abusive sur son personnage.

Chlore part chercher à boire pour l’Ophidien. Celui-ci ne veut pas attendre, trop faim, trop soif. Il ouvre l’horloge de Chlore et trouve une bouteille de ‘Gnac et un porgrelet (bestiole maudite placée là par la Truie pour envoûter Chlore). Les deux compères boivent le vin et bouffent le porgrelet.

Chlore rentre. Il est en colère pour le vin. Il exige remboursement pour leur avoir sauvé la vie et pour le vin. Les compères doivent le dédommager en travaillant. Il leur demande d’aller chercher une grume pour lui à la Scierie. Première entorse à l’esprit bac à sable : j’aurais pu leur proposer plusieurs tafs (comme s’occuper des cochons, ou faire un travail pour un autre villageois à qui Chlore doit un service), ou laisser aux PJ le temps de faire leur propre proposition (ce que j’avais pourtant fait lors du premier playtest d’Animalia).

Chlore leur peint un symbole de bûcheron sur le front pour qu’ils puissent se faire confier la grume et ils sortent de la cabane. Ils voient l’enclos de la Truie et discutent avec la Chicotte, une petite vieille dont la principale occupation est de garder les gosses et de récolter des ragots. Mais ils ne lui prêtent pas plus d’intérêt que çà.

C’est intéressant, parce que les joueurs ne bloquent pas du tout sur les mêmes éléments que dans le premier playtest, ils partent dans une autre direction, et du coup l’histoire aura une tournure complètement différente.

Ils partent sur le sentier vers la Scierie.

En chemin, ils se font attaquer par trois hommes-bêtes. Une femme, un homme et leur enfant. Ils sont tous les deux blessés dans le combat. Scum me révèle qu’il est un meurtrier. Il plante son poignard dans l’oreille de l’homme jusqu’à lui percer le crâne de part en part. Romaric me dit : « Mon poignard reste planté dans son crâne. ». Il me tend sa feuille « poignard » et demande qu’en échange sa blessure soit annulée. Je refuse : bien qu’il ait consenti le sacrifice de son poignard, je ne me sens pas de revenir sur ce qui a été dit. Dans le cadre d’Arbre, je suis d’accord de revenir sur ce qui a été dit quand un joueur exprime un désaccord, mais au moment où on le dit. Si on dit un truc, qu’il est accepté, qu’on raconte la suite, et qu’ensuite on veut contester sur le truc précédent, ce n’est plus crédible pour moi.

Je ne sais pas comment rancher ce type de litige d’une façon qui ne laisse personne sur sa faim.

Image
(illustration : Charles Le Brun, domaine public)

Ils arrivent à la Scierie. Un gros bâtiment en bois construit autour d’une scie circulaire qui débite les arbres, et à côté une rivière et un moulin à eau où travaille le Guérisseuse.

Une grosse dame rougeaude en chemise à carreaux, la Bûcheronne, accueille les deux compères. A leur demande, elle les mène au Chef de la Scierie, un colossal rouquin barbu qui crèche dans un mirador au sommet de la Scierie. C’est un chasseur. Chasseur d’arbres comme en témoignent les portraits sépia de ses hommes auprès d’arbres abattus. Chasseur de bêtes comme en témoignent son fusil et une tête d’ours en trophée. Chasseur d’hommes comme en témoigne son pistolet (un lanceur de fusée de détresse customisé) et son interprétation du Code : pour lui, ceux qui transgressent le Code, on peut organiser des battues contre eux.

Ce type est un sanguin et il déteste la Nature. Il voit bien que les deux compères se transforment en bêtes et choisit d’exercer sur eux le chantage suivant : qu’ils découvrent pour lui la piste qui mène à Animalia, la déesse qui transforme les humains en animaux, pour qu’ensuite le Chef puisse lui donner la traque. Le déicide, chez les gens du coin, c’est un sacerdoce. À plusieurs reprises, ils ont dit que « couper un arbre, c’est aussi grisant que de tuer un dieu. ».

Les PJ acceptent le chantage bon gré mal gré. Mais d’abord, ils veulent pouvoir retourner au village avec la grume de Chlore. Le Chef accepte, et il leur assigne même l’un des bûcherons comme compagnon de retour. Mais avant, ils veulent se faire soigner. Coup de chance, la Guérisseuse est par là. Elle est en train de soigner un gars qui s’est fait écraser la jambe dans une chute d’arbre.

Les PJ la retrouvent dans le moulin à eau, elle est en train de… scier la jambe du blessé, qui gueule un grand coup puis tombe dans le coma. La Guérisseuse est une femme ronde, son visage respire la beauté. Ou plutôt la bonté. Je dis à l’Ophidien que l’espace d’un instant, il est pris d’une envie animale de la baiser. Micro-prise de contrôle de ma part, l’instant d’après, il peut reprendre le contrôle de son personnage. L’Ophidien tente une approche graveleuse, la Guérisseuse prend peur.

Scum et l’Ophidienne ressortent voir les bûcherons pour quémander un repas du soir. Les gars disent qu’ici on n’a rien sans rien, ils leur désignent un arbre sur lequel ils ont déjà fait une entaille sanglante et leurs demandent de le couper. L’Ophidien, qui ressent l’appel de la forêt et la souffrance des arbres, refuse. Scum a moins de principes, et surtout il est prêt à faire le sale boulot pour nourrir tout le monde. Il commence à débiter l’arbre, réalise que les bûcherons l’ont placé dans une posture dangereuse, et change donc de place, à la fois pour éviter de se prendre l’arbre sur le coin de la gueule, et aussi pour impressionner les bûcherons. L’Ophidien ressent chaque coup de hache dans sa chair, et quand l’arbre tombe, une de ses côtes casse net. Encore une prise de contrôle de ma part. Romaric me fera remarquer dans le podcast, que je raconte l’histoire qui m’intéresse. C’est possible en effet qu’à trop vouloir embarquer les joueurs dans une forêt de symboles, non seulement j’en fasse des tonnes, mais j’empiète souvent sur la volonté et les propriétés des personnages. Je ne sais pas encore si la scène de la côte cassée est problématique, mais c’est bien possible.

Les bûcherons mènent les deux gars vers une table de banquet (en fait une simple grume sur laquelle on a cloué une grosse planche, avec des troncs débités en guise de tabourets). Il y a un sanglier attaché à une corde, sanguinolent. Ils coupent les couilles et le bas-ventre pour Scum, pour célébrer sa virilité, et un morceau de la fesse pour l’Ophidien, qu’ils jettent à terre, refusant de le servir à table.

L’Ophidien retourne dans le moulin se faire à nouveau soigner par la Guérisseuse. Cette fois-ci il tend une approche de séduction par le dialogue, il lui vante la liberté qu’on éprouve lorsqu’on se fie à son instinct. La Guérisseuse semble intéressée mais confesse sa peur de commettre un péché, une transgression du Code, qui lui vaudrait de se transformer en animal. Mais l’Ophidien la convainc et ils font l’amour, avec bestialité et tendresse.

Pendant ce temps, Scum voit un étranger arriver à la Scierie. C’est un gars avec un doberman, des petites lunettes, un bouc et des rouflaquettes, un blouson de cuir noir (de l’agneau) avec des lanières au bras et un col en laine. Il est équipé d’une arbalète. La bûcheronne vient lui demander qui il est, il dit qu’il s’appelle Rascal et qu’il veut voir le Chef. Il monte dans le mirador pour discuter avec lui. Ce Rascal ne vient pas de nulle part. Un peu plus tôt dans la partie, j’ai rappelé aux PJ que s’ils avaient du matos en Microcosme, ils n’y avaient pas accès car il devait être rangé dans le hangar de Chlore. Scum est infirme en Microcosme, mais pas l’Ophidien. Sans vraiment attendre la réponse de Karim, je lui prends ses deux feuilles en Microcosme pour vérifier. Sur une des feuilles, je vois ce Rascal, un type qui serait à ses trousses (d’ailleurs la combinaison en agneau vient du fait que j’avais mal lu, je croyais qu’il s’appelait Pascal). D’un côté, ça a été assez fertile pour l’histoire d’introduire ce Rascal, de l’autre le fait que pour découvrir son existence, j’ai carrément arraché la feuille de perso des mains du joueur a plutôt déplu. Je réalise qu’en l’état actuel du système, il n’y a plus rien qui permette au MJ de découvrir des cartes du joueur, et comme ce procédé est narrativement fertile, je l’ai fait perdurer par des moyens malhonnêtes.

Scum fait la fête avec les bûcherons. Il boit, mais sans ivresse (carte Foie solide en Viscères). Il a des pulsions animales depuis qu’il a tué l’homme-bête, et ça se traduit notamment par une vibration dans le cou, et par une super-ouïe, qui lui permet de comprendre ce que l’Ophidien et la Guérisseuse sont en train de faire. Justement, l’un des bûcherons suggère d’aller voir ce qu’ils font, depuis le temps. Scum comprend que si les bûcherons les découvrent en flagrant délit, ça va très mal se passer. Alors il leur propose de rester et de se soûler. Je lui dis que ça ne marche qu’à condition que lui aussi boive, jusqu’à l’ivresse totale. Romaric est assez révolté mais il le fait.

Quand l’Ophidien et la Guérisseuse ont fini de faire l’amour, ils entendent de grands cris qui viennent de la table des bûcherons. Ils regardent par la fenêtre du moulin et voient que les bûcherons, ivres morts, maintiennent la Bûcheronne. Ils lui ont baissé son pantalon, et devant elle il y a Scum, ivre mort, cul nul, prêt à la violer sous les encouragements des bûcherons. Je viens de prendre sérieusement le contrôle du personnage de Romaric. Dans mon sens, c’était logique puisque Scum avait accepté de se souler à mort. Et j’ai évité d’en abuser, en lui rendant le contrôle juste après.

La Guérisseuse supplie l’Ophidien de faire quelque chose pour sauver la Bûcheronne de cet outrage. Alors, l’Ophidien se fabrique une torche avec le feu de la Guérisseuse, et il sort en catimini pour mettre le feu aux cloisons de bois goudronné de la scierie. Diversion assurée !

En voyant ça, les bûcherons lâchent la Bûcheronne. Je demande à Romaric ce qu’il fait. Il a tout fait le choix d’en rester là. Mais Romaric décide (peut-être, comme il le dit, pour échapper à l’horreur en déshumanisant encore son personnage davantage ?) que Scum la viole quand même. Je crois que la partie prend un tournant, parce qu’à ce moment-là, je perds toute empathie pour le personnage de Scum, et je vais le persécuter, quelque part pour retrouver cette empathie. Et ça, je crois que ça a vraiment déplu à Romaric. On s’est engagé dans une fuite en avant tous les deux : tu maltraites mon personnages, alors je le déshumanise, alors tu maltraites mon personnages encore plus, alors je le déshumanise encore plus… Scum ne va plus se soucier que de l’Ophidien (couche Cœur en commun) et n’accorder aucune importance aux autres (infirmité en Microcosme).

Les persos se barrent avec la Guérisseuse. Le Chef et Rascal organisent vite une traque : facile de deviner qu’ils sont responsables de l’incendie.

La Guérisseuse insiste pour retourner au village récupérer sa fille, ensuite elle est prête à suivre l’Ophidien n’importe où. Scum mène la manœuvre. Il révèle une carte « Plan du village » en Matériel, et s’implique à aider son ami. Ils franchissent une rivière pour semer les chiens, font un arc de cercle dans la forêt et arrivent en cachette à l’orée du village. Ils laissent la Guérisseuse aller récupérer sa fille toute seule, elle est en garde chez la Chicotte. Elle traîne pour revenir. Les PJ ont vu Rascal entrer dans le village, ils comprennent qu’il l’a trouvée et l’a interrogée. L’Ophidien décide de prendre la fuite sans l’attendre. Il pense que c’est foutu pour elle, et il part du principe qu’elle l’a vendu, il se sent trahi. D’après Karim, c’était vraiment un choix de campagne, ça aurait été un vrai one-shot, il aurait foncé dans le tas. Je considère que c’est un pas de plus vers l’animalisme, je prends son contrôle pour dire qu’il fuit, oui, mais à quatre pattes, et courant malgré cela plus vite qu’un homme ordinaire, presque glissant… comme un serpent.

A ce moment là, il nous reste une heure sur le créneau qu’on s’était donné. En campagne, je crois que j’aurais arrêté sur ce cliffhanger. Mais comme on est dans les conditions d’un one-shot, je demande si on continue, et ils me disent oui. C’est alors que ça part en couille, parce que je bascule en mode climax, et il ne devrait pas avoir de climax dans Arbre, à part lors du tout dernier scénar de la campagne.

Scum et l’Ophidien, en fuyant, arrivent aux frontières de la forêt d’Animalia. L’Ophidien a un remords. Il ne veut pas laisser la Guérisseuse. Il s’enfouit dans la terre pour échapper à la vue des traqueurs, tandis que Scum s’avance tout seul dans le territoire.

Tandis que l’Ophidien est sous terre, je veux lui mettre la pression : sa part humaine veut sortir la tête de terre, au pire moment. Pour la réfréner il doit sacrifier une carte. Encore une fois, je crois que Karim prend assez mal cette agression, d’autant plus qu’une fois de plus je m’attaque à la volonté de son personnage.

Une fois que les traqueurs sont passés à son niveau, l’Ophidien retourne vers le village et va discrètement à la cabane de la Guérisseuse. Rascal lui a entaillé la peau du visage au couteau, de l’oreille droite à la joue gauche. L’Ophidien lui conseille des plantes (carte Connaissance des plantes en Mémoire) pour que la blessure cicatrise au mieux. Il découvre sa fille, elle a 4 ou 5 ans, elle est attendrissante, muette, un œdème lui déforme le haut du crâne. La Guérisseuse lange la fillette contre son ventre et ils partent ensemble vers le territoire d’Animalia.

Les traqueurs renoncent à entrer dans le territoire d’Animalia, ils rappellent leurs chiens. Le Chef de la Scierie est parti à l’autre bout de la forêt, il n’est pas là pour les exhorter au courage. Rascal, qui n’est pas superstitieux, entre dans le territoire avec son doberman.

Scum court dans le territoire. Il fait nuit, et je décris le territoire avec une végétation broussailleuse, donc il fait bien noir. Mais j’enchaîne en disant que Rascal arrive à lui planter un carreau d’arbalète. Protestations des joueurs. Je me rattrape au vol en rajoutant que Rascal, que j’avais préalablement décrit comme un type aussi raffiné que déterminé, a des lunettes à vision infrarouge. Ça passe auprès des joueurs, mais tout juste. Ils ne sont pas dupes de mon tour de passe-passe narratif. Je demande à Romaric de perdre une carte à cause du tir, il me dit qu’il perd la bouffe qu’il a volée aux bûcherons pendant le banquet. Je dis non parce que narrativement, çà ne me paraît pas assez fort, et comme Romaric ne trouve pas de carte plus handicapante à perdre, je lui colle une nouvelle carte pour sa blessure. Gros problème de résistance sur ce passage : les joueurs et moi avions une vision très différente de la crédibilité, mais aussi du poids fictionnel d’une blessure.

Derrière lui, il sait que Rascal est à ses trousses. Devant lui, il entend les jappements des hommes-bêtes. Je lui demande s’il continue ou s’il fait demi-tour : Romaric m’a reproché que ce choix, comme beaucoup d’autres proposés précédemment, était un choix binaire. Pas vraiment un choix de bac à sable. Mais à ce moment-là, dans mon esprit de MJ, je ne me vois pas lui proposer un troisième choix. Rétrospectivement, il aurait été possible de tenter de se dérober à l’un ou à l’autre : la forêt est circulaire, c’est pas un couloir, si il y a deux pôles d’adversité, on peut forcément les contourner tous les deux. Dans mon choix binaire, il y avait un problème physique (c’est pas crédible) et narratif (ça bride la liberté des joueurs).

Scum choisit de se retourner vers Rascal. Je dis que Rascal va tirer à nouveau, mais Romaric me rappelle qu’une arbalète, ça prend un temps fou à recharger, donc je dis qu’il sort son couteau. Romaric me dit qu’il charge sur lui et lui plante sa fourche dans la gorge. Dans un dernier soubresaut, Rascal lui plante son couteau dans les testicules en disant : « Là, je suis bien content. ». Une agression que Romaric juge démesurée. Lors du debriefing, j’expliquerai que Rascal poursuivait bien Scum pour le meurtre de sa fille, et non l’Ophidien.

Cette scène a posé un gros problème. Lors du combat contre les hommes-bêtes, les joueurs ont bien compris qu’ils avaient l’initiative et qu’ils pouvaient tuer un adversaire en un coup. Ici, je leur révèle que Rascal est un autre type d’adversaire. En termes de jeu, c’est un adversaire coriace : il lui faut deux coups pour mourir. Je pensais avoir décrit Rascal comme un dur à cuire, mais ça n’a pas suffit pour que les joueurs l’acceptent. Ils s’écrient : « C’est dégueulasse, il a deux points de vie ! ». Ils sont étonnés à plusieurs titres : si pour eux les figurants ont des points de vie, alors le jeu n’est pas aussi freeform que je le prétends. Et aussi, ils n’ont jamais été avertis précédemment que c’était possible. Je pensais que ce n’était pas grave vu qu’on ne joue pas pour la gagne, mais en fait ça l’est, du moment que ça brise la suspension d’incrédulité des joueurs.

L’Ophidien, la Guérisseuse et sa fille retrouvent Scum tandis qu’il s’acharne à la fourche sur le corps de Rascal. Ensemble, ils s’enfoncent dans le territoire d’Animalia. Ils entendent les hommes-bêtes hurler à la lune sans se préoccuper d’eux.

Ils escaladent une montagne et arrivent à un lac sous la lumière de la lune. Des hommes-bêtes s’y abreuvent, sans prêter attention aux persos. Au milieu du lac, il y a une petite île avec une pierre levée, noire, penchée de travers. Sans doute la résidence d’Animalia. Les persos et la Guérisseuse se dénudent et nagent jusqu’à l’île (ceux qui ne savaient pas nager savent le faire alors instinctivement). Ils arrivent à l’île. La pierre levée porte une cupule de sacrifice, tâchée d’un sang caillé depuis des millénaires.
Les persos se demandent où est Animalia. La fille de la Guérisseuse, attachée dans son dos, les fixe alors et leur sourit.



Playlist

OLD MAN GLOOM / Seminar III : Zozobra : post-hardcore simiesque et flippant
HARVESTMAN / Lashing the Rye : Post-americana broussailleux et épique
VOMIT ORCHESTRA / Antecrux : Dark ambient acoustique et crispant
AMEN-RA / Mass III : post-hardcore incantatoire
BRAME / La nuit, les charrues : post-americana râpeux et halluciné



Discussions sur les règles :

Problème de prise de parole :

Parmi les deux problèmes majeurs rencontrés durant ce playtest : Romaric m’a reproché de « raconter une histoire qui me plait » (autrement dit, d’avoir une maîtrise illusionniste, ce qui à l’aulne de ce compte-rendu, s’avère assez vrai : j’ai utilisé beaucoup d’artifices illusionnistes, notamment le fait de ne proposer que des choix binaires, voire pas de choix du tout) et aussi de nous avoir noyé sous les descriptions. Ça n’a pas forcément généré de l’ennui (je sais ce que je vaux en tant que conteur) mais sans doute de la frustration quand les joueurs voulaient agir et que je les en empêchais pour finir mes descriptions. Romaric a finalement conclu que cet « infodump » (bombardement d’informations) était sans doute un mal nécessaire dans un jeu simulationniste, surtout lors du scénario-pilote d’une campagne.

Je veux croire que ce n’est pas un mal nécessaire. Je veux faire le pari de fonctionner autrement. Pour explorer l’univers, les joueurs doivent recevoir beaucoup d’informations, c’est une chose. Mais ils ne sont pas obligés de la recevoir d’un seul coup, et d’attendre systématiquement d’avoir eu toutes les informations avant d’agir.

A la prochaine partie, je testerai donc la convention de langage suivante : quand un joueur dit « je parle », le MJ doit lui laisser la parole. Le joueur utilise le « je parle » parce qu’il estime qu’il a reçu les informations nécessaires pour agir.

L’autre souci lié à la prise de parole, c’est que Romaric a décelé dans ma maîtrise le fait qu’il y avait des initiatives. D’un côté, j’ai tendu la perche en annonçant lors du briefing qu’il n’y avait pas de système de résolution. Du coup, Romaric m’a sauté dessus dès qu’il en a vu la queue d’un. Lors d’un combat, on considère que les PJ peuvent faire mal en premier, sauf si dans l’histoire on a amené le fait que les PNJ attaquaient vraiment par surprise. Et c’est le MJ qui détermine dans quel ordre agissent les PJ. Si après leur attaque, il y a des PNJ survivants, c’est à eux de faire mal. C’est ça que Romaric appelle de l’initiative, un truc pour lui contraire à l’idée de freeform. J’ai pas encore de substitut bien clair. Je réalise qu’en l’absence de système de résolution, l’arbitraire du MJ en fait officie, et que ça peut être problématique pour la liberté des joueurs. A tester lors de la prochaine partie : demander aux joueurs dans quel ordre ils veulent agir.


Problème de contrat social :

L’autre problème est plus préoccupant. Arbre est un jeu horrifique, survivaliste, et chair et sang. Ces trois genres impliquent la même chose : le rôle du MJ est d’agresser les PJ. On considère qu’une partie se passe bien quand les PJ ont été suffisamment agressés. Elle se passe mal si les PJ n’ont pas été assez agressés, ou s’ils sont été trop agressés. Et ce sont les joueurs qui décident de ce trop ou de ce pas assez, selon leur sensibilité. Sauf que dans la version actuelle d’Arbre, l’agression survient en cas de résistance, et c’est le MJ qui a le dernier mot sur ce qui se passe. Les joueurs peuvent négocier, mais c’est essentiellement informel, et c’est donc plus une dispute qu’une négociation. Ergo, c’est essentiellement le MJ qui détermine le niveau d’agression. Sauf que les joueurs passeront un mauvais moment si leur perso a été trop ou pas assez agressé selon leurs goûts. Ergo, le jeu est doublement élitiste : pour passer une bonne partie, il faut soit un MJ fin psychologue, soit des joueurs réagissant bien à l’agression (par bien, j’entends qu’ils vont s’amuser quelque soit le niveau d’agression, de faible à extrême).

Je réalise que je ne veux pas de cet élitisme. Je veux qu’on puisse jouer avec n’importe quel joueur disposé à jouer un clochards dans une ambiance horrifique, et que ça se passe bien, même si le MJ n’est pas dans la tête des joueurs, même si les joueurs ont des seuils de tolérance bas concernant la souffrance ou la privation de liberté au sujet de leur persos (et des choses auxquelles ils tiennent).

C’est une véritable découverte pour moi. Je découvre que le mot « jeu » de « jeu de rôle » implique que tous les participants viennent pour passer un bon moment. Un bon moment, ça peut être s’amuser, passer du bon temps entre amis, se socialiser, explorer un univers, avoir des sensations esthétiques, éprouver des émotions, se questionner… Passer un bon moment, ça implique que les joueurs veulent se sentir en sécurité. Ils ne sont pas là pour connaître une expérience qui va les mettre mal à l’aise sur l’instant ou qui va les hanter à l’avenir. Et cette notion de bon moment varie selon chaque joueur. Or, en jouant à Arbre comme je le fais, c’est-à-dire en donnant au MJ le rôle d’agresser les PJ tout en racontant ce qui se passe et en ayant le dernier mot sur ce qui se passe, tant en termes fictionnels que mécaniques, je prends le risque que certains joueurs passent un mauvais moment. Ça veut dire que soit je trie à l’entrée, en ne choisissant que les joueurs qui ont exactement la même notion que moi d’un bon moment, soit je joue avec n’importe qui et je prends les risques que les joueurs passent un mauvais moment. Cette façon de faire, je voudrais en changer.

Je vais oser un parallèle avec le sado-masochisme, où justement, il existe des codes pour que ça se passe bien. Une relation sado-masochiste qui se passe bien, c’est une relation où le dominé est amené juste à la limite de sa zone de confort, mais pas plus loin. Si le dominant reste trop dans la zone de confort, le dominé s’ennuie. Si le dominant la franchit, le dominé se sent blessé, choqué ou violé. Dans le sens où si le dominé vient pour quelques coups de fouet, on ne finisse pas par lui planter des aiguilles dans la verge.
Les codes de ces relations passent par un contrat social au départ, mais aussi par des conventions de langage au cours de la relation, ce qu’on appelle les « safe word ».

En jeu de rôle, nous avons déjà des contrats sociaux. Les plus réputés étant « les lignes et les voiles » et « je ne t’abandonnerai pas ». Mais je les considère insuffisants. Définir les lignes et les voiles met mal à l’aise tout le monde dès le départ. Jouer en « je ne t’abandonnerai pas » n’empêche pas les abus d’arriver.
Dés de Sang proposait une solution assez maligne (et justement proche des codes SM) : au début de la partie, chaque joueur écrit sur un papier la liste des sévices que peut subir son personnage. Mais si je trouve ça assez safe d’un côté, je trouve ça trop « narrato-truc » de l’autre, ça bride la créativité du MJ et ça limite la surprise des joueurs, deux choses que je veux éviter dans le cadre d’Arbre, un jeu simulationniste où on réduit les contraintes créatives.

Pour Arbre, je veux plutôt essayer des « safe words ». Je cite la définition wikipedia du terme : « Un « code de sécurité » (ou safeword) est souvent utilisé dans la domination/soumission, dans le cas préventif où le partenaire dominant exécuterait un geste susceptible de dépasser les possibilités du partenaire dominé. Le code de sécurité est spécialement important une fois engagé dans une humiliation verbale ou dans un autre type de scène. Dans le cas où la limite serait franchie (soit le partenaire dominant allant au-delà des limites supportées par son partenaire dominé), le code de sécurité peut être dit et le partenaire dominant doit immédiatement cesser toute activité. »

Au départ, j’ai pensé à un simple « ça suffit ». Quand Scum se prend un carreau d’arbalète et que je lui demande de sacrifier une carte, qu’il choisit de perdre une ration de bouffe et que je lui demande de sacrifier davantage, le joueur aurait pu me dire « ça suffit ».

Mais ça ne suffit pas, parce que ce code de sécurité ne dit pas comment on fait ensuite. La narration s’interrompt ? On annule ce qui a été dit ? « Ça suffit » demande qu’on arrête de faire mal au personnage. Je veux un code plus élaboré qui permette au joueur de préciser au MJ de quelle façon il a le droit de faire mal à son personnage, et quand.

J’ai donc eu l’idée d’un système inspiré de Polaris (de Ben Lehman), d’Apocalypse Word, et des Légendes de la Garde.

Quand un PJ entreprend une action, elle réussit automatiquement du moment qu’elle a des chances de réussir. En revanche, le MJ peut demander une compensation. Elles sont de deux types.
« Seulement si tu t’en montres capable » :
+ le joueur explique comment le personnage est en mesure de réussir l’action (circonstances, ressources, motivations)
+ ou il montre ou dévoile une de ses cartes qui constitue une circonstance, une ressource ou une motivation.

« Seulement si quelque chose tourne mal » :
Le joueur choisit une de ses possibilités :
+ le joueur sacrifie une de ses cartes positive ou neutre
+ le PJ fait quelque chose qui lui est préjudiciable
+ Le MJ lui donne une carte négative (qu’il mettra dans la couche de son choix)
+ Un évènement fâcheux survient sans effet sur les cartes (le MJ peut par exemple s’en prendre à la volonté, aux propriétés du personnages non décrites par les cartes, ou aux êtres et choses qui lui sont chers)

Inversement, dès que le MJ propose au joueur quelque chose qui lui déplait, le joueur peut demander une compensation :
« Seulement si quelque chose tourne bien » :
Le joueur choisit une de ses possibilités :
+ Le joueur se défausse d’une carte négative
+ Le PJ parvient à faire quelque chose qui lui est bénéfique.
+ le MJ donne au joueur une carte positive
+ Un évènement heureux survient sans effet sur les cartes.

Le joueur peut aussi annuler un "seulement si quelque chose tourne mal" ou tout autre évènement préjudiciable avec le code suivant : « Je suis au-dessus de çà. »
+ Le joueur montre une feuille positive une neutre qui permet d’éviter l’évènement.
+ Ou il explique en quoi mon personnage est capable d’annuler l'évènement ou ses conséquences.


L’idée est que le joueur peut utiliser son « ça suffit » et son « seulement si » quand il veut, et notamment pour contrer le « seulement si » du MJ. Les deux partis peuvent utiliser des codes en cascade, mais le « ça suffit » arrête tout.

Le joueur n'est jamais obligé d'utiliser ces codes de sécurité. Il peut laisser le MJ raconter ce qui se passe s'il préfère ainsi.

Voici un exemple de codes de sécurité en cascade (seulement si tu t’en montres capable -> seulement si quelque chose tourne mal –> seulement si quelque chose tourne bien -> çà suffit)

Joueur : je monte dans l’arbre
MJ : seulement si tu t’en montre capable
Joueur : j’ai un grappin (montre sa carte « grappin » en Matériel)
MJ (veut persister dans la résistance) : OK, tu montes seulement si quelque chose tourne mal.
Joueur : OK, je choisis quand même de monter et une fois en haut, je fais quelque chose qui m’est préjudiciable. Après avoir vu ce que je voulais voir, je tombe de l’arbre.
MJ : OK, alors du fait que tu tombes, quelque chose tourne mal.
Joueur : OK, seulement si quelque chose tourne bien.
MJ : OK.
Joueur : Alors raconte quelque chose qui m’est bénéfique.
MJ : Avant de tomber de l’arbre, tu as vu la route qui mène au campement que tu cherchais. Alors, qu’est-ce qui tourne mal quand tu tombes ?
Joueur : je perds mon grappin qui est resté en haut de l’arbre. [fait le geste de défausser sa carte « grappin »]
MJ : Je trouve que c’est pas assez !
Joueur : Ça suffit.


Voilà, je vous remercie pour avoir eu la patience de lire tout ça, et je serai heureux de collecter vos remarques.
Énergie créative. Univers artisanaux.
http://outsider.rolepod.net/
Thomas Munier
 
Message(s) : 2003
Inscription : 30 Nov 2012, 12:04

Retour vers Jeux made in Outsider

LES JEUX DES ATELIERS IMAGINAIRES

cron