[Inflorenza] Compostelle, Venise, Au Nord sous les étoiles

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[Inflorenza] Compostelle, Venise, Au Nord sous les étoiles

Message par Thomas Munier » 09 Mars 2016, 15:00

LES CHEMINS DE COMPOSTELLE / VENISE MORTELLE / AU NORD, SOUS LES ÉTOILES SILENCIEUSES

Tri-théâtre joué en Carte Rouge, vertige logique à tous les étages où le temps, l'espace, la mémoire, la causalité et l'évolution se confondent. Une ascension du mont Mindfuck par la face Nord et sans oxygène dont ne sort pas indemne.

Jeu : Inflorenza, héros, salauds et martyrs dans l'enfer forestier de Millevaux

Joué le 15/01/2016 sur google hangout
Personnages : Étienne, Camille/Caméo/Carême, Le boursouflé/Vitello/Vie, Vincenzo


Partie enregistré en deux morceaux : ici et ici

Partie également débriefée sous l'angle du jeu mindfuck à hauteur de joueuse par Eugénie sur le blog JenesuispasMJmais.

Image
crédits : bru_ca, cdw9, thomas hawk, Claudine Lamothe, Rita Willaert, Vincent H, visit finland, licence cc-by-nc & Lewis Hickes, domaine public


Principes de jeu :

Comme lors de Cuisine aux Orgones / Green Void / Le Château des Possibles, on joue une seule aventure, mais on alterne sur trois théâtres, ici Les Chemins de Compostelle, Venise Mortelle et Au Nord, sous les Etoiles Silencieuses.

Il y a en revanche des différences entre les deux parties. Dans la première, on jouait en Carte Blanche, avec des personnes prétirés et une mission à accomplir, on jouait dans l'ordre chronologique (hormis un petit flashback dynamique que je me suis autorisé) et surtout on découpait bien la partie : le premiers tiers de jeu se passait dans le premier théâtre, le deuxième tiers dans le deuxième théâtre, le troisième tiers dans le troisième théâtre.
Dans cette deuxième partie, on joue en Carte Rouge, on crée les personnages à la volée lors des premières instances, on s'autorise à basculer d'un théâtre vers l'autre à tout moment (même plusieurs fois au cours d'une seule instance), et si l'on se sent en jambes, on s'autorise à tenter d'autres expériences mindfucks : flashbacks et flashforwards dynamiques, uchronies intimes, solipsismes, ruptures de la causalité et de la cohérence, personnages et figurants à la réalité douteuse...

Les Chemins de Compostelle :

Des dizaines de chemins partent pour Compostelle, de Métro la capitale souterraine des Terres Franques, Rift la ville coupée en deux par les rives vertigineuses de la Gronde, Axe-en-Vengeance la forteresse du soleil, de Pampelune la farouche enclave basque. Sans parler des bateaux depuis Albion ou Grenade. Tous convergent vers le port christique et sa basilique aux murs de coquillages et à la charpente en carène de bateau.
La passion marche aux côtés de la foi vers Compostelle.

Venise Mortelle :

Depuis plus de deux cent ans, Venise est en cale sèche. Les eaux de la lagune ont déserté les canaux, mettant à jour le bois pétrifié de ses fondations. Sous le Rialto ou le Pont des Soupirs, du sable, de la vase
desséchée. Partout des gondoles et des canots à moteur échoués, inutiles. Venise, qui pensait mourir noyée, agonise de déshydratation.

Au Nord, sous les Étoiles Silencieuses (un théâtre d'Epiphanie) :

Tout au nord se trouve un village dont on dit que c’est le dernier avant les glaces. Les habitants y vivent dans un hiver éternel, la nuit dure dix mois et l’on n’adresse plus ses prières au soleil, trop faible ici pour exaucer les souhaits. Comment survivre entre les deux malédictions de la forêt et
du givre sinon en se réfugiant dans ses obsessions, pour ne surtout pas penser à la limite, là où la forêt s’arrêterait et où habitent les vieilles légendes du passé ?


L'histoire :

Étienne se réveille sous une toile faite en sacs plastiques découpés, l'humidité lui rentre par le dos, il a les omoplates repliées, la pluie bat très fort autour de lui, il croit tenir un souvenir lointain à portée de la main, il se tourne vers l'ouverture et voit une forme, comme un homme engoncé dans un imperméable, avec une grosse ceinture refermée sur ses bourrelets. Étienne pousse un cri.
Il se réveille dans une yourte en terre, où brûle un feu de bouse qui sent très fort. En face de lui, un masque animal qui le contemple, les crocs découverts. Il a toujours cette douleur qui lui engourdit le dos. Un souffle froid perce depuis l'ouverture de la yourte : une chose engoncée dans un costume de paille avec des yeux rougeoyants qui semble percer à travers de lui.
Étienne a un sursaut d'angoisse, et finit par se réveiller dans une cabine, une pièce métallique, il est en panique, il cherche des yeux, est-il encore dans un rêve, est-ce que cette chose croisée dans une vie précédente... Il a oublié ? Il voit une juste table de chevet, avec un verre d'eau. Il hésite à le boire. Il se dirige vers la porte.
Étienne a des souvenirs parasitaires, ce ne sont pas les siens mais ceux d'un parasite horla qui a envahi son corps. Quand il touche ses omoplates pour comprendre quelle douleur lui fait mal à travers les rêves, il sent une grosse bosse sur sa colonne vertébrale qui se déplace pour éviter les palpations. Il veut explorer la mémoire de ce symbiote.
Il passe une chemise sur ses épaules, passe la porte, parcourt quelques couloirs, croise quelques personnes qui semblent le connaître alors qu'il ne reconnaît aucun visage, il sort dehors et tombe sur une grande étendue de sel, entre lui et les clochetons de la ville au loin. Il descend une échelle métallique et se dirige vers la ville.
La douleur de son dos est omniprésente. Elle le rappelle à sa condition de véhicule, il est plus le vaisseau de ce horla qu'un individu vraiment humain.

Il voit la ville au delà du désert, du désert d'arbres devant lui. Il fait froid, la pluie tombe. La ville émerge des cimes des arbres, juste les clochers les plus hauts. Il est proche de Rift, la ville aux deux falaises. Encore beaucoup de chemin avant Compostelle. Derrière lui, il y a juste la petite cabane en sacs poubelles. Un enfant s'approche de lui, il semble sans peur. Il a entre huit et dix ans, il a des vêtements amples, un pull qui a dû appartenir à un adulte, assez déchiré, qui flotte dans le vent qui s'engouffre entre les sapins. Il le regarde avec ses grands yeux : "Je suis perdu, j'ai besoin d'aide.
- Ne traîne pas, allons en ville, nous trouverons quelqu'un pour t'aider. En attendant, laisse moi t'inviter à déjeuner.
- Merci. Je cherche la route vers Compostelle."
La présence de l'enfant n'a pas l'air de surprendre Étienne. L'enfant, Camille, veut qu'Étienne l'aide à traverser le désert d'arbres jusqu'à Compostelle.
"Je me présente, je m'appelle Camille.
- Moi, c'est Étienne. Tu viens d'où ?
- Je ne sais plus en fait.
- Tu n'a pas des parents, tu n'étais pas avec des pèlerins ?
- Si, j'avais des parents, mais je me suis échappé d'eux. Parce qu'ils avaient changé."
Étienne a un mouvement de cou comme s'il avait une douleur à la nuque, il s'étire le bras en direction du dos.
"Changé comment ?
- Ils me reconnaissaient plus.
- Ils ont perdu leurs souvenirs ?
- Oui. C'était pas brusque, des fois ils me reconnaissaient plus. Ils pouvaient être violents, dire des choses horribles, après ils redevenaient comme avant, mais c'était plus possible de continuer avec eux. C'est pour ça que je vais avec Compostelle, là-bas la vie est meilleure."
Étienne a un sourire, navré, condescendant.
"Arrangeons déjà l'ici et maintenant avant de voir si la vie est meilleure après.
- Tu veux que je cherche du bois pour allumer un feu ?
- Oui, ça fera du bien de manger chaud."
Avec inexpérience et maladresse, Camille allume le feu ; Étienne l'observe sans l'aider ni le quitter des yeux.
Étienne sort un morceau de viande d'un sac en jute de la cabane, dernière limite avant intoxication, il installe une grille métallique tirée de ses affaires sur le feu, et commence à griller la viande.
Camille : "Tu feras meilleur la prochaine fois ?
- Si tu ne contentes pas de ce qu'on te donne, tu ne feras pas de vieux os sur la route de Compostelle."
Le paquet de fringues imperméables bouge, la grosse chose avec le chapeau en sort : "ça sent bon dis-donc !"
Étienne se planque derrière le feu.
Le boursouflé : "Quoi ? On invite un gamin et moi je peux pas m'asseoir ?"
Camille : "C'est drôle, ce monsieur me rappelle un cuisinier dont j'ai entendu parler, un gros cuisinier qui s'appelle Vitello."
Le boursouflé : "Connais pas."
Étienne : "T'es du genre à manger, toi ? La même chose que les êtres humains ?"
Le boursouflé : "Sois poli !"
Il relève son chapeau, écarte l'imperméable, c'est à peu près un humain.
Étienne : "Sors de ma cabane, je sais même pas comment tu y es entré."
Il a les membres très maigres et le torse boursouflé.
Étienne : "Dis moi, l'enfant, tu manges ta viande ou tu la donnes à notre invité ?"
L'enfant en mange un peu et laisse une grosse part à l'étranger.
Étienne : "Ou tu vas, l'étranger ?"
Le boursouflé : "Je cherche quelqu'un."
Camille : "Peut-être à Compostelle tu le trouveras, on y trouve toutes les réponses."
Le boursouflé : "Peut-être que je le trouverai avant, sur la route."
Camille murmure à Étienne, il lui demande pourquoi il en dans la forêt. Étienne élude, Camille lui dit : "Si tu as pris le maquis pour fuir la justice, je te dénoncerai pas.
- Peut-être... ou pas. Cela te ferait plaisir que j'en sois ?
- Ce que je veux, c'est que tu me protège, je ne suis qu'un enfant, sans aide je ne survivrai pas.
- Si je suis un proscrit, crois-tu que je te protégerai ?
- Pourquoi pas ?"

Les cuisines sont saturées de passage, des gens ramènent des paniers de poisson frais du marché, enfin frais, plutôt salé, cuit dans le sel où il a vécu. Des mets étranges à base de mousse sont malaxés par des petites mains, des carcasses de choses dont on se demande si ça a pas été humain un jour sont pendues à des crochets. Effervescence totale, Vitello en chef d'orchestre mène le bal. La cuisine s'est suspendue, il a eu... il était pas loin... de retrouver... il a presque partagé un repas avec lui... Étienne... il allait lui demander de lui rendre son hôte. mais il s'est retrouvé dans la cuisine. Les cris reviennent, s'affolent.
Une personne fait irruption au milieu de l'armée de marmitons et de serveurs en livrée, un jeune homme, il a une tenue de courtisan, exubérante, à la fois hidalgo, escrimeur, toréador en habits de satin bariolé, de la dentelle, il est assez beau mais trop fardé, une rapière au fourreau à son flanc. Il amène, accompagné par un laquais qu'il a débauché, un gros morceau de viande, une demi-carcasse de bufflonne. "Tiens, Vitello, c'est une des meilleures bêtes de Sicile, on l'a faite venir exprès pour toi !
- Camille, ça me fait plaisir !
- Tu sais bien que je m'appelle Caméo !"
Une grosse voix :
"Caméo, n'oublie pas de me payer !" Un homme rude fait irruption dans l'escalier, il porte du cuir rongé par le sel, il regarde tout le monde aux alentours.
Vincenzo : "Vitello, j'espère que cette viande saura satisfaire les plus fines gueules de ta table."
Vitello : "Caméo, tu me présentes pas ?"
Caméo : "C'est rien, c'est personne, c'est un type qui me recherche. Maintenant je suis assez grand pour me défendre. Il dégaine sa rapière, monte sur une table, se suspend à un crochet de boucher...
Vitello : "Pas de duel dans ma cuisine !"
Vincenzo : "Je sentais bien un coup fourré ! Tu voulais faire croire que tu t'étais procuré cette viande !"
Caméo : "Moi, je la donne de la part d'Étienne, je sais pas d'où elle vient. Si tu veux t'en prendre à nous, on saura se défendre."
Vincenzo : "On se moque pas de Vincenzo comme ça."
Il toise les gens alentours. Il respecte Vitello et sort de la cuisine en restant dans les alentours afin que sa présence se fasse encore sentir.
Caméo embrasse la barbe de Vitello : "Bravo tu l'as fait fuir avec ta prestance !
- Ne me ramène pas tes aventuriers dans la cuisine ! J'apprécie la viande, les présents, je fais ça pour ton père tu sais, mais ne me ramène pas les aventuriers...
- C'est eux qui me suivent partout. Dans ce monde, on a rien facilement, j'aurai toujours des gens à mes trousses pour me reprendre le peu que j'ai."

La pluie tombe. L'homme à l'imperméable.
Le boursouflé : "Ah bon, ils te poursuivent ?
Étienne : "Elle n'était pas de moi cette viande, tout au plus quelqu'un avec le meme nom ?"
Camille : "Tu crois qu'ils nous recherche dans la forêt, ce type ? Peut-être que dans le tumulte de la ville, il nous retrouvera pas. J'ai entendu qu'elle est coupée en deux par le fleuve, y'a ces maisons et ces clochers et sur le fleuve, la Gronde, y'a ces grands filets dérivants où ils pèchent les poissons, et les bateaux qui partent vers Compostelle..."
Étienne n'a pas quitté le boursouflé au chapeau du regard.
"Que tu te nommes Vitello ou pas, je ne t'aime pas, nous n'avons rien en commun, je ne te dois rien, je ne veux pas te voir. Si tu nous suis, fais-toi discret.
- Très bien, je marcherai sur tes talons, tu me verras pas."
Le boursouflé sait qu'il ne convaincra pas Étienne de lui rendre le horla, mais il compte bien convaincre le horla de lui revenir.

Beaucoup de vent à l’extérieur, la hutte les protège très peu alors qu'ils sont en train de partager cette viande. Le chasseur Vincenzo rentre et toise Étienne. Il regarde la viande, regarde Vitello et Carême. Vincenzo toise Étienne à nouveau :
"Pourquoi manges-tu cette viande gâtée ? Tiens, je viens d'aller en rechercher.
- Laisse, je vais manger cette viande gâtée, on ne va pas gaspiller.
- Tu as encore perdu toute souvenance, je t'ai pourtant répété cent fois que fuir la forêt en allant à un tel endroit n'est pas une chose pour toi. Ici, il fait trop froid pour se maintenir.
- Ce n'est pas une raison pour gaspiller. Si nous tombons à court de provisions, je mourrai pour de bon.
- Tu sais comme tu es précieux, comme tu dois faire attention à toi, tu sais ce que tu transportes. Nous avons eu cette conversation mille fois, tiens bon."

Carême : "Il a raison de monter vers le nord, on est trop proche de la Source, celle tout au nord, derrière le mur de glace.
- C'est certain, on doit y aller. Mais les villageois n'ont pas l'air de...
- Oui, mais on est pas obligé de les écouter !
- Tu as vu sur le chemin, cette tête de loup empaillée, j'ai cru le voir se lécher ses babines..."
Carême lui prend la main, sa main est vieille est ridée, c'est une vieille femme maintenant, ses cheveux gris s'envolent dans le vent. Elle se rapproche du feu car la chaleur s'échappe vite de son corps, ses vêtements en peau de bovin trop amples claquent.
"Mais on est si proche du but, depuis le temps qu'on chemine ensemble, nous aussi on y a droit."
La main d'Étienne est brûlante, il est torse nu, son corps consomme de l'énergie très très vite pour produire de la chaleur.
Le visage de Carême est ridé de vieillesse, d'amour pour Étienne et de toute le temps passé ensemble sur la route : "On sera les premiers à arriver à la Source..."
Le tas de paille dans le coin bouge, une voix en sort : "C'est pas elle qui aurait du le porter jusqu'ici. Toi ou moi, Étienne, mais pas elle."
Étienne se tape le crâne comme si le son n'était que dans sa tête :
" Tais-toi !...
Vincenzo, tu as raison comme d'habitude, je n'aurais pas dû manger cette viande et on n'aurait pas dû aller si loin au nord... Tu as entendu ces voix ?"
Vincenzo : "Ce sont des voix qu'ils nous faut traverser, qu'il nous faut entendre."
Étienne : "Je ne sais pas lequel d'entre vous est réel."
Carême : "Vincenzo, tu dois nous laisser partir maintenant !"
Carême sort un couteau en silex avec une poignée couverte de rubans rouges qui se défont dans le vent.
" Tu dois cesser de nous poursuivre pour un morceau de viande, quelque chose qu'on te devrait, on te doit rien, personne ne devrait jamais rien devoir à personne, tu dois nous laisser notre liberté ; vivre notre rêve.
- Tu dis ça alors que ta chair même est faite de la chair que j'ai tuée ?"
- Si je porte cette chose maintenant, c'est un accident, ce n'est pas volontaire, maintenant c'est comme ça, c'est à moi."
Apparemment, Vincenzo veut que le symbiote porté revienne à Vie, l'homme dans le costume de paille.
Quelque chose émerge des vêtements de Carême, se juche sur ses épaules. Un renard des neiges, blanc, des oreilles de coyote, il les regarde avec un air de duplicité, sa queue est enfouie dans ses vêtements, reliée à sa colonne vertébrale. C'est le symbiote qu'Étienne a abrité fut un temps. Étienne a la tête dans les mains, il transpire comme s'il avait la fièvre. Un soupir s'échappe du tas de paille.
Carême : "Vie, Puisque tu as décidé de ne pas nous laisser en paix, accompagne nous jusqu'à la Source, moi je suis vieille et Étienne perd des forces. Arrivés à la Source, je te rendrai le renard."
Vincenzo : "Soit, nous allons continuer."
Vie : "Cela fait des semaines que tu dis que tu vas rendre le renard..."
Carême : "On est presque arrivés..."
Vie : "Laisse-moi le toucher au moins."
Carême : "Cela te ferait trop mal."
Étienne : "On partira pas avant d'avoir fini la viande !"
Vincenzo : "Reprends des forces, tu en auras besoin."
Carême : "Vie, puisque tu cuisines, mets des mousses de la taïga et du bois odorant dans le feu, pour masquer le goût du faisandé. C'est peut-être notre dernier repas chaud avant longtemps. Faisons au moins semblant de manger un repas de fête."
Vie : "On va faire semblant..."
Un corps très jeune sort de la paille, il fait semblant de mettre des aromates sur la viande.
Étienne : "Comme ça sent bon..."
Le renard fouille dans la besace de Carême, il en sort une poupée gigogne, la déboîte, donne des coups de pattes dans les poupées. Carême danse autour du feu en chantant une vieille berceuse à Étienne, elle lui ébouriffe les cheveux. Étienne reprend l'air en marmonnant, il regarde la viande cuire. Le regard joue avec des poupées comme avec des mondes, avec amusement, curiosité... et cruauté.
La neige continue à tomber. La danse et le chant résonnent avec la neige, et font comme une spirale dans la nuit et le givre autour d'eux, spirale qui semble aussi jouer avec les gigognes.
Étienne : "Vie, reprends avec nous ce refrain.
- J'ai pas le cœur à chanter.
- Alors nous chanterons pour toi."
Carême donne des morceaux de viande au renard, qu'il mange avec délectation, il se cache comme si elle était la seule qu'il autorisait à regarder manger, il fixe les autres avec un air de défi, qui semble dire : "Viens me chercher."
Vincenzo pense que Vie a faim de ce regard malicieux. Une faim terrible.

Vie pousse la peau qui obstrue l'entrée de la yourte, il sort, dehors il pleut. Cela fait quatre jours qu'on marche, qu'il regarde le dos d'Étienne, il est tout près de lui et il n'ose pas encore.

Retour à la yourte. Alors que Vie s'apprête à s'endormir, Carême lui murmure : "Je sais bien que ce que tu veux faire, c'est le manger, comme ce que tu m'as raconté, l'histoire du poisson de vase que tu avais cuisiné quand tu étais enfant, et tu as jamais retrouvé cette saveur, alors tu crois qu'en mangeant le renard tu vas la retrouver... Tu te rends compte du sacrifice que je fais en te le promettant, du sacrifice que ça représente ? Compte tenu de l'importance et du pouvoir de cet animal, toi tu veux juste le manger...
- Oui, mais toi tu ne l'aimes pas comme je l'aime, comme je l'aimerais.
- Tu as raison, tu ne l'aimes pas comme moi je l'aime. Maintenant il est temps de dormir et de rêver."

Étienne : "Allez, Vitello, prête-le moi juste un instant, je te le rendrai après !
- Tu ne peux pas, c'est un champignon, tu ne peux pas le tenir dans tes mains !"
Ils sont dans le couloir d'un palais baroque, le parquet grince, Vitello tient un plat, un poisson de vase gigantesque, cuit et encore vivant, sa bouche bouge encore, Étienne lui tire le bras et le déstabilise.
" S'il te plaît, j'en ai besoin !
- T'en parles comme si c'était une chose... C'est un champignon !
- Je peux être insupportable, tu n'auras qu'une envie, c'est de me le donner !
- Je peux juste te le présenter...
- Oui mais rapidement !"
Étienne tire, le plat tombe, dans un grand fracas !
" T'as gagné, c'est ta faute, si tu avais accepté, on en serait pas là ! Maintenant, qu'est-ce que tu vas faire avec ce poisson ?
- Non... Pas... il était pour le Doge...
- Donne-moi ton champignon et je t'arrange l'affaire.
- Mais je donne pas un champignon..."
Son tablier de cuisinier glisse, sur son flanc il y a un champignon noir comme ceux qui poussent sur les bords des arbres.
Étienne fait semblant de ne pas voir, il s'approche du poisson : "Qu'attends-tu maintenant, ramasse ton désastre, vas sauver les meubles", ça le démange de donner des coups de pied dans le poisson pour l'emmerder plus encore.
Vitello ramasse fébrilement. Étienne veut lui arracher le champignon pendant ce temps.
Caméo débarque : "Que faites-vous ? Étienne, je pensais que tu aurais gardé ton calme, on devait profiter de ce grand repas pour détrousser le Doge, tu as tout flanqué par terre, à cause de cette pulsion..."
Étienne : "Mais non, cet imbécile ne veut pas me prêter le champignon, qui doit me servir pour arriver à mes fins."
Vitello : "Ce n'est pas un simple champignon !"
Caméo : "Tu lui a pris son hôte et tu en veux encore un !"
Étienne : "Mais c'est le même ! C'est le moment où je lui prends son hôte."
Caméo : "Ah, je ne me rendais pas compte... Ma mémoire me joue des tours."
Étienne tire sur le champignon, sans lui il n'a pas de raison d'être. Vitello sent bien que le champignon est attiré par Étienne, mais il retourne son tablier et le recouvre.

Camille et Étienne sont devant le feu.

Étienne saute d'une fenêtre du palais, poursuivi par les gardes. Il se reçoit sur la croûte de sel et s'enfuit vers le désert. C'est ainsi qu'il est devenu un proscrit.

Alors que Vitello se rappelle du poisson de vase qui se trémousse dans le couloir en vagissant comme un lamentin, cela lui rappelle celui d'une espèce plus ancienne et plus rustique qu'il avait récupéré dans la rivière de sel, dans un canal asséché.
Ce cri est démultiplié, le bord de la mer, des dizaines de baleines noires et des morceaux d'iceberg s'échouent les uns contre les autres, dans un fracas de fin du monde.
Carême essaye de retirer Étienne d'un morceau d'iceberg écroulé sur lui. Son corps est très chaud sous les vêtements, comme si le symbiote le faisait brûler. Elle l'a vu s'accroupir au pied d'un sérac, son bras rentrer totalement dans le bloc de glace pure extrêmement froid, le bloc s'était fissuré et lui était tombé dessus.
Carême est plus jeune, elle a la cinquantaine, elle est en panique, avec son couteau elle ouvre tant bien que mal le ventre d'une baleine échouée, qui pousse alors un long brame, Carême se se rend compte avec effroi qu'elle est encore vivante, elle pousse Étienne dans les entrailles de la baleine pour qu'il ne meurt pas de froid sous le choc.
"Tu perds trop de sang, tu mourras si tu gardes le renard..."
Étienne caresse cette boule de fourrure ; il parle à quelqu'un qui n'est pas là.
"Prête-le moi, Vitello, promis je te le rendrai."
Il parle aussi d'endroits dont Carême n'a pas souvenir. Elle lui caresse les cheveux.
" Tu m'as raconté cent fois le moment où tu l'as pris à Vitello, tu me l'as tellement raconté que j'ai l'impression que j'étais là.
- Mais non, je ne l'ai pas pris...
- Tu te rappelles qu'on avait volé le seigneur, on lui avait pris tout son argent. Je m'en rappelais pas au départ, car j'étais pas sûre de t'avoir déjà rencontré..."
Carême sort son collier en argent, une série de sculptures d'animaux en argent, un narval, un renne..., attachés par une longe. C'est précieux au nord, ça rappelle le ciel, la chaleur, les cycles. Étienne égrène les animaux du collier, il sent les rainures du métal creusé, sourit en la regardant sans la voir : "C'est les constellations de ma naissance.
- Donne-moi le renard, sinon Vie va le prendre, le cuisiner, le manger.
- Mais il m'a choisi, tu sais, ce n'est pas moi qui peux te le donner, c'est quelqu'un, j'ai compris ce que Vitello m'a dit, ça ne se donne pas..."
Carême lui arrache en pensant que le renard l'a choisi, ça lui enlève un bon morceau de peau sur l'épaule et du dos, Étienne pousse un cri faible et perd connaissance.
Alors que le renard se fixe sur elle dans une grande douleur, elle sent qu'elle peut perdre connaissance à son tour, elle vide son sac, trie toutes les petites choses qu'ils ont volées, pour pas perdre connaissance, elle ouvre les poupées gigognes, à l'intérieur elle voit Vincenzo, elle essaye de comprendre pourquoi lui aussi les poursuit : "Vincenzo, pourquoi tu nous poursuis à travers les mondes ? Est-ce que tu es mon père, le père que je fuis ?"
Elle se rappelle avoir fui ses parents violents, elle se rappelle leur avoir volé de la viande, et l'avoir partagée avec Étienne en croyant que c'est lui qui lui avait donné. La mémoire c'est comme ces poupées, des souvenirs à l'intérieur des souvenirs, elle a du mal à les démêler, elle essaye de la rassembler, comme ces objets épars, le sang d'Étienne, les entrailles de la baleine, les éclats de glace. Le renard fait le lien entre les mondes, elle apprivoise le renard qui traverse les mondes, passeur de mémoire, passeur de mondes, passeur d'identité. Si quelqu'un venait à le cuire et le manger, cela fairait cuire la réalité. Elle essaye de le comprendre : "Est ce que c'est mon père, est-ce que c'est ma mémoire qui me joue des tours ?" et elle perd connaissance.

On a marché plusieurs jours, la pluie n'en finit pas ; le boursouflé ne la supporte plus, il a beau serrer son imper, fermer son chapeau et le nouer sous son menton, ça dégouline, ça fait froid, mais il reste les yeux fixés sur le dos d'Étienne. Camille lui jette des regards de temps en temps. Étienne fait mine de ne pas le reconnaître ; la pluie trempé le dos de sa chemise, le boursouflé voit la boule se mouvoir, émettre un panache comme s'il faisait s'évaporer la pluie. Le boursouflé a failli le toucher plusieurs fois, il a senti sa chaleur, mais il a pas osé, c'est pas juste, avec lui c'était juste un champignon, alors qu'avec Étienne, ça vit, ça produit de la chaleur, ça lui fait mal, il est jaloux.
Ils marchent à travers la forêt. Camille traîne un gros sac. Il a compris qu'ils n'allaient pas à rift mais qu'ils le fuyaient. Il sort du sac une grosse coupe en or avec des pierreries. Il dit au boursouflé : "C'est bizarre, je pensais avoir rencontré Étienne y'a pas si longtemps, et maintenant j'ai l'impression que je le suis depuis un moment, que j'ai volé l'or de Rift avec lui... Le boursouflé, prends ma part et laisse-nous."
Étienne : "Parle pas au boursouflé."
Le boursouflé : "Je veux pas de ta part, je veux faire le chemin avec vous, jusqu'à Compostelle."
Derrière, une silhouette les suit de loin. Vincenzo ?
Camille : "Étienne, j'ai peur, c'est peut-être mes parents qui me recherchent pour me pendre, me tuer, me punir d'une bêtise que j'aurais faite."
Étienne : "Tes parents ne traîneraient pas sur cette route. Tu es encore un enfant peureux, Camille."
Camille : "Ben, ils traîneraient pas... Si, s'ils me recherchent."
Le boursouflé : "Ils t'ont déjà oublié. On oublie vite, même les enfants."
Camille : "Moi, Étienne, je t'oublierai pas."
Étienne : "Tout le monde oublie tout le monde. Les seules choses qui se souviennent ne sont pas les habitants naturels de cette foret."
Camille : "Mais non Étienne, on va aller à Compostelle, il y a la grande plage avec tous les coquillages, on va se baigner tous les deux, on sera lavés, consolés, nos mémoires arrêteront de pourrir..."
Étienne : "On ne va pas à Compostelle, tu le sais bien. Hein, le boursouflé, tu sais où on va, dis-lui où on va !"
Le boursouflé : "On monte au nord."
Étienne : "Tu connais cette route."
Le boursouflé : "C'est pour ça qu'il me tolère, je la connais, cette route. Mais vous savez quoi, je bouge plus, la route vous la trouverez tous seuls, sauf si tu me promets de me donner le champignon quand on sera arrivés."
Étienne : "Pfff, je te tolère parce que la route est à tout le monde. Mais veux-tu vraiment qu'on se perde dans la forêt ? Alors, tu ne verras plus le champignon..."
Le boursouflé : "Non, non, je vais vous suivre !"
Étienne : "Mais tu ne connais pas la route. Celui qui connait la route s'appelle Vincenzo et il ne te ressemble pas du tout."
Camille : "Peut-être qu'il faut qu'on le recherche ? Que sais-tu sur lui ? C'est un chasseur ?"
Le boursouflé : "Un aventurier."
Étienne : "Moi, tout ce que je sais, c'est qu'il connaît la route qu'on doit prendre."
Camille : "Allez Vitello, on te tolère, dis-nous comment trouver Vincenzo."

La route continue, le boursouflé montre le chemin, Étienne se laisse guider par son instinct, par son symbiote, Camille masque leurs traces pour les dérober à la traque de la milice.

Camille : "Hâtons le pas, parce qu'on est d'accord, le seigneur de la ville de Rift, tu l'as pas juste volé, tu l'as tué."
Étienne : "Tais-toi Camille." La boule dans son dos s'agite comme si elle était en colère. Étienne a l'air mal.
Le boursouflé : "Tu l'as tué ?"
Étienne : "Camille, porte ton sac, et toi le boursouflé, ferme ta gueule, arrête de me faire la morale."
Camille : "Me gronde pas..."
Étienne : "Je te gronde pas tant que tu feras ce que je te dirai."
Camille a une larme d'enfant triste et en colère.
Étienne : "Tu n'es plus un enfant."
Camille : "Pourtant, j'aurais aimé le rester."
Ils reprennent la route.
Chaque pas sur le chemin vers le nord rapproche le boursouflé de sa jeunesse. Il rajeunit à chaque pas.

Étienne a traîné son fardeau sur un long chemin, ça a laissé derrière lui une traînée rouge, puis rose, puis juste un sillon dans le sel de la lagune, jusqu'à une cabane aménagée dans un bateau échoué. Il a tiré le corps à l'intérieur, déshabillé la personne, regardé partout, palpé jusqu'à trouver ce qu'il cherchait, une bosse sur le côté de la cuisse, il a ouvert la cuisse avec un couteau, il en a tiré une bille noire, il la regarde un instant avant de l'approcher de la base de sa nuque, et à ce moment-là le symbiote s'ouvre et dévore la petite bille. Étienne commence à prendre une espèce de toile et à emballer le corps à l'intérieur. Caméo rentre alors dans la cabane.
Étienne : "Tu m'as fais peur !"
Caméo est décoiffé, ses habits de satin sont défraîchis, ses lèvres couvertes de sel.
Caméo : "Vite, les spadassins sont à nos trousses, j'ai tué deux chevaux sous moi pour arriver jusqu'à toi. Je sais pas ou est passé Vitello..."
Vitelloe : "Je suis là !". Il rentre en faisant claquer la porte contre le mur crépi de sel.
A travers la porte, on voit le désert craquelé. On voit des fossiles, des fossiles de poissons de vase, une espèce disparue, celle du poisson que Vitello avait cuisiné dans son enfance.
Vitello : "T'aurais dû m'expliquer, t'as ruiné ma respiration !"
Étienne : "T'avais qu'à me le donner comme je te l'ai demandé ! Tu vois bien qu'il ne t'aime plus ! Arrête de traîner dans mes pattes."
Caméo : "Dis voir Vitello, depuis combien de temps tu laisses pousser ce champi dans tes chair juste dans l'espoir de le manger ? T'as sacrifié combien d'années à cette quête ?
Vitello : "Tout ce que j'ai mangé, je lui ai donné, un jour il me le donnera en retour."
Étienne : "Il ne veut plus de toi, il est parti et tu le sais bien."
Vitello : "C'est faux, tu me l'as volé, t'as pris ma réputation, t'as pris tout ce que j'avais."
Caméo retire les bagues du Doge, chacune permettrait d'acheter une ville.
Caméo : "Tiens prends, et vas t-en refaire une vie."
Étienne : "Prends, tu as de quoi aller en Sicile acheter un élevage de bufflonnes, faire les choses comme tu les entends."
Vitello pleure à gros bouillons. Étienne le gifle, il le regarde dans les yeux. C'est peut etre pas Étienne qui l'a giflé.
Étienne : "Tu devrais prendre la chance qu'on te donne au moment où on te la donne ; ou alors rends-toi utile, aide moi à emballer celui-ci !"
Vitello : "C'est pas juste !"
Étienne : "C'est moche la vie, maintenant emballe-le."
Vitello obéit en reniflant, de longs filets de morve se déposent sur la bâche. Caméo propose à Étienne de rester surveiller, et il propose à Vitello de traîner le corps avec lui pour l'enterrer dans le sel.
Étienne : "L'enterrer, pourquoi l'enterrer ? On va lui donner le trône qu'il mérite !"
il ouvre une porte et dévoile des toilettes de faïence dans un état épouvantable. Voilà, Vitello, aide moi à le mettre sur son trône, il siégera ici tant que le sel le conservera ! Il aurait dû être sur ce trône depuis bien longtemps ! Allez, aide-moi et après on refermera la porte, on laissera les spadassins jouer à cache-cache avec leur monarque encore quelques temps !
Et toi, Vitello, tu devrais me remercier de t'avoir laissé la vie et de te donner une partie du trésor. Caméo, tu as tout mis dans un sac ?"
Caméo : "Oui, c'est bon. Regarde, parmi ce qu'on a volé, cet objet..."
Il tient une poupée gigogne.
Étienne : "Maintenant on va tracer jusqu'à la forêt et intégrer un groupe de pèlerins qui part d'un village en bordure de forêt. Finalement, c'est ce que tu voulais, Caméo, on part à Compostelle. Vitello, qu'est ce que tu fais ?"
Vitello : "Je vous suis si vous m'autorisez."
Étienne : "La route appartient à tout le monde."

La grande salle du palais des Doges, salle de réception immense, plafonds couvert de dorures, avec des fresques de maîtres dans leurs creux, des fenêtres immenses en rosace du style gothique byzantin et ce plancher de marbre qui tremble parce que la lagune tremble sous le palais. C'est comme le tremblement de la réalité, de moins en moins stable.
Caméo et Vitello servent son plat, son grand-oeuvre, tout le monde est costumé, masques de loups, de docteurs de la peste, de belles. Les demoiselles ont ce masque sans ficelle qu'elles tiennent en en gardant la clé dans la bouche, ce qui les empêche de parler. La salle de banquet est dressée, une quantité de mets prodigieuse, le poisson de vase cuit vivant est le clou du spectacle. Au milieu de la salle, le Doge en habits dorés danse, les clavecins jouent une musique baroque de fin du monde, tous les rires... Étienne est proche, mais trop loin pour entendre Caméo murmurer à l'oreille de Vitello :
" Tu sais, je suis désolé en fait d'être attaché à Étienne et pas à toi. En vérité, je suis... Je ne sais pas à qui je suis attaché, à l'homme ou au horla. J'aurais voulu qu'il reste sur toi, c'aurait été plus simple, j'aurais préféré être à tes côtés.
- Petit fourbe ! Vous me l'avez volé, tous les deux ! Ne me prends pas pour un poisson de vase, j'ai de la barbe mais un peu de cervelle, je sais que vous me l'avez volé, tous les deux.
- J'en sais rien, c'est une pulsion, c'est pas moi qui réclame les choses, c'est les choses qui me réclament. Toi, t'as besoin de cuisiner, moi j'ai besoin de voler, tu dois respecter ça."
Caméo exécute une danse avec une courtisane, il l'embrasse sans plaisir, son visage est sans émotion, alors qu'elle se pâme d'amour, il lui arrache son collier et enlève ses bagues sans qu'elle remarque son manège.
Étienne est juste derrière le Doge, à la place de serviteur accordée aux cadets de famille mal en cours pour montrer l'ascendant des familles dominantes. Il découpe ses plats et les met dans son assiette. Arrive le poisson de vase devant le Doge...

Tremblement. Est-ce que c'est la lagune qui fait bouger le sol de marbre, ou est-ce la réalité qui se déplace ?
Le seigneur pique dans le plat avec sa broche, il est rougeaud, les nobles dansent pitoyablement, il croque dans le plat du boursouflé qu'on a empoisonné.
Le boursouflé regarde chacune de ses bouchées...
C'est la meilleure chose que le seigneur ait mangé de sa vie, il bâfre, c'est juste le seigneur de Rift, c'est juste trois grottes et des églises percées dans les falaises pour faire croire que c'est la civilisation, c'est juste un rustaud, il a lâché les couverts, il mange à pleines mains son chef-d’œuvre de saveurs, de fruits et d'épices...
Camille le tout petit serre la main du boursouflé, il comprend à peine ce qui se passe, il regarde le seigneur s'écrouler, rouge mort.
Étienne écarte la foule, il le prend dans ses bras, il l'emmène dans sa chambre convenablement avant de le dépouiller et d'humilier sa dépouille comme à son habitude.

Alors qu'il est en train de plonger le corps du seigneur dans les latrines, Camille le tire de là : "Étienne, dépêche-toi, les milices sont à nos trousses !"
Il a son gros sac d'or et de bijoux.
"Il faut fuir, retourner dans la forêt.
- Bien, allons-y."

Vie les regarde quitter la yourte avec le corps du Shaman et la viande grillée qu'il avait préparée avec tant d'incantations et de chants, avec tout son cœur pour qu'elle soit fondante, pour qu'elle ait le goût du renne vivant, ça s'effondre dans le feu avec les étincelles et les gens du village hurlent à leur tour, puis donnent des alertes dans une langue incompréhensible et Vie essaye de les suivre, il retrouve leurs traces dans la neige jusqu'à une yourte à l'écart du village et il entend la vieille Carême qui dit : "Vie, où est-ce qu'il est ?
- Mais je suis là !"
Il rentre dans la yourte en faisant voler la peau de bête qui secoue la neige à l'intérieur.

A ce moment-là, un homme vient de trouver ses traces dans la neige, avec ses chasseurs ; c'est Shaman Loup avec son grand masque, une tête de loup empaillée avec des coquillages à la place des yeux, sinistre, couvert de hardes noires, il a reconnu les empreintes de ses raquettes : "On les aura. Ils n'auront pas tué Shaman Renne impunément."
Shaman Loup et ses chasseurs se lancent sur la piste.
Vie s'emmitoufle dans son costume de paille et suit les chasseurs en tremblotant. Il suit les chasseurs qui le suivent.

Vie veut rattraper Étienne et Carême qui sont partis sans lui, il essaye de perdre Shaman Loup dans la neige et les rejoindre. S'il se fait tuer par des homme du village, ça va pas l'arranger. Plus il marche, plus son corps rajeunit, son corps devient svelte et endurant.

Étienne et Carême dans la yourte. Au fond de la yourte, il y a ce trou où les gens chient et on refait le feu par-dessus, Étienne a plongé le corps de Shaman Renne dedans la tête la première.
Carême est jeune, elle trente ans : "Partons, partons." C'est vraiment une belle femme, elle lui attrape les mains, l'embrasse sur la bouche : "Partons, Vie va les retenir, ça leur fera un os à ronger, peut-être il peut les retenir longtemps, des années et des années.
- Tu as raison, et peut-être qu'ils le retiendront aussi.
- Oui, il leur servira de bouc émissaire."
Carême sort les poupées gigognes. A travers elles, elle observe Vie qui court et le Shaman Loup à ses trousses : "Étienne, tu vois tout ce que je fais pour toi..." Elle embrasse la poupée gigogne de Vie : "Pardon Vie, on n'a pas le choix..."
Étienne tremble, il est en bras de chemise dans la neige sur le pas de la porte, il voit le costume de paille faire diversion, il s'en retourne, dédaigneux, comme s'il n'existait pas vraiment. Il commence à parler à sa bosse : "Nous somme prêts, allons-y", sa parole est indistincte, il s'est beaucoup affaibli ces derniers jours.

Cela fait quarante ans qu'Étienne et Carême fuient, qu'ils cherchent à échapper à Shaman Loup. Il y a eu les baleines, il y a eu quarante ans pour arriver à cette dernière yourte, où Vie les a enfin retrouvés, mais au bout de ces 40 ans ils sont tout proches du mur de glace.
Vie a voulu perdre les chasseurs, il s'est perdu, ils ont fini par se rendre compte qu'on tournait en rond dans le noir, le cœur de l'hiver, le soleil se levait pas et Shaman Loup a fini par mettre le grappin sur Vie et il a compris qu'il s'était moqué de lui et tout le temps qu'ils avaient marché, il avait rajeuni mais eux ils avaient beaucoup vieilli. Il l'ont mis dans une outre en peau et ils ont dit qu'il allait attendre là le temps que chacun d'entre meurt de vieillesse et il n'a pas vu la lumière pendant tout ce temps.

Si Étienne gâche tout, c'est pour se forcer à avancer. Tous ses meurtres, il ne les fait pas de gaîté de cœur, c'est presque un rituel, auquel il a pris part, un certain rituel, recommencer et recommencer pour avoir la force d'avancer, avoir de nouveaux poursuivants pour avoir la force d'aller plus loin. Il rassemble ses forces pour aller au bout de sa quête, il a presque tout perdu, ses souvenirs visuels, anecdotes, mémoire à quelques semaine, il garde du symbiote des sensations et des choses, des goûts de gibier, de poisson de vase, de vieux champignon, et des goûts plus étranges comme le goût de la chaise humaine, des sensations diffuses, comme mortes, qu'il n'arrive à relier à rien.

Étienne et Carême ont rassemblé leurs forces ; le corps d'Étienne part en chaleur ; il constate les effets du symbiote sur le corps de Carême qui a vieilli, pendant qu'ils marchaient il a compris un peu tout ce que l'enfant a vécu avec lui, sensation diffuse de temps qui passe plus vite, chaque pas inscrit une nouvelle ride sur sa figure, chaque croisement de route imprime une sensation plus douloureuse, c 'est comme s'il voyait le cartilage se flétrir sur les os de sa tête, le petit renard a pris une proportion terrible et bouge de façon juvénile sur le corps de Carême, elle trébuche...
Ils croisent un géant rouge à barbe blanche, d'autres choses, ils entendent des bruits mécaniques qui n'évoquent rien de ce qu'ils ont croisé, les étoiles s'éteignent les unes après les autres, il n'en reste plus qu'une en face, vers le mur de glace. Une rafale emporte le collier de Carême, elle n'a pas le temps de l'en empêcher, elle se rapproche d'Étienne, elle a les cils pleins de givre, les lèvres bleues : "Tire-moi, amène-moi jusqu'au mur de glace, on est tout proches...
- Ne t'inquiète pas, nous arrivons. Prends ça, ça te fera du bien."
Il met dans ses mains la dernière et la plus petite des poupées gigognes, la seule qu'ils n'ont pas égarée en route.
Plus de forêt, juste la neige, immense étendue blanche, désert, gros fossiles couverts de neige, fossiles gigantesques de poissons de vase, grands craquement en dessous d'eux, comme si une banquise se fissurait progressivement.
Carême : "Tu vois, on s'est déjà séparés du monde. Mais est ce qu'on était pas séparés de lui depuis le début, depuis que t'as empoisonné le Doge ?"

Au pied du mur de glace, point noir dans le blanc, un trépied en bois auquel est pendu une outre, en sort un cri de nourrisson. Ils s'approchent, le mur est gigantesque, ils arrivent dans son ombre, le mur cache la dernière étoile, tout est presque noir, juste une légère flammèche scintille comme un fanal, un feu pour signaler le présence du trépied, une lucarne de la taille d'une main, par laquelle la lumière de l'étoile tombe sur le trépied tout en laissant l'outre dans le noir total.
Carême étreint l'outre avec ses doigts osseux et entend les gémissements du bébé à l'intérieur. La paille fait son nid entre la peau de l'outre et la sienne. Étienne ressent une répulsion pour cette outre, qui la renvoie à sa culpabilité. Carême pleure, ses larmes gèlent et lui fendent la peau. "Vie, pardonne-nous..."
Sur son dos, le renard a rajeuni, il est aveugle et sans poils, il couine. Le bébé tend ses petits poings vers le renard avec une avidité joyeuse.

On est au bout du chemin. La douleur d'Étienne le rappelle à sa condition de véhicule. Vie s'approche de son ancien hôte. Enfin ! Si Vie mange le renard, il va manger la réalité. Lui, un petit bébé, comment pourrait-il faire autant de mal ? Étienne n'aurait aucun scrupule, même face à un enfant. Vie a passé des années enfermé à cause d'eux, mais ça en valait la peine !
Carême : "Renard, je t'ai apprivoisé pour que tu traverse les mondes, la mémoire et l'identité avec moi, je ne peux pas laisser faire ça. Vie, je suis désolé, je t'ai fait une promesse, tu es la seule personne que j'ai vraiment aimée, mais je suis condamnée à te trahir..."
Étienne arrache le renard du dos de Carême comme elle le lui avait arraché lorsqu'il n'était plus capable de le porter, il la regarde avec un sourire, un pincement de lèvre, comme pour dire : "Désolé" sans vraiment l'être, la bête dans ses mains devient agressive, elle ouvre sa toute petite gueule de bébé renard, un grondement comme le cri des baleines qui s'écroulent ou les pilotis de Venise qui tremblent le soir où le Doge a été assassiné, il ouvre l'outre et jette le renard à l'intérieur avant de la fermer !
Dans l'outre, d'abord un cri de joie, puis un cri de douleur, puis un hurlement de bête sauvage dans une gorge déchirée !

L'outre bouge encore, du sang en suinte jusque dans la neige. Étienne place l'outre juste devant la lucarne où la lumière frappe la banquise, il regarde le sang par terre, et s'effondre, au bout de ses forces. Son corps creuse un trou dans la neige à force de chaleur jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus une once d'énergie.

Sur la plage de Compostelle.
Frémissement des vagues, sac et ressac, rouleaux qui s'écrasent contre le sable. Devant eux, l'océan à perte de vue comme si le monde s'arrêtait, d'ailleurs le monde s'écroule derrière dans de grandes cataractes, ou se brise contre le mur au loin qui bouche l'horizon. Des milliers de coquillages s'écrasent sur la plage, et ces fossiles de poissons de vase...
Le soleil leur chauffe la peau. Camille est penché sur le corps d'Étienne. Il le traîne, le plonge dans l'eau salée.
Il sait que le boursouflé est derrière lui, mais il n'ose pas le regarder.
On entend les mouettes, il sont arrivés au bord du monde, le sang d'Étienne se mêle à l'eau...
" On y arrive, je te l'avais promis ce bain de mer ! On perdra plus jamais nos souvenirs !"
Les habits de Camille sont trempés, c'est comme un baptême.

Il a une dernière vision.

Il se retourne.

Il est dans un canal asséché de Venise couvert d'une croûte de sel.

Il voit un autre enfant.

C'est Vitello.

Et il voit un poisson de vase

le dévorer.


Feuilles de personnage :

Étienne

Je veux explorer la mémoire du symbiote (Venise : Symbiote)
La douleur me rappelle ma condition de véhicule (Venise : Chair)
Empoisonner le doge demande des moyens surnaturels que je ne possède pas (Venise : Sorcellerie)
J’ai placé sur son trône le monarque de sel (Venise : Venise)
Si je gâche tout, c’est pour me forcer à avancer (Nord : Pulsions)
Je rassemble mes dernières forces pour aller au bout de ma quête (Nord : Pulsions)

Camille / Caméo / Carême

Je veux qu'Étienne m'aide à travers le désert de forêt jusqu'à Compostelle (Venise : Venise, sous-symbole : désert de sel)
Étienne est un proscrit mais je dénoncerai car il me protège (Compostelle : Pulsions, sous-symbole : justice)
J'ai apprivoisé le renard, qui traverse les mondes, la mémoire et l'identité (Au Nord : Nature)
Les milices sont à nos trousses (Compostelle : Brigands, sous-symbole : milices)
Quarante ans à fuir les hommes et à fuir le réel (Au Nord : Société)

Le boursouflé / Vitello / Vie

Je veux retrouver Étienne pour qu'il me rende mon hôte (Venise : Mémoire)
Je convaincrai le horla d'Étienne de me revenir (Compostelle : Horla)
Chaque pas vers le Nord me rapproche de ma jeunesse (Compostelle : Nature)
J'ai passé des années enfermé à cause d'eux (Au Nord : Ténèbres)
non rédigée (Au Nord : Ténèbres)
non rédigée (Au Nord : Troupeaux)

Vincenzo

(barré) Je veux ramener le horla à Vitello (Au Nord : Nature)
Je pense que Vie a faim de ce renard malicieux (Au Nord : Chair)


Retour des joueur.se.s :

Joueur de Vincenzo :

J'étais très fatigué de ma semaine. Quand le hangout a lâché et qu'on a mis dix minutes pour redémarrer un nouveau hangout, ça m'a tué, et ensuite je n'ai plus été en état de jouer.
A la lecture des trois théâtres, j'étais serein, je voyais quoi jouer. Le principe de raconter les mêmes histoires dans différents endroits, ça m'allait bien, mais j'ai pas réussi à entrefiler mon personnage, j'avais l'impression de courir après la fiction, sans pouvoir la rattraper, j'avais toujours mes idées un temps trop tard.
Ceci dit, j'ai beaucoup aimé vous suivre en spectateur sur la fin, j'ai surtout regretté d'avoir eu ce gros coup de fatigue.

J'ai eu la sensation d'observer des musiciens qui jouent chacun dans les creux des autres.

Joueuse du Boursouflé / Vitello / Vie :

Hop, un complément de débrief à froid, qui fait peut-être redondance avec ce que j'ai pu dire à chaud (mais je ne me souviens pas de ce que j'ai dit). Je te laisse trier :

- J'ai vraiment beaucoup aimé cette partie parce que c'était une sensation assez inédite pour moi, proche d'un Dragonfly Motel. Mais à part ce jeu-là, ça ne ressemblait à rien d'autre de ce que j'ai pu jouer en jdr. Ça continue de m'ouvrir des portes dans ce qu'il est possible de jouer de ce côté-là, et j'aime vraiment beaucoup cette perspective.

- L'incarnation des personnages était ténue et compliquée pour moi, parce que je n'avais pas d'archétype prédéfini en tête, du coup je jouais plus des situations qu'un personnage. Mais la concentration que demande le mindfuck pour maintenir l'harmonie et la compréhension entre les joueurs a quand même produit pour moi un flow quasiment hypnotique (par la répétition des motifs, des variations de scènes, de personnages, etc.). Bref, une immersion effective et puissante, mais pas dans le personnage.

- C'était une première pour "goûter" mais ça ouvre un territoire assez vaste à explorer qui me fait énormément envie : jouer la juxtaposition de réalités, jouer des passages entre des mondes (rêves gigognes, récits dans des récits, etc.), jouer des scènes "potentielles" plus que "réelles". J'ai très envie de poursuivre l'exploration des possibles et de voir si on peut intensifier le plaisir avec un peu d'entraînement.

Quelques éléments à garder en tête pour la prochaine (j'espère qu'on jouera une prochaine) soit des choses qui ont bien marché, soit des choses qu'on pourrait encore améliorer en tant que joueurs:

- C'est probablement mieux de se mettre d'accord avant sur la façon dont les personnages sont déclinés selon les théâtres : projections d'eux-mêmes, échos d'archétypes, personnages radicalement différents, mêmes personnages, etc.
Rien que se dire qu'on prévoit trois noms différents pour chacun des personnages, ou au contraire qu'on prévoit de garder le même prénom pour nos personnages, ça peut aider à harmoniser la table sur le type de mindfuck.

- Prévoir un (ou des) archétype(s) de personnage : un (ou plusieurs si on décline selon les théâtres) costumes basiques et faciles à endosser, histoire de ne pas avoir à tâtonner de ce côté-là, et garder l'attention et l'inconfort des joueurs centrés sur les switchs, les ruptures de narration.

- Placer des mots-clefs au départ : quand on présente un théâtre, placer un maximum de mots-clefs très marqués, histoire que la simple reprise d'un des mots soit un marqueur de switch. Pour les autres joueurs, ça veut dire prendre au vol les mots-clefs sur la première présentation pour pouvoir les replacer ensuite.

- Prendre le temps : prendre le temps de décrire beaucoup pour être sûr que tout le monde comprend, prendre le temps de récupérer tout le monde avant de re-switcher, prendre le temps de jouer le personnage en incarnation avant de vouloir faire avancer la narration.

- jouer simple : avoir un objectif basique et convergent pour chaque personnage (il veut un truc, moi aussi), des liens très forts aussi entre les pj (quitte à trouver plus tard pourquoi/comment ils en sont arrivés là), des situations claires et basiques (vol, meurtre, fuite, rivalité), histoire que ces éléments-là soit plus faciles à décliner d'un monde à l'autre, et servent d'appui pour jouer les variations de scènes.

- Jouer récurrent : reprendre un maximum de motifs en permanence (ici les poissons, le renard, la pluie, la neige, la nourriture, les seigneurs, les poursuivants, etc.) même en simple décor sans enjeu, reprendre les problématiques des personnages/des situations, rejouer des scènes entières... ça aide à produire l'effet un peu hypnotique et une certaine cohérence même quand la logique est absente.

- Accepter tout ce qui passe : les incompréhensions ont été très rapidement harmonisées parce que le joueur/la joueuse qui était décalé/e se remettait rapidement au diapason des autres, sans chercher à défendre sa vision des scènes. Ce qui a permis de garder un chouette rythme, lent mais constant, où les accrocs étaient rapidement réparés.

Voilà. C'était difficile, mais il y a quelques mois encore je n'aurais pas cru que c'était jouable, alors je suis très contente qu'on l'ait fait, que ça ait plutôt bien marché, et qu'en plus ça m'ait procuré un vrai plaisir. Merci à toi !

(Et je vais proposer aux deux autres joueurs qu'on retente IRL pour que le joueur de Vincenzo ne reste pas sur un abandon.)


Retour personnel :

Le sentiment que m'a donné cette partie, c'est qu'on a tenté l'ascension de l'Everest par la face nord et sans oxygène, qu'on est arrivé au sommet mais qu'on n'est pas ressorti indemnes. Je suis absolument satisfait de l'aventure jouée, on avait dit qu'on jouerait mindfuck, on peut dire que ça le fut, et l'aventure va me rester en tête longtemps. En revanche, on a été loin de jouer en confort. On a perdu un camarade sur le chemin, et on s'est tous pris quelques engelures. On s'était un peu préparés à l'expédition, mais force est de constater qu'on s'était assez préparés pour arriver à planter un drapeau au sommet, on était insuffisamment préparés pour y parvenir sans dommage.

Le joueur de Vincenzo a déclaré forfait au bout d'une heure et demie de jeu, d'abord il a suivi le groupe sans plus rien dire, un phénomène que j'ai vu plusieurs fois avec d'autres joueurs, le personage fantôme, avec des objectifs et des identités toujours mouvants, le joueur dans l'incapacité ou l'involonté de rattrapper les perches qu'on lui tendait, et je parle d'une personne dont je tiens le jeu, notamment quand il est esthétique, en grande estime. Puis il a demandé qu'on le laisse là et qu'on continue sans lui. Certes, la fatigue explique ça, et le fait de jouer en hangout aussi, mais force est de constater que la difficulté de l'expédition était aussi en cause, notamment l'incompréhension entre nous deux : j'étais parti dans l'idée de jouer avec un enchaînement cohérent des situations, quitte à faire des voyages dans le temps (flashbacks et flashforwards dynamiques), alors que lui voyait le passage d'un théâtre vers l'autre comme une déclinaisons d'uchronies intimes, autrement dit qu'on racontait en fait des aventures différentes dans chaque théâtre, trois "et si ?" possibles. C'était deux visions difficilement conciliables, et d'ailleurs si on a réussi à les concilier avec les deux personnes restantes, ce fut par une série de compromis de chaque bord, à la fois sur nos propositions et sur la cohérence. Y'a un moment, j'ai dit : "De toute façon, on n'arrivera pas à rendre tout cohérent".
L'autre incompréhension, ce fut entre moi, qui partait sur un jeu mindfuck mais avec un maintien de la causalité, et le joueur d'Étienne et la joueuse de Vitello qui à mon sens sont partis sur un jeu à la Dragonfly Motel, c'est à dire sans s'attacher excessivement à la causalité. Et en effet, on a presque fait un Dragonfly Motel avec des phrases et des conflits.
L'autre similitude avec Dragonfly Motel, c'est qu'on s'est assez limité sur le méta, on a joué sur l'harmonie. Et il y eut de sacrées réussites dans ce domaine ! Le joueur d'Étienne et la joueuse de Vitello m'ont étonné car ils sont très vite parti dans un jeu typique du théâtre d'improvisation : en faisant des propositions roleplay qui impliquaient un gros twist sur le perso d'en face, en sollicitant beaucoup la capacité du joueur d'en face à dire oui. Quand la joueuse de Vitello énonce que c'est Carême qui a récupéré le symbiote, j'ai été étonné, et j'ai dit oui car le refus de jeu aurait été inélégant et ça m'a emmené vers des choses complètement inattendues. Quand le joueur d'Étienne démarre une scène en disant à Vitello : "Allez, Vitello, prête-le moi juste un instant, je te le rendrai après !", charge à la joueuse de Vitello d'embrayer là-dessus, c'était un sacré numéro d'acrobatie.
Autre acrobatie qui a sacrément sollicité notre capacité à s'harmoniser en tant que groupe, c'était mon concept de personnage à la base ; j'avais prévu dès le départ que j'aurais un âge, une apparence et un genre différent dans chaque théâtre (finalement, je suis allé encore plus loin, puisqu'on s'est aperçu que le temps passait différemment dans le théâtre "Au Nord", et donc Carême y est passé par trois âges différents), mais j'ai omis de l'annoncer aux autres à l'avance, et ça a dû les déstabiliser. Ceci dit, la balle fut reprise au bond, puisque la joueuse de Vitello a largement intégré l'idée d'avoir trois apparences, trois noms et trois âges différents pour chaque théâtre, de même que le symbiote changeait aussi d'apparence et d'âge.
On a aussi éprouvé notre capacité à user du langage symbolique et recycler le langage symbolique des autres joueurs. Le fait que Compostelle soit représenté par la pluie battante, ça vient du joueur d'Étienne, gimmick qu'on a tous repris. Et y'a des tonnes de langage symbolique commun dans toute la partie, ça partait très loin dans les analogies.
On a presque joué une harmonie aveugle. J'entends par là que nos visions de l'aventure étaient sûrement très différentes, divergentes, mais qu'on a continué à jouer malgré ça, s'arrangeant avec nos solipsismes la plupart du temps, faisant un pas de côté pour nous remettre dans la tonalité du groupe quand c'était nécessaire. Y'a eu par exemple, ce moment où je joue Caméo et je rejoins Vitello et Étienne qui se disputent le champignon, et en fait ça heurte la chronologie que je m'étais faite dans ma tête, parce que je pensais avoir fait connaissance avec Étienne qu'après qu'il ait eu le symbiote.

Alors, je suppose qu'on est sans regrets. On est plutôt des joueurs performeurs, on était tous là pour jouer esthétique, on connaissait les risques et on les a pris sans sourciller. Mais à la prochaine expédition, peut-être qu'on se préparera davantage, qu'on se coordonnera davantage. En fait, on aura besoin de déterminer si on se ramène plutôt vers une base solide, avec des segments de causalité inviolables, ou si on contraire on s'oriente sans complexe vers un Dragonfly Motel avec des phrases et des conflits, en lâchant délibérément les amarres de la causalité. Alors peut-être qu'on atteindra à nouveau le sommet sans lâcher personne en route.
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