Page 1 sur 1

Entretien avec Coralie David 1/3 : L'écriture de jeu de rôle

Message Publié : 20 Juin 2014, 09:18
par Thomas Munier
Lien vers la partie 2 de l'entretien
Lien vers la partie 3 de l'entretien


Coralie David prépare une thèse de littérature comparée sur le jeu de rôle. Dans ce cadre, elle a posé une série de questions faussement naïves à certain nombre d'acteurs du jeu de rôle. On peut lire ici les réponses d'Anthony "Yno" Combrexelle, de Johan Scipion, de Romaric Briand, de Romain d'Huissier, de Tristan Lhomme, de Steve Darlington , de Ron Edwards de Laurent "Bob Darko" Devernay, de Stéphane "Alias" Gallay, de Sandy Julien, d'Aldo "Akae" Pappacoda, de Philippe Tessier , d' Yslaire d'Argolh , de Macbesse (réponses pirates :) )et encore plein d'autres centralisés ici. Je suis a peu près sûr qu'on peut en trouver d'autres sur le net, n'hésitez pas à me le signaler, je les rajouterai à la liste, parce que les réponses de chacun m'intéressent beaucoup. Nul doute qu'on pourra en retrouver la totalité quand la thèse de Coralie sera terminée.

Doncques, j'ai eu la chance de recevoir moi aussi les questions de Coralie. Je les ai trouvées si inspirantes que je n'ai pu m'empêcher de répondre très en détail. Je vous propose donc de retrouver ici mes réponses, fractionnées en trois épisodes.



Comment définiriez-vous votre métier ou votre activité dans le JdR ?

Je suis auteur professionnel de livres de jeux de rôles indépendants. Actuellement (juin 2014), le jeu de rôle ne constitue pas mon corps de métier (je suis conseiller agricole), mais bien mon métier de cœur. J’y consacre environ 80 heures par mois et je récolte entre 100 et 200 € de bénéfice par mois. C’est une double activité qui commence à décoller. Je me considère comme un professionnel du jeu de rôle depuis deux ans, mais à ce jour, je n’ai demandé aucun statut administratif, que ce soit auteur ou auto-entrepreneur). Mon métier dans le jeu de rôle consiste aujourd’hui essentiellement à écrire des livres et à les autoéditer. J’ai déjà publié un livre d’aide de jeu : Musiques Sombres pour Jeux de Rôles Sombres (2012), un recueil de chroniques musicales pour sonoriser des séances de jeu de rôle d’horreur. J’ai aussi publié un supplément de jeu de rôle : Millevaux Sombre (2013), traduction de Millevaux, mon univers post-apocalyptique forestier, pour le jeu de rôle Sombre, un jeu d’horreur survivaliste de Johan Scipion. Enfin, j’ai publié deux jeux de rôles complets : S’échapper des Faubourgs (2013), un jeu de rôle d’horreur onirique, et Inflorenza (2014), un jeu de rôle pour incarner des héros, des salauds et des martyrs dans Millevaux, mon univers post-apocalyptique forestier.

Je développe actuellement plusieurs jeux de rôle : Arbre, pour jouer des clochards magnifiques dans les forêts hantées de Millevaux, Marins de Bretagne, un jeu de conte et de rôle dans une Bretagne imaginaire, et Wonderland, un jeu de rôle contemporain sur l’onirisme, la drogue et les réalités virtuelles.

J’écris mes livres en solo. C’est-à-dire que mes collaborateurs sont soit bénévoles, comme les relecteurs, les playtesteurs et les auteurs des photos en licence Creative Commons BY-NC que j’utilise pour mes collages, soit sont directement rémunérés par moi, comme les illustrateurs et Johan Scipion, le propriétaire de la licence Sombre. Et j’autoédite mes livres sous différents formats : version texte gratuite et librement téléchargeable, impression à la demande à prix fixe avec bénéfice, pdf illustré à prix libre, livre artisanal à prix libre. Ces documents sont tous en licence Creative Commons BY-NC (Attribution / gratuit pour un usage non commercial). Mais j’envisage de passer bientôt tout ce que je pourrai en « libre de droit ».

Je me déplace en convention, en Bretagne uniquement, pour playtester, promouvoir et vendre mes livres de jeu de rôle. Je ne me rends plus en association.

Ma double activité d’auteur professionnel se complète par l’écriture d’autres livres indépendants (roman, nouvelles, poésie) et par l’entretien d’un blog sur la créativité : Outsider. http://outsider.rolepod.net/


Qu’est-ce qui vous motive à écrire un jeu, notamment Inflorenza ? Quels étaient vos objectifs lorsque vous avez écrit ce JdR ?

Proposer une expérience qui soit originale en terme d’univers, de ton, de fiction. Quand je dis originale, j’entends différente de ce que je connais dans le marché, que ce soit dans le jeu de rôle ou dans les autres médias. Mon exigence d’originalité spécifique au média jeu de rôle, elle se situe dans la proposition ludique, c’est-à-dire, dans le type de personnages qu’on peut incarner et le type d’intrigues qu’ils peuvent vivre, dans les mécaniques de jeu, dans les enjeux ludiques et fictionnels.

Outre le besoin de proposer un matériau original aux joueurs, ça reste aussi une nécessité plus égoïste, une nécessité créative. Je n’arrive pas à garder mes créations pour moi, j’ai besoin et envie de les montrer, sous la forme la plus aboutie possible. L’échange avec le public, c’est ma récompense, et c’est aussi une partie du processus. Mais la réflexion, la réalisation, la production et la communication autour de ces livres sont tout aussi importantes pour moi. Chaque étape du processus m’apporte de la gratification.

Concernant Inflorenza, j’avais déjà un univers, Millevaux, mais le premier livre que j’ai publié dans le cadre de cet univers, Millevaux Sombre, ne l’abordait que sous la focale de l’horreur survivaliste. Or, je l’avais déjà fait jouer sous d’autres focales, comme l’exploration, l’ambiance chair et sang (ou gritty. Traduit une ambiance portée sur les difficultés physiques, psychologiques et matérielles qu’endurent les personnages) ou l’horreur épique, et je savais qu’une partie des gens intéressés par Millevaux attendaient ça également. Inflorenza est ma proposition pour faire de l’horreur épique (comprendre des personnages baignés dans un univers horrifique mais avec un potentiel qui les place au-dessus du commun et leur permet de s’extraire de la condition de victime). Quand je dis horreur épique, j’entends des batailles épiques contre des monstres abominables, mais aussi du drame avec des enjeux forts, de violentes intrigues de cour, de l’horreur métaphysique. Le tout dans ce décor de Millevaux, traduit ici comme un enfer forestier, un enfer aussi réel que métaphorique. L’idée est d’interroger les joueurs et leurs personnages : qu’est-ce que ça fait de vivre en enfer ? Qu’est-ce qui rend ce monde infernal ? Est-ce que c’est vraiment un enfer pour tout le monde ? Y a-t-il un espoir de changement ? Et quel changement ? A quel point disposer d’un potentiel énorme change la donne ? Va-t-on utiliser ce pouvoir pour être un héros, un salaud ou un martyr ?

L’autre motivation pour écrire Inflorenza, c’était de jouer du drame et de centrer le jeu sur les personnages des joueurs. Dans la plupart des jeux de rôle que je connais, les personnages des joueurs ne sont pas le moteur des enjeux fictionnels. Ils remplissent une mission, un devoir ou réagissent à une adversité, un danger, une catastrophe. À plus forte raison dans les jeux de rôle à scénarios, on demande aux joueurs de réagir et non d’agir, et la prémisse du scénario serait la même quelque soit les personnages qu’ont créé les joueurs. Les personnages des joueurs sont souvent arbitres ou spectateurs des histoires des personnages non-joueurs. Quand un maître de jeu prévoit de jouer du drame, il prépare un organigramme de personnages non-joueurs et ensuite il voit comment intégrer les personnages des joueurs. Le paroxysme de cette approche (jeu à mission + organigramme des figurants en premier) peut donner des parties de jeu de rôle dont la fiction ressemble au film Les aventuriers de l’Arche Perdue de Steven Spielberg, où le héros Indiana Jones ne fait rien qui puisse changer le cours de l’histoire (i.e. le film serait le même si on enlevait ce personnage). L’idée d’Inflorenza, c’est d’écrire d’abord l’organigramme des personnages des joueurs et ensuite d’y raccorder des personnages non-joueurs, qui sont là uniquement pour mettre les personnages des joueurs en valeur.

J’avais déjà fait plusieurs campagnes d’horreur épique, avec du drame et du jeu centré sur les personnages dans Millevaux, mais avec le Basic System (un système générique de jeu de rôle). En fait, le Basic System ne faisait que motoriser les capacités de combat et les compétences des personnages, il ne soutenait pas du tout mes intentions. Je devais m’appuyer uniquement sur mes techniques de maître de jeu et sur l’implication des joueurs pour soutenir mes intentions. En fait, ma version du Basic System était même contreproductive, car détaillant excessivement le combat et les tests de compétence. Et à chaque fois que je voulais incorporer un nouvel aspect dans les règles, comme les intrigues de cour, je devais écrire de nouvelles listes de règles pour ça et ça ne faisait que complexifier le jeu, sans jamais atteindre tout ce que je recherchais. En fait, mes intentions étaient nettement plus soutenues quand je n’utilisais pas les règles.

L’objectif d’Inflorenza, quelques années plus tard, après avoir pas mal étudié ce que proposaient les théoriciens du jeu de rôle des forums de The Forge et de Silentdrift, et les jeux de rôles indépendants (Polaris de Ben Lehman, Innommable de Christoph Boeckle, Breaking the Ice d’Emily Care Boss, Prosopopée de Frédéric Sintes, etc…), c’était de proposer des règles de jeu qui soutiennent complètement ces intentions, et ne soutiennent que ça.

Ainsi si on applique les règles d’Inflorenza, le jeu est forcément horrifique parce que les règles font intervenir des thèmes horrifiques comme l’horreur organique ou l’horreur métaphysique. Le jeu est forcément épique parce qu’il est organisé en conflits (une procédure unifiée, non divisée par rounds, pour gérer tout type d’adversité) dont les joueurs définissent les objectifs, et ils peuvent définir des objectifs vraiment ambitieux, comme détruire toute une armée. Et ça reste malgré cela horrifique, dur, parce que les règles peuvent entraîner des conséquences vraiment désastreuses, même en cas de victoire, parce que les personnages peuvent forcer la victoire en prenant le risque d’endurer des sacrifices. C’est forcément du drame parce que le système crée une dramaturgie, il attaque la volonté des personnages comme prix à payer pour remporter des victoires. Enfin, c’est forcément centré sur les personnages des joueurs. Il n’y a pas de scénario, juste ce que j’appelle un théâtre, une situation de départ très ouverte, et toute l’intrigue va être provoquée par les motivations des personnages des joueurs : on ne peut pas jouer de conflit qui ne soit pas lié à leurs motivations.

Chaque partie du système d’Inflorenza ou chaque intention n’est pas originale prise à part, mais j’ose croire que le mélange porte ma vision personnelle pour le jeu de rôle. Les jeux des années 1990 dont je me suis inspiré (Vampire : La Mascarade, Les Secrets de la Septième Mer) apportaient un feeling via des conseils de maîtrise. J’ai voulu recréer ce feeling avec les outils de ma génération d’auteurs, qui sont davantage les règles que les conseils de maîtrise.


Lorsque vous écrivez un JdR ou participez à un supplément pour une gamme déjà existante, qu’est-ce qui vous inspire en premier lieu ? Le système ? L’univers ? Le type de personnages que les joueurs interpréteront, les scénarios potentiels, ou est-ce toujours différent ? Un mélange de ces éléments ?

En tout premier lieu, c’est l’univers, les images mentales de scènes qui me viennent. Millevaux est né d’images mentales fortes (l’Europe envahie par la forêt, une humanité en plein déclin, des lieux hantés) ; Millevaux Sombre a servi à restituer les plus brutes de ces images. Ensuite, comme j’y ai réfléchi pendant des années, l’univers de Millevaux s’est complexifié. Il a acquis une écologie, une histoire, une mythologie. C’est devenu tout un folklore, issu de l’inconscient collectif européen et de mon propre folklore personnel d’histoires, d’images et d’obsessions. Inflorenza permet d’exploiter davantage la richesse de cet univers, et permet aussi aux joueurs de bâtir leur propre enfer forestier. C’est crucial pour moi : ne pas sacraliser l’univers. Si une table de jeu sacralise l’univers tel qu’il est décrit dans le livre, elle aura des scrupules à explorer des zones qui ne sont pas assez décrites, elle se posera beaucoup de questions sur le comportement des personnages, sur la cohérence de l’univers, et chaque fois que le livre sera pris en défaut sur ses aspects, la suspension d’incrédulité de la table sera mise en danger. Ce que je veux présenter dans les livres, ce sont des pistes, ce sont des rumeurs. La table de jeu doit se sentir libre de contredire ou de compléter l’univers. Qu’elle trouve sa propre cohérence importe plus qu’elle suive la cohérence du livre. C’est à mon sens la différence fondamentale d’approche entre la fiction non linéaire (le jeu de rôle, le conte improvisé, le théâtre d’improvisation) et la fiction linéaire (le récit). En fiction non linéaire, le livre n’est pas le jeu. Croire l’inverse, c’est croire que toutes les recettes des fictions linéaires fonctionnent en jeu de rôle, et c’est faux. Donc je n’hésite pas à laisser des blancs. Ils seront complétés par des suppléments de contexte, des livres sans règles, à paraître. Ainsi, pour savoir à quoi ressemble vraiment la forêt de Millevaux, il faudra attendre la parution du livre Ecosystème, ou piocher dans les comptes-rendus de partie sur le forum de Terres Etranges. Dans les livres parus, Millevaux Sombre et Inflorenza, je me suis surtout apesanti sur l’ambiance, l’historique, la société et la civilisation. Un maître de jeu qui utiliserait seulement ces deux livres devrait complètement imaginer le contenu de la forêt. Et en même temps, ça ne me dérange pas de donner beaucoup d’information, plus d’information qu’une table de jeu dilettante aurait besoin. Millevaux est un territoire obsessionnel bâti pour y vivre une vie entière, dans la grande tradition d’univers étendus de jeux de rôles comme Empire of the Petal Throne, Jorune, Talislanta. Je m’inscris aussi dans la tradition des univers picturaux de l’art outsider, d’autres territoires obsessionnels : le Palais Idéal du Facteur Cheval, les rochers sculptés de Rotheneuf, les peintures d’Henry Darger, les dioramas d’art modeste. Des univers tellement complexes et exotiques que personne n’en détient toutes les clés, pas même leurs auteurs. Moi-même, qui pratique le jeu de rôle dans l’univers de Millevaux de façon assidue, je n’ai pas l’occasion d’exploiter tout ce que j’écris pour le jeu. Je crois qu’on doit permettre aux tables de jouer sans devoir ingurgiter une encyclopédie, c’est pour ça que dans les livres parus, l’univers est placé en dernier, après les règles, et qu’il est optionnel de le lire. Mais je crois aussi que tout une école de joueurs apprécie de plonger en profondeur dans un univers de jeu, qu’elle a besoin d’assimiler plus d’information qu’elle ne peut en exploiter en jeu, pour fertiliser son imaginaire, pour voir la cohérence derrière des éléments qui sont incohérents au premier regard. C’est pour ça qu’il y a aura des livres de contexte : Atlas, Ecosystème, Surnaturel, Créatures.

Cet univers est tellement vaste qu’il justifie d’utiliser non pas un mais trois jeux de rôles : Millevaux Sombre (pour être exact, c’est un supplément pour le jeu de rôle Sombre, de Johan Scipion, dont les règles sont parfaites pour faire de l’horreur survivaliste), Inflorenza (horreur épique) et Arbre, à paraître (exploration de l’univers, ambiance chair et sang).
Je crois que les univers étendus sont faits pour la fiction non linéaire. Qu’il est plus agréable, plus immersif de les visiter et se les approprier par le biais d’encyclopédies ou d’explorations virtuelles (jeu de rôle, jeu vidéo) que par un corpus de fictions linéaires (livres, films) qui constituerait un canon inébranlable.

Inversement, je suis trop épris de ces foisonnements d’images mentales pour brider celle des joueurs, c’est pour ça que je donne beaucoup d’outils pour que les joueurs bricolent eux-mêmes l’univers. J’ai même écrit un petit jeu de rôle d’horreur onirique contemporaine, S’échapper des Faubourgs, qui ne possède pas d’univers dédié, mais donne les clés pour se bâtir son propre univers cauchemardesque, appelé Les Faubourgs.

L’univers est la seule chose qui est vraiment décrite avec un luxe de détails dans mes livres. L’univers et les intentions de jeu. Je suis un grand défenseur de l’éthique System does matter, de Ron Edwards. Je définis très clairement mes intentions de jeu pour chaque livre et je passe beaucoup de temps à définir des règles qui les soutiennent de façon organique.

Il y a des règles pour créer des personnages, mais il n’y a ni classe ni archétype, dans aucun des trois jeux de rôles dédiés à Millevaux. Ou alors, une seule classe par jeu de rôle : des proies dans Millevaux Sombre, des super-héros dans Inflorenza, des vagabonds dans Arbre.

Millevaux Sombre est vraiment bâti pour les scénarios, mais Inflorenza et Arbre fonctionnent sans scénarisation : les règles guident juste la dramaturgie et l’improvisation.

Lien vers la partie 2 de l'entretien
Lien vers la partie 3 de l'entretien