Entretien avec Coralie David 2/3 : Définir le jeu de rôle

Blogueries et réflexions

Entretien avec Coralie David 2/3 : Définir le jeu de rôle

Message par Thomas Munier » 01 Juil 2014, 19:31

Première partie ici

Comment définissez-vous un système de JdR ? Quel est son rôle ?

À mon sens, une partie de jeu de rôle, c’est à la fois un jeu, une performance artistique, une expérience de réalité virtuelle et un acte de folklore. Ces quatre éléments ne sont pas forcément présents dans toute partie de jeu de rôle, mais les parties de jeu de rôle que j’aime, si. Le rôle d’un système de jeu de rôle (ce que je qualifierai par l’ensemble des règles dramaturgiques, des mécaniques et de l’univers) est de permettre aux joueurs de reproduire ces quatre éléments. S’ils ne le permettent pas, il faut que ce soit un choix conscient de l’auteur. On pourrait en déduire qu’un système doit se composer de quatre parties, une qui garantisse que ce soit un jeu (avec des enjeux, avec de la résistance asymétrique, avec du plaisir ludique, avec un contrat social), une qui garantisse que ce soit une performance artistique (avec des règles dramaturgiques, avec un canon esthétique, avec des supports artistiques ; nouvelles, illustrations, bandes sonores…), une qui garantisse que ce soit une expérience de réalité virtuelle (avec un univers cohérent, avec des règles de simulation, avec des techniques d’immersion…), une qui garantisse que ce soit un acte de folklore (avec un univers plus grand que la partie, avec des us et coutumes et les moyens de les faire aborder par les personnages, avec la possibilité pour les joueurs d’apporter leur pierre à l’univers). Mais je ne crois pas qu’on doive cloisonner ces parties, elles peuvent être imbriquées : une seule mécanique peut avoir le potentiel de permettre plusieurs des quatre éléments.

Plus prosaïquement, je préfère qu’un système de jeu de rôle soit accessible, même pour quelqu’un qui n’a jamais fait de jeu de rôle. Indépendamment de son ambition, de la masse d’information à assimiler, de sa durée de vie, sa courbe d’apprentissage. Juste que tout soit expliqué, et bien expliqué. Je peux concevoir qu’un système de jeu de rôle pratique l’hermétisme ou l’élitisme, mais ça n’a pas ma préférence, à moins que ça s’avère vraiment fertile en jeu (je me suis essayé à ce paradoxe en écrivant S’échapper des Faubourgs, un jeu d’horreur qui fait l’impasse du contrat social et qui dissimule certaines règles à certains joueurs jusqu’au climax de la partie).


Que pensez-vous de la distinction que font certains rôlistes entre story games et JdR ?

Mon approche sur la question est très proche de celle de Grégory Pogorzelki, du blog Du Bruit derrière le Paravent. C’est-à-dire que la définition du jeu de rôle qui me sert que je sois joueur ou concepteur, c’est la définition que donne Vincent Baker (auteur d’Apocalypse World et de Dogs in the Vineyard) du jeu de rôle, inspirée du Principe de Lumpley : « Un jeu de rôle, c'est une conversation. Les règles d'un jeu de rôle ne font pas autre chose qu'orienter cette conversation : ce qu'on doit dire, ce qu'on ne peut pas dire, quand et comment on doit le dire ».

La définition du jeu de rôle est problématique dès le départ. Personne n’a la même. Déjà, le terme francophone « jeu de rôle » est une mauvaise traduction de « roleplaying game » qui signifie « jeu d’interprétation de rôles ». Cette traduction renforce trop à mon avis le côté ludique et omet l’interprétation, ce qui pousse certains à écarter de la définition de jeu de rôle des jeux qui semblent ne pas offrir de plaisir ludique, comme The Curse, de Lizie Stark, un jeu sur le cancer du sein et ses conséquences.

Ensuite, c’est amusant de constater que le terme « jeu de rôle » est souvent employé comme un raccourci de jeu de rôle sur table, ou jeu de rôle papier/crayon (quand bien même certains d’eux, comme Sombre Zéro de Johan Scipion, ne nécessite ni table ni crayon), par opposition au jeu de rôle épistolaire, par forum, grandeur nature, ou en jeu vidéo.

Pour ceux qui connaissent peu le média, il y a souvent confusion avec les jeux de rôles psychologiques, que je trierais à part car ce ne sont pas des jeux au sens où la participation n’y est pas librement consentie : ils ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une activité récréative mais dans le cadre d’une thérapie ou d’une mise en situation professionnelle. À contrario, les jeux de rôles sexuels, pourraient fort bien entrer dans la définition de jeu de rôle que je donne au début. À bien y réfléchir, les jeux de rôles psychologiques également, si l’on se borne à la définition jeu de rôle = conversation encadrée par des règles. Cela signifie qu’un jeu de rôle… n’est pas forcément un jeu.

L’appellation « story games » a été employée, à mon sens, par ceux qui avaient besoin de catégoriser les nouvelles formes de jeu de rôle apparues dans les années 1990 et surtout 2000. On part là du principe que le jeu de rôle est une forme de jeu de société, et on rajoute un nouvel étage sémantique entre les deux : les story games. On dit que les story games, ou jeux narratifs, sont des jeux de société qui créent de la fiction. Et les jeux de rôle composeraient une partie des jeux narratifs, mais pas la totalité. Et par synecdoque, on finit par désigner comme jeux narratifs… tous les jeux narratifs qui ne seraient pas du jeu de rôle.

Définir un jeu comme jeu narratif, c’est donc l’exclure du champ du jeu de rôle. On en déduit que la définition d’un jeu narratif sera variable pour chacun, car elle dépend de la définition que chacun a du jeu de rôle. Certains qualifieront un jeu de jeu narratif au lieu de jeu de rôle si le partage de la responsabilité est large, d’autres si la démarche créative encouragée est narrativiste (i.e. le jeu vise à créer une bonne histoire plutôt qu’à remplir des défis ludiques ou explorer un univers), d'autres s'il n'y a pas de scénario, d’autres si on interprète plus d’un personnage, d’autres s’il n’y a pas de dés, etc…

Personnellement, je n’utilise pas du tout le terme de jeu narratif, car ma définition du jeu de rôle, i.e. une conversation encadrée par des règles, englobe tous les jeux de sociétés qui créent de la fiction, et même plus encore (puisque j’ai admis que les jeux de rôles psychologiques n’étaient pas des jeux mais étaient bien du jeu de rôle). Je trouve que l’emploi du terme « jeu narratif » est source de confusion et de cloisonnement. En tant que game designer et en tant que joueur, je préfère m’en tenir à la notion de « jeu de rôle ». Ça m’est beaucoup plus utile pour entrevoir les possibilités du media et participer à le révolutionner. Il m’arrive même d’adopter une définition encore plus large, en incluant les jeux de rôle solo (tels Beloved de Ben Lehman) et les livres dont vous êtes le héros, si on admet pouvoir avoir une conversation avec un livre, un ordinateur, des règles, ou son propre esprit. Ainsi, un de mes jeux, Inflorenza, peut être joué en solo, et je prétends qu’on y retrouve un feeling très proche d’une partie de jeu de rôle à plusieurs.

Pour une définition de jeu de rôle plus consensuelle que la mienne, j’apprécie la définition actuelle (juin 2014) que le Guide du Rôliste Galactique donne du jeu de rôle sur table.


Comment définissez-vous le roleplay ?

Le roleplay signifie interpréter son personnage, comme on le ferait d’un personnage de théâtre improvisé. Pour mieux comprendre ce que cela signifie, voici ce que ferait un joueur s’il faisait du roleplay en permanence : il parlerait toujours de son personnage à la première personne du singulier, il changerait d’intonation en fonction de l’humeur du personnage, allant parfois jusqu’à prendre un accent, il appuierait les faits et les dires de son personnage par des expressions faciales et une gestuelle, il déciderait des comportements de son personnage en restant le plus fidèle possible à l’idée qu’il s’en fait, à la feuille de personnage, où aux directives que lui a données le maître de jeu sur son personnage sous forme d’un historique, d’une feuille de personnage, ou de révélations sur son personnage en cours de jeu. Ce sont des techniques que l’on peut observer dans le mouvement american freeform (Amidst Endless Quiet de Ben Lehman, The Climb de Jason Morningstar). Voici ce que ne ferait jamais un joueur s’il faisait du roleplay en permanence : il ne décrirait rien de ce qui n’est pas les actions ou les dires de son personnage, y compris les pensées intimes de son personnage ou son apparence. Il ne se préoccuperait jamais du plaisir des autres joueurs, ni même du sien, pour décider du comportement de son personnage (je cite l’article Le manifeste de Turku, de Mike Pohjola (2003) : “En tant que joueur je ne poursuivrai ni gloire ni renommée, mais jouerai mon personnage aussi bien que possible en suivant les indications que le maître de jeu m’a donné. Même si cela signifie que je doive passer toute la partie enfermé dans un placard sans que personne ne s’en aperçoive.”). Il ne sera jamais à l’initiative d’ellipses dans la fiction (comme dire « je tente de séduire la femme de l’aubergiste » plutôt que décrire ses tentatives de séduction. Cette phrase comporte un triple manquement au roleplay : annonce hors-dialogue des intentions du personnage, style indirect, dialogue passé sous silence). Il fera tout pour éviter les composantes du jeu qui ne sont pas de l’interprétation pure, comme lancer des dés ou utiliser toute autre mécanique autre que dramaturgique. S’il y est contraint, il camouflera l’emploi de la mécanique du mieux qu’il peut. Il ne fera jamais de commentaires sur la fiction qui ne puisse être émis par son personnage, et n’interrompra jamais son interprétation pour parler d’autre chose que du jeu. On notera que ce sont des comportements sanctionnés par des points d’immersion négative dans le jeu de rôle Sens Renaissance, de Romaric Briand, où cette règle permet d’amener une critique du roleplay. Pour finir, l’adepte du « full roleplay » refuse d’interpréter plusieurs personnages, et chasse de son esprit toute pensée qui ne pourrait être une pensée du personnage.
A mon sens, faire du roleplay en permanence est une pratique extrême. Elle nécessite de se pratiquer avec des systèmes de jeu adaptés, au sein d’un groupe de jeu adepte du roleplay. C’est par ailleurs plus souvent compatible avec du jeu de rôle grandeur nature ou de la soirée enquête qu’avec du jeu de rôle sur table.

Dans l’autre sens, on peut faire du jeu de rôle en ne faisant jamais de roleplay, mais cela enlève beaucoup à la sensation « d’y être ». La notion de réalité virtuelle ou de fiction deviennent presque absentes. Le jeu se rapproche énormément d’un jeu de plateau.

Ce que je considère comme une pratique équilibrée du jeu de rôle sur table consiste à constamment alterner entre le roleplay et le hors-roleplay (qu’on appelle aussi « méta-jeu »). C’est ce qui est fonctionnel pour la plupart des tables.

Dans l’article Podcast : tout jeu de rôle partage la narration sur le blog Limbic Systems, Frédéric Sintes introduit en francophonie la notion de dyptique « plaider pour les intérêts de son personnage » contre « jouer en posture d’auteur ». On pourrait penser que faire du roleplay va dans le sens de plaider pour les intérêts de son personnage, mais je crois qu’à certains moments, il s’agit plutôt d’une posture d’auteur (quand par exemple on s’appuie sur le canon de l’univers de jeu ou sur des faits historiques pour décider des comportements de son personnage) et en parallèle, on peut défendre les intérêts de son personnage même en faisant des actions méta-jeu, comme parler de son personnage au style indirect, commenter la fiction ou décrire certains éléments qui sortent de la volonté du personnage, mais ne représentent pas une adversité pour le personnage. C’est donc important à mes yeux de ne pas confondre le dyptique roleplay / métajeu du dyptique plaidoyer / autorat.


À votre avis, que permet de créer le JdR en termes de fiction, qui n’est pas possible dans d’autres médias ?

Je ne crois pas qu’un média puisse produire une fiction différente d’un autre et à mes yeux, le jeu de rôle ne fait pas exception. Je parle là de la fiction finale, celle qui est la somme de ce qui se produit pendant la partie. Cette fiction produite lors d’une partie de jeu de rôle a quand même ceci de particulier qu’elle ne s’adresse qu’à ceux qui la créent ; le seul équivalent que je connaisse étant le happening artistique. Dès lors qu’on veut porter la fiction produite en jeu de rôle à la connaissance d’un autre public, on ne fait que la retranscrire dans un autre média : roman, bande dessinée, fiction audio… Même quelqu’un qui serait spectateur d’une partie de jeu de rôle recevrait la fiction produite comme un conte ou comme du théâtre improvisé, mais pas comme du jeu de rôle. Cela devient une fiction linéaire, qui n’est plus du jeu de rôle, le jeu de rôle étant une fiction non linéaire.

Ce n’est donc pas le contenu de la fiction qui diverge en jeu de rôle, mais le fait que la fiction soit strictement circonscrite à ses créateurs, et qu’ils aient ce sentiment, assez unique, de vivre à l’intérieur de la fiction en même temps qu’ils la créent : réalité virtuelle + créativité. C’est ce qui différencie encore le jeu de rôle du jeu vidéo où on vit à l’intérieur de la fiction mais sans la créer.

C’est pour cela que les systèmes de jeu de rôle me fascinent. Pouvoir provoquer ça, pouvoir en faire une expérience optimale. A mon sens, ce sont les vrais « ouvroirs de littérature potentielle » dont parlait Georges Perec.

Cela nous amène à la question de savoir si, en tant que média porteur de fiction et d’esthétisme, le jeu de rôle est de l’art, et si oui, est-ce que c’est la partie ou le livre de jeu de rôle qui est de l’art ? La question est la même pour les dessins muraux de Sol Lewitt, immenses fresques réalisées au crayon de papier par des tiers sur la base d’instructions simples, de « patterns » laissés par Sol Lewitt. Où se situe la créativité, le sens artistique ? Dans le pattern de Sol Lewitt ou dans l’exécution de l’œuvre monumentale par une autre personne ?

Si on reformule la question au sens du contenu de la fiction, je devrais plutôt admettre que la production de jeu de rôle des quarante dernières années est trop limitée à certains genres de la fiction (fantasy et SF en tête), à certains types de fiction (combat et enquête en tête), et évite de parler de l’intime. Des exceptions existent quasiment depuis l’apparition du media (Bunnies & Burrows, 1976, de Scott Robinson et B.Dennis Sustare, qui propose d’incarner des lapins face à un monde hostile) et se sont multipliées les dix dernières années (A Flower for Mara, 2008, de Seth Ben-Ezra, qui traite du deuil), mais justement ce type de jeu demeure une exception alors que dans d’autres médias (littérature, cinéma…), chaque genre de fiction dispose d’une offre pléthorique. C’est également assez troublant de constater que la plupart des fictions proposées en jeu de rôle ne sont pas centrées sur les personnages des joueurs. Heureusement, là aussi, l’offre en jeu centré sur les personnages s’agrandit, avec par exemple Les Cordes Sensibles (Frédéric Sintes, en développement), Les Légendes de la Garde (Luke Crane & David Petersen, 2008 pour la version américaine, 2014 pour la version française).

J’ai tâché de participer à l’élargissement des thèmes, au traitement des questions intimes et au jeu centré sur le personnage en publiant Inflorenza en 2014.
Énergie créative. Univers artisanaux.
http://outsider.rolepod.net/
Thomas Munier
 
Message(s) : 2003
Inscription : 30 Nov 2012, 12:04

Retour vers Infos & articles

LES JEUX DES ATELIERS IMAGINAIRES

cron