Entretien avec Coralie David 3/3 : Hommages et perspectives

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Entretien avec Coralie David 3/3 : Hommages et perspectives

Message par Thomas Munier » 09 Juil 2014, 19:21

Première partie ici

Deuxième partie ici

Pour vous, quel est le ou les JdR le plus « réussi(s) », dans le fond, la forme, pourquoi ?

Je vais plutôt dire un système de jeu de rôle. Le jeu de rôle, ça désigne une pratique. Le système de jeu de rôle, c’est le livre ou tout autre support qui permet cette pratique, ou qui permet une expérience optimale de cette pratique, dans un sens voulu par l’auteur ou le collectif d’auteur qui a créé le système de jeu de rôle.

Je vais faire une interprétation personnelle du principe « System does matter » de Ron Edwards : un système de jeu de rôle réussi est un système avec des intentions de jeu claires (au moins pour l’auteur), et qui permet de respecter ses intentions si on le met en pratique. Les intentions de jeu peuvent être très réduites (abattre la tyrannie de la conformité dans Monostatos de Fabien Hildwein) ou très larges (écumer des donjons de toutes sortes dans les incarnations successives de Donjons & Dragons), ce qui m’importe c’est que le système les soutienne et ne soutienne pas autre chose. C’est une boussole pour les joueurs. À la réflexion, on peut se demander, des deux intentions que j’ai citées, laquelle est vraiment la plus réduite ! L’intention peut être cachée (comme dans Sens Hexalogie de Romaric Briand, qui promet une réflexion philosophique sur le jeu de rôle, le déterminisme, la métaphysique), ça n’est pas gênant si la mise en application du système permet de la découvrir). Je n’ai pas besoin non plus que chaque partie du système soutienne visiblement l’intention. Certaines parties du système sont là pour soutenir l’intention sans se faire remarquer, sans dire leur fonction. Elles n’en sont pas pour autant indispensables si elles remplissent leur but.


Quels sont vos systèmes de jeu préférés, pourquoi ?

Selon le critère défini précédemment, il m’est facile de reconnaître des jeux aboutis quand ils ont une intention réduite (ainsi, Sombre de Johan Scipion, qui promet de jouer les victimes d’un film d’horreur), mais il me faut beaucoup de pratique pour reconnaître des jeux aboutis quand ils ont une intention large.

Mes jeux préférés sont des jeux qui respectent parfaitement leurs intentions et qui proposent des intentions qui m’intéressent, comme Sombre. Ou alors ce sont des jeux qui ne respectent pas parfaitement leurs intentions, ou des jeux à intention large où j’ai pu trouver mon espace de créativité pour exploiter ce qui m’intéressait, comme L’Appel de Cthulhu de Sandy Petersen & co, que j’ai d’abord joué à la lettre, puis que j’ai rapidement adapté pour explorer des univers et des histoires qui m’étaient propres, comme un multivers lovecraftien dans ma jeunesse, ou plus récemment, l’univers post-apocalyptique forestier de Millevaux.


Quelles sont vos campagnes préférées, pourquoi ?

Je pratique le jeu de rôle pour être créatif, et à cause de cela il m’a toujours été impossible de maîtriser une campagne du commerce. Des scénarios du commerce, oui, mais en ce qui concerne les campagnes, je les ai écrites moi-même quand j’étais maître de jeu, et en tant que joueur, je n’ai jamais eu de table assez persévérante pour jouer une campagne du commerce.
Aux jeux qui proposent des campagnes très bien écrites, je préfère nettement les jeux qui expliquent comment écrire sa propre campagne, ou comment la jouer sans l’écrire, car je préfère les campagnes improvisées, qui suivent les initiatives des joueurs, aux campagnes écrites dont les joueurs seront plus spectateurs qu’acteurs.


Quels sont vos univers de jeu de rôle préférés, pourquoi ?

Ce sont des univers étendus, soit géographiquement (le Mythe de Cthulhu de Lovecraft, exploité dans des dizaines de jeux de rôles, et qui s’étend à tous les lieux, toutes les époques, toutes les dimensions, et même aux univers fictionnels), soit dans le détail (Patient 13 d’Anthony Combrexelle, propose un univers très riche, mais circonscrit à un lieu unique, un asile psychiatrique). Ce sont des univers avec une identité forte (l’horreur métaphysique dans le Mythe de Cthulhu, le vertige logique dans Patient 13), mais qui peut prendre beaucoup d’aspects (le vertige logique dans Patient 13 va de la façon dont on se procure des aliments à la teneur de certains rituels d’évasion). Des univers obsessionnels qui peuvent prendre plusieurs vies à explorer, pas uniquement à cause de la taille du corpus de textes qui décrivent l’univers, mais à cause des potentialités en jeu. Ce sont des univers dont certaines clés, pas forcément toutes, sont suffisamment apparentes pour que la table puisse s’en emparer et créer dans le canon de l’univers, pour contribuer à son développement. Dans mes jeux S’échapper des Faubourgs et Inflorenza, je m’efforce de brosser en quelques traits des univers qui ont beaucoup de potentiel et je donne aux joueurs les clés pour exprimer ce potentiel.


Pour vous, quelle est la différence entre JdR dit amateur ou indépendant et édition professionnelle ?

Un jeu de rôle indépendant, c’est un système de jeu de rôle qui est diffusé directement par son auteur, sans passer par un intermédiaire éditorial. Les jeux de rôles amateurs sont une catégorie de jeu de rôle indépendant. En l’occurrence, ce sont des jeux de rôles indépendants qui sont mis à disposition gratuitement ou vendus à prix coûtant. Les jeux de rôles en édition professionnelle sont des jeux de rôles dont l’auteur a cédé les droits de diffusion à l'éditeur, et qui sont vendus avec un bénéfice pour l’auteur, et pour l’éditeur. Pour participer à la confusion des termes, un jeu indépendant peut être édité, du moment qu’il est autoédité. Pour la suite de ma réponse, je désignerai par « jeux édités » les jeux qui sont édités par un gestionnaire de droits et non par l’auteur.

C’est important pour moi de distinguer ces notions de la notion de qualité. Il existe des jeux édités qui ne sont pas aboutis, et il existe des jeux indépendants qui ont toutes les qualités qu’on pourrait exiger d’un jeu édité. Et pour être honnête, je trouve bien plus d’intérêt actuellement dans la production indépendante que dans la production éditée, trop marquée par le clientélisme pour me plaire. Jeux indépendants et jeux édités peuvent être en concurrence au sein des mêmes circuits, dans les boutiques, sur les sites de ventes en ligne, sur les sites d’impression à la demande, sur les plateformes de financement participatif, ou en vente par correspondance.

Entre jeux édités et jeux indépendants, il y a aussi une différence dans la souplesse des modèles économiques. Les jeux édités passent par les boutiques, le financement participatif ou les plateformes de vente par correspondance de livres ou d’ebooks. Ils suivent forcément la loi Lang en France et sont vendus à prix fixe. Les jeux indépendants peuvent être gratuits ou à prix libre. Les livres peuvent être sans ISBN… voir être de fabrication artisanale comme je le propose pour mon catalogue de jeux de rôles.


À vos yeux, qui sont les trois personnes les plus représentatives de la nouvelle génération d’auteurs de JdR français ? Qu’est-ce qui la caractérise, selon vous ?

Je vais citer Johan Scipion, Jérôme Larré et Romaric Briand.

Johan Scipion, l’auteur de Sombre, parce qu’il a pris des risques financiers considérables en consacrant tout son temps au développement du jeu de rôle Sombre depuis dix ans. S’il gagne peut-être un peu d’argent de son activité depuis un an ou deux, ça doit être très limité. Il n’a pour autant jamais refusé de sacrifier sa passion à la logique économique.

Jérôme Larré, l’auteur de Tenga, parce qu’il a toujours prêté une grande attention aux théories du game design et de la narratologie pour écrire des jeux, des scénarios et des campagnes, et parce qu’il n’a jamais été avare de ses découvertes, notamment par le biais de son blog Tartofrez. Il prouve que le jeu de rôle est, comme la cuisine, une discipline qui s’épanouit par le libre échange de techniques. Si j’ai droit à un joker dans cette catégorie d’auteurs, je citerais Frédéric Sintes, l’auteur de Prosopopée, dont le blog Limbic Systems recense tout ce qu’il est utile de savoir en théorie rôliste en français.

Romaric Briand, l’auteur de Sens Hexalogie, parce qu’il est le premier auteur francophone à avoir publié sous l’étiquette anglo-saxonne de jeu indépendant, et parce qu’il a toujours fait valoir l’image des jeux de rôles indépendants, notamment avec les podcasts du Blog de la Cellule, et encouragés les jeunes auteurs à produire du jeu de rôle indépendant. Si j’ai droit à un joker dans cette catégorie d’auteurs, je citerais Christoph Boeckle, auteur d’Innommable, et créateur de Silentdrift, le premier forum de jeu de rôle indépendant francophone.

Le point commun entre ces trois auteurs, c’est qu’ils sont francophones, qu’ils ont une grande culture du jeu de rôle, qu’ils prêtent une grande attention au playtest et au game design, qu’ils ont publié ou vont publier des jeux de rôles indépendants, et qu'ils sont auteurs de jeu de rôle à plein temps. Ce sont des mentors, des auteurs auxquels je peux m’identifier, et j’ose croire, des amis. Ils représentent l’avenir du jeu de rôle qui m’intéresse, mais c’est évident que le monde rôliste a besoin de tous les autres auteurs. Y compris les auteurs des anciennes générations.


Comment voyez-vous l’évolution du JdR dans le fond et la forme, et d’un point de vue économique au sens large ? (nouveaux modes de financement comme le crowdfunding, modes de distribution, rôle du Net, revues, conventions, etc.) ?

Le jeu de rôle va continuer à explorer de nouvelles formes, il va exploiter les nouvelles technologies (qu’il suffisse de voir ce qu’il est possible de faire en virtual tabletop aujourd’hui… et ce que l’impression 3D promet pour demain), développer des supports matériels proches du jeu de plateau ou des aides de jeu luxueuse (bandes originales, vidéos…), ou aller vers plus de simplicité (disparition des feuilles de personnage, règles réduites à la dramaturgie, intentions de jeu minimalistes, parties courtes). Il va aussi se diversifier encore plus dans le fond, abordant des thématiques difficiles (le deuil, la maladie), intimes ou naïves, et s’émanciper du tryptique fantasy / SF / noir contemporain. Il va aussi connaître des évolutions que personne n’est en mesure de prévoir. Mais les formes actuelles de jeu de rôle ne disparaîtront pas pour autant. En quelque sorte, le jeu de rôle va continuer à se balkaniser, et conquérir de nouveaux publics. Je pense aussi que les joueurs seront de plus en plus enclins à créer eux-mêmes leurs propres jeux de rôles. Dans vingt ans, il y aura peut-être autant de livres pour créer son jeu de rôle que de manuels de jeu de rôle. Le jeu de rôle fait partie d’un mouvement sociétal qui invite les gens à créer leur propre culture. Je ne peux que me réjouir si ce mouvement s’accélère.

Je pense qu’à terme, à moins que le jeu de rôle devienne un loisir de masse, la vente en boutiques va disparaître ou se restreindre à quelques gros blockbusters, à mesure que le financement participatif, le patronage ou le jeu de rôle indépendant vont se développer. Les revues pourront se maintenir au sein de circuits spécialisés, pas en kiosque et même pas en boutique. Internet s’apparentera de plus en plus au lieu unique de diffusion du jeu de rôle. Je pense que les conventions ont de beaux jours devant elles, j’ai vu leur fréquentation exploser en dix ans. Il y aura de plus en plus de gens qui pourront vivre du jeu de rôle, et certains feront peut-être même fortune. Les auteurs de jeux indépendants ont leur épingle à tirer, car ils ont les moyens de proposer des jeux vraiment innovants, sortis du carcan du clientélisme et de la surenchère matérielle, et de concevoir des modèles économiques qui permettent de vraiment dégager des bénéfices, que ce soit par les dons, le patronage, l’impression à la demande ou – et c’est là où je place une partie de mes espoirs pour devenir professionnel à plein temps dans le jeu de rôle – le livre artisanal à prix libre. Enfin, puisqu’il s’agit de se projeter au loin, les auteurs de jeux de rôles indépendants pourraient avoir un rôle à jouer dans le développement de la société oeuvrière, la fin des droits d’auteurs et l’avènement du revenu de base.
Énergie créative. Univers artisanaux.
http://outsider.rolepod.net/
Thomas Munier
 
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