[Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

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[Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Thomas Munier » 22 Mars 2015, 18:51

Cela bouillonne dans la sphère rôliste en ce moment, et en conséquence ça bouillonne aussi dans mon cerveau.

Je voulais vous faire part d'une réflexion personnelle, qui, si elle ne s'avère pas un tissu d'âneries à l'usage, pourrait bien révolutionner ma façon de concevoir des jeux.

Cette réflexion part de plusieurs sources :

+ La mise en ligne du glossaire sur les Ateliers Imaginaires, véritable somme théorique. Le fait de tout présenter sur la même page apporte un point de vue d'ensemble que je n'avais jamais eu auparavant.
+ La dispute amicale entamée sur les Ateliers Imaginaires au sujet des différents types d'immersion, des démarches créatives, et aussi au sujet de la façon de jouer son personnage, et de jouer en groupe.
+ Le podcast de la Cellule, livrant une critique polémique du jeu de rôle Sombre, sur lequel j'ai réagi, notamment sur ce fil.

J'ai l'impression que l'ensemble de ces querelles pourraient toutes avoir pour origine un choix différent entre trois postures de jeu : le mode personnage, le mode pion et le mode auteur.

Je vais citer abondamment le glossaire par la suite, comme étant pour moi une référence, par les idées qui y sont développées et les idées d'auteur de La Forge dont elles découlent. Je les tiens pour postulat de départ de mes réflexions, alors que je me démarques des jugements de valeur qui peuvent y être associées. Je vais citer mes sources et donc des définitions données par d'autres, mais je vais aussi livrer dans cet article mes propres définitions, qui convergent sur l'essentiel mais divergent sur des détails. Et le diable est dans les détails. Peut-être que mes propres définitions reviennent à enfoncer des portes ouvertes, où à dire des âneries, mais en tout cas ça me fait avancer.

Mon point de vue de concepteur part du joueur, c'est-à-dire celui qui incarne un personnage, un protagoniste du maelström construit lors de la partie de jeu de rôle.

Ce joueur cherche du plaisir dans cette expérience. Et il a trois moyens d'y accéder : le mode personnage, le mode auteur et le mode pion.

En mode personnage, il s'identifie à son personnage, il lui définit des objectifs et tente de les mener à bien. (Ces objectifs peuvent être autodestructeurs, par exemple si on joue un tueur de trolls qui cherche une mort glorieuse). Il joue essentiellement les décisions de son personnage, il attend que ces décisions aient du sens dans la partie.

En mode auteur, il utilise son personnage pour prendre part au contenu fictionnel malléable. C'est son pinceau dans une peinture à plusieurs mains.

En mode pion, il utilise son personnage comme medium pour faire des expériences dans le monde virtuel, comme un scientifique le ferait avec un rat de laboratoire dans un labyrinthe. Un rat avec des électrodes, de façon à pouvoir guider ses mouvements. J'en profite pour signaler que je suis très rétif à l'expérimentation animale, mais en l'occurence le rat est virtuel.

Pour résumer en trois verbes :
Mode personnage : "Je choisis"
Mode auteur : "Je raconte"
Mode pion : "J'expérimente"

J'ai lu ici et là qu'il fallait distinguer les jeux en mode personnage, auteur ou pion des instants en mode personnage, auteur ou pion. Je tiens ces différences comme rien d'autre que des différences d'échelle. A mon sens, un jeu en mode personnage est un jeu qui encourage des parties avec une proportion maximale d'instants en mode personnage, ou tout du moins avec les instants les plus décisifs en mode personnage.

Je suppose que beaucoup de jeux ne soutiennent pas activement un mode par rapport à un autre, dans le sens où leurs concepteurs n'ont pas voulu faire de choix, ou n'ont pas pris conscience de la possibilité de ce choix.

Je suppose que je veux concevoir des jeux pour des joueurs qui ont une préférence nette entre l'un de ces trois modes. Je suppose que pour eux, un mélange des trois modes n'est pas une façon vertueuse de jouer, car elle introduit trop de confusions.

Si je designe un jeu à partir d'un des trois modes en particulier, ceci va influer sur plusieurs facteurs. J'en retiens quatre : le positionnement, le partage des responsabilités, la démarche créative et la distribution de l'information.


Positionnement :

Si je suis en mode personnage, je cherche une stratégie efficace pour défendre les objectifs de mon personnage. J'ai besoin que mes décisions aient un impact dans la fiction, que cet impact soit mesurable et que les causes produisent les mêmes effets. Autrement dit, j'ai besoin d'un positionnement fort : la causalité fiction entre mécanique (dans les quatre sens possibles) doit être la plus complète possible. Je ne peux pas me fier au MJ pour décider quel impact ont mes choix, je préfère que ce soit une mécanique qui le fasse. Le rôle du MJ est d'incarner l'adversité et les choix de l'adversité. J'ai également besoin de bien connaître ces mécaniques, pour pouvoir élaborer mes stratégies. Le jeu commence seulement à être pertinent quand j'ai eu accès à toutes les règles.

Si je suis en mode auteur, je me moque que les décisions du personnage aient des conséquences prédictibles. Ce qui compte, c'est de pouvoir utiliser les informations qu'on me donne, de raconter des choses sur mon personnage en relation avec ces informations. Mon plaisir vient de ce que les autres joueurs acceptent ce que je dis comme faisant partie de la fiction, et le reprennent à leur compte, et faire la même chose en retour.

Si je suis en mode pion, je veux comprendre comment le monde fonctionne en faisant des expériences. Je préfère pour cela évoluer dans un monde où les mêmes causes produisent les mêmes effet, autrement dit il me faut un positionnement fort. Pas forcément aussi fort que pour le mode personnage, ceci dit. Découvrir une lacune de positionnement ne me dérange pas si elle est répétible, je pourrai m'en accomoder puisque je fais des choix de joueur et non des choix de personnage. En cas de positionnement faible, j'ai besoin que le MJ ait de bonnes qualité d'arbitre pour compenser. Je ne veux pas connaître toutes les règles à l'avance. L'intérêt, c'est découvrir les règles en jouant.


Autorité et narration :

En mode personnage, c'est important que je puisse avoir le dernier mot sur les décisions de mon personnage. Si on me donne des responsabilités qui en débordent trop, cela contrarie mon jeu. Je veux bien avoir le droit de dire "je monte à l'étage" sans que le MJ ait parlé d'un étage si c'est une description purement préalable à une décision du personnage, et que je ne veux pas perdre de temps à poser des questions au MJ. Je veux bien avoir le droit de décrire ma maison et mes habits si cela peut refléter les choix de mon personnage. Je suis disposé à jouer un prétiré ou partir d'une contrainte stricte (vous jouez tous des membre de la résistance, vous êtes tous des elfes...) du moment qu'ensuite, mes choix sont libres. En fait, je préfère toute méthode de création de personnage qui ne me demande rien d'autres choses que de définir mes objectifs ou de bâtir les moyens de les soutenir. Le MJ ou les autres joueurs ne peuvent m'imposer des choix qu'en remportant un défi contre moi par l'entremise des règles (à condition que le positionnement soit fort, sans quoi je contesterai la légitimité de ces règles), et si possible d'une façon justifiée par la fiction (perte de santé mentale, jet de diplomatie...). Enfin, on peut se passer de MJ si les autres joueurs incarnent l'adversité.

En mode auteur, je veux avoir un espace de narration large. Décrire l'apparence, le comportement, les contacts, les décors, le peuple de mon personnage enrichissent mon plaisir d'auteur. J'apprécie les règles qui font un enjeu de la narration et de l'autorité : avoir le droit de décrire quelque chose, ou le dernier mot sur quelque chose, fait partie d'une récompense du jeu, mais ce n'est un enjeu obligatoire. Mais c'est aussi pour ça que ça ne me choque pas qu'un autre joueur ait le dernier mot sur une décision de mon personnage, s'il en a gagné le droit ou si son apport enrichit mon expérience esthétique. En mode auteur, le collectif est important : je veux qu'on m'impose de tenir compte de ce qui a été dit avant, et je veux que les autres tiennent compte de ce que j'ai dit. Je ne vois pas le Mj comme un adversaire, mais comme un co-créateur.

En mode pion, j'ai besoin d'un espace de narration assez serré (je joue le rat, pas le labyrinthe, je joue l'enquêteur, pas l'enquête), même si je peux apprécier de gagner des espaces de narration supplémentaire de temps à autre, à condition de devoir payer quelque chose pour l'obtenir, et que ça m'ouvre des champs d'expérimentation nouveaux (points de destin à Warhammer).


Démarches créatives :

Je vais aller assez loin en disant que les modes peuvent être confondus avec les démarches créatives, et en ajoutant que cette façon de voir les choses pourrait chambouler la façon dont on analyse certains jeux. De la façon dont je les ai formulés, je ne leur trouve pas de différence, hormis celle du point de vue : les modes étudient uniquement le point de vue du joueur, les agendas créatifs étudient le point de vue de toute la tablée, MJ compris. Mais à chaque mode correspond une seule démarche créative. Ou plutôt, chaque démarche créative renforce un mode, en magnifie l'expérience.

L'agenda créatif narrativiste soutient le mode personnage. Si le jeu ne dit pas ce qui est bien ou ce qui est mal dans le monde, s'il me propose des dilemmes moraux, il me propose ni plus ni moins que de faire des choix (mode personnage = je choisis), mais surtout il me propose des choix vraiment intéressants.

L'agenda créatif simulationniste soutient le mode auteur. Le jeu me fournit un canon esthétique ou les clés pour en créer un, autrement dit, il me donne l'opportunité de raconter (mode auteur = je raconter), mais surtout il me propose de raconter des choses vraiment intéressantes.

L'agenda créatif ludiste soutient le mode pion. Le jeu me fournit une arène (donjon, théâtre d'une enquête...) et des défis pour mettre à l'épreuve les qualités de mon personnage, mais aussi mes qualités de joueur. Il me propose d'expérimenter des choses (mode pion = j'expérimente) en me fournissant une arène, un labyrinthe pour mon rat, mais surtout il me propose de rendre l'expérience intéressante, en offrant des défis de difficulté croissante, où je pourrai progresser par essai/erreur, exactement comme un scientifique ou un joueur de jeux de stratégie.

Je suppose qu'on peut tenter des croisements différents entre modes et agendas créatifs, mais je pressens que les croisements que je propose ici sont les plus efficaces.

J'en viens à la conclusion que je me suis mépris sur les agendas créatifs (ce sera ni la première ni la dernière fois). Si ce modèle confirme que Prosopopée est un jeu simulationniste (on joue en mode auteur, puisque les enjeux sont déconnectés du personnage), j'affirme que Sens n'est pas un jeu simulationniste mais narrativiste. En tout cas, il est en mode personnage : ce qui compte dans le jeu, c'est de savoir si son personnage restera ou non dans la résistance malgré les frustrations (certaines décisions n'influent pas l'histoire, mais c'est défini avec un positionnement parfait, dans le sens où des évènements sont inéluctables dans Sens) et l'adversité qu'il pourra rencontrer, les traîtres dans son propre camp, et les personnes aux opinions séduisantes dans l'autre camp. J'ai lu et pensé souvent que Sens était un jeu simulationniste, avec l'exploration de l'Ombre Monde, le look des repsiloïdes, les combats chorégraphiés comme dans Saint-Seiya. Mais ces aspects sont purement secondaires face à la vraie problématique de ce jeu, qui est de trouver un sens à l'existence des personnages, et de faire des choix moraux concernant leur appartenance à la résistance. Je pensais également avoir designé Inflorenza comme un jeu narrativiste, mais la prédominance du mode auteur sur plusieurs aspects (les thèmes, notamment) pourrait bien en faire un jeu simulationniste, ou du moins un jeu qui aurait le cul entre deux chaises. J'ai aussi cru qu'Arbre était simulationniste (importance des descriptions, économie non fiable), mais plus le jeu évolue vers une expérience de la souffrance, plus je pense que je dois le réécrire vers une voie narrativiste (en recréant une économie fiable).
Je vais aller encore plus loin en disant que Monostatos... est un jeu narrativiste et non ludiste ! Tout l'enjeu de Monostatos est de savoir si on va rester ou quitter la résistance, l'univers est baigné de relativimisme moral, garder le contrôle sur l'image de son personnage fait partie des précautions du jeu, et la problématique est annoncée d'emblée par le jeu.


Distribution de l'information :

En mode personnage, j'ai besoin d'une économie fiable. Le MJ ne doit pas trancher sur l'impact qu'ont mes décisions, c'est le boulot des règles. Le MJ doit se concentrer sur l'incarnation et les décisions de l'adversité. J'ai besoin que ce soit une garantie, et pour cela, le MJ doit avoir accès à des régles faciles à comprendre. Le média idéal, c'est un livre unique qui se suffit à lui-même. Il doit être ouvert à la connaissance des joueurs, au moins pour ce qui est des mécaniques de résolution, du partage des responsabilités et de la création de personnage. En outre, le livre doit avoir une problématique.

En mode auteur, je me moque d'avoir une économie fiable : les règles peuvent avoir des problèmes de positionnement ou être ignorées par le MJ. En revanche, je veux avoir accès à un canon esthétique abondant et/ou à des outils pour élaborer un canon esthétique émergent. Je n'ai pas l'intention de lire le livre moi-même, à part les passages portant sur le canon esthétique relatif à mon personnage (le livre consacré à mon peuple...), que le MJ le lise me suffit. J'ai besoin d'être fan de l'univers, et les gammes abondantes ne me rebutent pas. Un livre concis doit citer des sources d'inspiration pour compenser sa concision.

En mode pion, j'ai aussi besoin d'une gamme étoffée pour renouveler les challenges. Quand j'ai fait le tour de mon labyrinthe, j'en veux un plus grand, plus complexes. Je suis friand de gammes étoffées, qui renouvellent les challenges par des scénarios, de nouvelles règles pour faire évoluer le personnage, ou des changements du système de résolution pour faire varier le feeling. Je peux néanmoins me satisfaire de jeux courts, si leurs mécaniques sont suffisamment souples pour introduire une variété, au minimum cosmétique (Abstract Dungeon et Agôn le font avec un système de points d'adversité)


Comment j'analyse mes précédentes lectures à la lumière de cette réflexion (je parle sous le contrôle des personnes citées) :

+ Je pense que Frédéric Sintes, Fabien Hildwein et Vincent Baker ont une préférence pour le mode personnage, et que cela colore leurs recherches théoriques et leurs jeux.

+ Dans le fil sur l'immersion, Globo énumère plusieurs immersions (dans le personnage, dans l'univers, dans le challenge). Dans le sens où l'immersion est une sensation de flow dans l'espace imaginaire, et que le flow est un mix entre plaisir et concentration sur une tâche, je vois l'immersion comme l'expérience optimale d'un des trois modes.

+ Je pense qu'Eugénie, qui vante la participation du joueur à la création d'une fiction mémorable, l'importance du collectif, et l'apport des joueurs inactifs à la création des joueurs actifs, a une préférence pour le mode auteur. J'ai pourtant dit précédemment que sa démarche n'était pas irréconciliable avec le mode personnage, je pense maintenant que concilier ces deux démarches est risqué.

+ Je pense que Romaric a une nette préférence pour le mode personnage. Il écrit des jeux centrés sur ce mode, et il n'apprécie pas les jeux en mode auteur. Je ne crois pas qu'il aime beaucoup le mode pion non plus. Il n'a pas de sympathie pour Sombre car ce jeu est, en l'état de mes analyses, à cheval entre le mode pion (tenter de faire survivre son personnage jusqu'à la fin), à cheval entre le mode auteur (les cartes de personnalité à usage facultatif, la possibilité de choisir entre des désavantages qui ne sont pas tous aussi handicapants l'un que l'autre). Une règle pourrait faire croire qu'il encourage le mode personnage, c'est la règle qui propose de choisir entre la fuite, l'attaque et le fait de prendre les coups à la place de la personne dont est dévouée. Sombre impose à la tablée de faire un choix entre le mode auteur, le mode personnage et le mode pion pour vraiment bien tourner, mais beaucoup de jeux dont le design ne s'appuie pas à fond sur les démarches créatives proposent des outils au moins pour deux modes et imposent à la tablée de faire le tri pour bien fonctionner (avec les joueurs qui justement préfèrent un mode à un autre). A ma table, dans mes scénarios et dans le supplément consacré à Millevaux que j'ai écrit pour Sombre, je pousse toujours les réglages du jeu en mode pion, et j'utilise mes capacités d'arbitre de MJ pour compenser les quelques lacunes de positionnement, toujours pour satisfaire les joueurs en mode pion.


Je pense que le design par mode est une nouvelle étape par rapport au design par démarche créative. Il me permet de voir chaque étape du design d'un jeu sous un angle totalement nouveau, plus englobant. J'ignore encore si concevoir un jeu qui soutient totalement un des trois modes au détriment des deux autres est vertueux. En fait, je ne sais même pas si c'est possible ! Moi-même, j'aime les trois modes à part égale, mais j'ignore si je les aimerais mélangés dans la même partie. En revanche, j'ai le sentiment que les jeux qui soutiennent un seul monde ont une moins bonne durée de vie que les jeux qui soutiennent les trois modes, parce que justement, on a plus vite fait le tour du mode. La possibilité de switcher indéfiniment d'un mode à l'autre augmente la profondeur du jeu. Les jeux les plus axés sur un mode sont parfois des "jeux jetables". J'ignore si c'est une malédiction. Sans doute pas pour les jeux en mode pion, qui s'accomodent d'une gamme pléthorique, ou les jeux en mode auteur, qui s'enrichissent des créations de la table et s'accomodent également d'une gamme pléthorique. C'est peut-être plus problématique pour les jeux en mode personnage. La façon de renouveler le plaisir de jeu pourrait être de renouveler la problématique avec des bouleversements de la problématique, de l'univers de jeu et des mécaniques de résolution : c'est ce que fait Sens Hexalogie, et ça revient presque à changer de jeu à chaque fois.

Je crois qu'il est important pour moi d'avoir ces données à ma connaissance, et m'en servir pour faire mes premiers choix de design. En tout cas, je vais complètement revisiter mes jeux à l'aulne de ce nouveau point de vue. Je crois même être capable d'analyser chaque élément du glossaire à travers cette grille.
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Meta » 22 Mars 2015, 19:20

Le design de parties selon les modes de jeu des joueurs a été souvent considéré par les jeux de rôles. Certains distinguent beaucoup plus de postures de jeu que cela. Le "guide du maître de donjon, 2ème édition" de DD4 fait par exemple une liste de postures de la part des joueurs (en fonction de leurs attentes), bien plus nombreuses que 3 mais qui recoupent tes trois désignations. Je pense à celui-ci, mais ce type de décomposition est très ancien, on le trouve dans les années 80 déjà, notamment dans les premiers manifestes de jeuderologie, dans les zines de l'époque et dans quelques jeux et livres. En fait, ces découpages sont toujours arbitraires (comme les 3 démarches créatives de Edwards qui ne sont que des outils descriptifs et en aucune manière les 3 seules façons, exhaustives, de désigner les démarches créatives), mais ils sont en effet féconds pour la réflexion et peuvent à mon avis guider des constructions de manières de jouer (et par là des constructions de séances ou des confections de produits). Le design par mode n'est pas "une nouvelle étape" (pour te citer), cela existe depuis très longtemps et de façon assez répandue (j'ai en face de moi un web zine qui propose par exemple un manifeste décrivant des postures de jeu et encourageant du game-design en conséquence, et cela date de 1993 ; j'ai aussi en face de moi des jeux qui le font de façon assumée et explicite, par exemple "THEATRIX", un jeu jamais cité ici ou sur la cellule, alors qu'il a fait date dans l'histoire théorique du jdr, qu'on le veuille ou non ; je pourrais en cite plein). Mais même si ce n'est pas nouveau, je pense que tu fais bien de te pencher dessus car c'est un mode de conception de sessions ou de produits très fécond. Edwards en a parlé aussi, et fait une petite synthèse des "stances" des pratiquants de jeu de rôle (je ne sais pas s'il l'a pompée ou inventée, reste que sa liste existait déjà, mais son découpage est intéressant ; on le trouve dans "Sorcerer and sword" si j'ai bonne mémoire).
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Thomas Munier » 22 Mars 2015, 19:28

Oui, et je récupère pas mal de choses dans les articles de Frédéric, aussi.

Si on a l'impression de réinventer la roue, c'est qu'on fait une découverte, et non une invention. C'est encourageant.
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Meta » 22 Mars 2015, 19:38

Autre chose, tu dis :

L'agenda créatif narrativiste soutient le mode personnage. Si le jeu ne dit pas ce qui est bien ou ce qui est mal dans le monde, s'il me propose des dilemmes moraux, il me propose ni plus ni moins que de faire des choix (mode personnage = je choisis), mais surtout il me propose des choix vraiment intéressants.

L'agenda créatif simulationniste soutient le mode auteur. Le jeu me fournit un canon esthétique ou les clés pour en créer un, autrement dit, il me donne l'opportunité de raconter (mode auteur = je raconter), mais surtout il me propose de raconter des choses vraiment intéressantes.


Attention à ne pas trop "systématiser". Quand on voit 3 aspects sur un plan et 3 autres sur un autre plan, on a très envie de les associer. L'intellect humain adore ça (Augustin d'Hippone étudiait au 5ème siècle la trinité chrétienne (père, fils, st esprit) et la trinité amoureuse (l'aimant, l'aimé et l'acte d'aimer) et se plaisait à faire exactement ce que tu fais, des associations 2 à 2. Mais c'est toujours très arbitraire. C'est créatif (cela construit des désignations, des espaces de créativité, des concepts productifs), mais pas véritablement des outils d'une lecture assurée du réel. Typiquement, quand tu dis "en mode pion il utilise son personnage comme médium pour faire des expériences dans le monde virtuel", j'imagine que tu conviendras qu'on peut très bien argumenter que cette posture semble s'articuler clairement à ce qui est appelé "simulationnisme" (autant qu'au ludisme que tu proposes de lui associer) ; ce que je veux dire, c'est qu'en fait, au fond, tu es dans la construction conceptuelle, et pas dans la lecture du réel : tu trouveras des approches dites "pion" qui s'articulent très bien avec le "ludisme" et des approches "pion" qui s'articulent très bien avec le "simulationnisme" (et je suis sûr qu'on peut aussi argumenter de même sur la troisième démarche edwardsienne).


Dernière remarque sur la terminologie, quand tu dis "En mode auteur, il utilise son personnage pour prendre part", utiliser son personnage pour prendre part à ce qui se joue et crée s'applique à la quasi totalité des jeux de rôle, donc il me semble que tu restes trop vague. Cela étant dit, je reste très très critique vis à vis de ce genre de découpage. A mon sens, dire ce joueur vise ceci est réducteur et dangereux, cela appauvrit la lecture des expériences de jeu (même si, j'en conviens, on a besoin d'isoler des "aspects" dans les approches et surtout les "attentes").
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Thomas Munier » 22 Mars 2015, 19:43

Oui, toute approche de modélisation consiste à faire des raccourcis, à designer des absolus. C'est important de souligner que les formes pure n'existent pas dans la réalité. Mais je ne cherche pas étudier le jeu de rôle comme un objet réel, je cherche des moules pour fabriquer des jeux de rôles, et je suis bien conscient de la relativité de toutes ces idées, et du fait qu'elles s'appuient sur des postulats. Mais si je cherche à construire un objet cohérent, peut m'importe que cette cohérence soit fabriquée ou illusoire. Dans une fabrication, la cohérence et l'apparence de la cohérence sont une même chose.
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Fabien | L'Alcyon » 22 Mars 2015, 19:45

Salut Thomas, je réagis parce que tu me cites dans ton article.

Je n'ai pas de préférence (consciente en tout cas) pour aucun des trois modes que tu cites. Je ne pense pas non plus que ce soit vrai pour Fred, Prosopopée n'enferme certainement pas dans la posture de personnage (d'autant que dans ton raisonnement ce serait une contradiction puisque c'est un jeu qui soutient une démarche créative simulationniste; mais je ne crois pas que les démarches créatives contraignent les postures).

Tous les bons jeux que je connais laissent les joueurs passer facilement d'une posture à l'autre, ou du moins ne l'enferme jamais dans une des trois postures, par opposition aux machines à saucisses qui enferment dans la posture de joueur-auteur. C'est nécessaire dès que l'on veut obtenir du partage de narration, parce qu'il faut alors pouvoir faire des choix depuis différentes postures tout le temps.
Je pense donc que créer un jeu en se centrant sur la posture peut être extrêmement dommageable et enfermant, mais je t'accorde que tu peux réfléchir durant la création à la façon dont chaque posture se manifeste et est utilisée.

Je crois enfin que tu te méprends sur les démarches créatives, elles ne déterminent en rien la posture de chaque participant mais sont des dynamiques de partie qui concernent tous les participants et qui émergent à partir des règles et des comportements. Elles déterminent quels sont les comportements des participants qui vont être récompensés et sur lesquels on va se concentrer:
  • démarche créative narrativiste: explorer les choix des personnages et leurs conséquences d'un point de vue surtout éthique (comme Dogs in the Vineyard)
  • démarche créative simulationniste: explorer et célébrer un canon esthétique (comme Prosopopée)
  • démarche créative ludiste: récompense le participant qui parvient à utiliser au mieux ses ressources (au sens le plus large possible) pour remplir les objectifs de son personnage (on ne se départit jamais de la fiction, ce n'est pas un rapprochement avec le jeu de société comme j'ai pu le lire ici et là)
Monostatos ne soutient pas une démarche narrativiste puisqu'à aucun moment les personnages ne sont amenés à faire de choix moraux (contrairement à DitV) et on ne cherche pas à en explorer les conséquences. Si un personnage tombe sous la coupe de Monostatos, c'est fini, on ne s'intéresse pas à lui et on ne cherche pas à comprendre quelles sont les conséquences de ses actes et si c'était bien ou mal. En revanche, la réussite ou l'échec du personnage sont au centre des Conflits en sachant gérer le risque que l'on prend en s'y engageant. On peut obtenir des parties narrativistes en jouant à Monostatos, mais ce sera alors en tordant le jeu, en allant nécessairement contre les règles et leur fonctionnement.

Je pense que tu vois les choses dans le mauvais sens: des jeux de diverses démarches créatives permettent diverses postures en même temps qui varient selon les parties et le temps. Et donc le fait que Prosopopée ou Monostatos encourage certaines postures ne signifie donc rien sur sa démarche créative.
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Thomas Munier » 22 Mars 2015, 19:48

Merci Fabien pour ces éclairages, voilà qui m'apporte matière à réflexion.

J'ai juste une question : en quoi le fait de quitter le jeu invalide l'importance de ce qui a amené le départ du jeu ? A Sens comme à Monostatos, faire le choix de quitter la résistance amène une sanction, qui est de quitter la table de jeu. En quoi ce n'est pas un dilemme moral ?
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Fabien | L'Alcyon » 22 Mars 2015, 20:05

Parce que rien n'y pousse, c'est une menace et pas un choix. On n'obtient rien en se soumettant, c'est juste une sanction négative de la part des règles. Cela ne veut pas dire qu'il ne peut pas y avoir de charge morale ou éthique à la mort dans ces jeux, mais dans la dynamique sociale de la partie elles ont un tout autre sens.
Dans DitV, la mort (ou les blessures avant d'y arriver) sont un choix: elles permettent d'obtenir quelque chose (souvent d'obtenir gain de cause, d'imposer sa vision du monde, etc.). C'est d'ailleurs en cela que la mort dans DitV est intéressante, centrale, essentielle: c'est l'ultime aboutissement d'un constant choix entre ses croyances et la violence (que l'on inflige ou que l'on subit), qui est posé par la préparation, par les Conflits, par l'action du meneur... (ça c'est bien du Vide Fertile)
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Thomas Munier » 22 Mars 2015, 20:59

Je reviens à la charge.

Pour cet exemple, je parle sous ton contrôle, Fabien. Supposons qu'à Monostatos, je joue une personne qui se rebelle contre Monostatos parce que les servants de Monostatos ont tué son âme soeur. Je décris les raisons de ma rebellion, il me semble que c'est obligatoire dans ce jeu. Le MJ décrit des membres de la secte de l'Ether (affiliée à Monostatos) qui viennent voir mon perso et lui disent : "rejoins la secte de l'Ether, nous te donnerons une drogue qui te fera vivre jour et nuit dans un paradis artificiel auprès de ton âme soeur". C'est une action de MJ tout à fait licite dans ce jeu, n'est-ce-pas ? En tant que joueur, je trouve cette issue séduisante. Je me dis : "après tout, tuer Monostatos ne me rendra pas mon âme soeur, je préfère plutôt être défoncé le restant de ma vie pour revenir auprès d'elle." Le MJ me répond : "si tu fais ça, tu quitte la partie". Là, je peux répondre : "OK. J'accepte de payer ce prix. Ainsi finit l'histoire de mon héros". Je n'ai pas eu à affronter un dilemme moral ?


Je vais désormais m'abstenir de postuler qui aime tel mode plutôt qu'un autre, et qui est éclectique. Parlons plutôt des jeux

Allons à Prosopopée. Une Nuance nous décrit un village où les maisons sont dépourvues de fenêtres. Je joue un Medium. Je pense à deux idées possibles, toutes deux dans l'esprit du jeu, il me semble. Je peux dire : "il souffle un vent violent, c'est pour ça que les fenêtres sont condamnées" ou alors je peux dire "J'entre dans l'auberge, et je demande à l'aubergiste pourquoi il n'y a pas de fenêtres.". Dans les deux cas, je suis en mode auteur. Dans le premier, c'est assez évident, dans le second je décris mon perso en train de mener l'enquête, mais c'est pas du tout pour résoudre un mystère (mode pion) ou pour plaider pour mon personnage (le Medium s'en fout des villageois, après tout ce sont ses créations, à la rigueur peut-il avoir de la compassion pour leurs problèmes, mais c'est loin de constituer une position de plaidoyer). Je suis juste en train d'utiliser mon perso pour poser la question aux autres joueurs : "d'après vous, pourquoi il n'y a plus de fenêtres ?". Ne peut-on pas entendre ça comme du mode auteur ?


Prenons le cas des machines à saucisses. Le problème d'un jeu tel que Perfect n'est pas qu'il enferme dans le mode auteur mais qu'à l'inverse de Prosopopée, les mécaniques sont trop de voyantes, comme un théâtre de marionnettes où on verrait les câbles. On voit trop bien que le jeu c'est une suite de "le joueur joue un crime" > "le MJ joue une capture et une torture". Enfin, je parle sans l'avoir joué, mais je paraphrase ceux qui étiquettent ce jeu en machine à saucisse.

Je repense à Sacrifices de Shiryu. J'ai aimé le jeu, mais j'avais beaucoup de mal à cerner sa démarche créative. J'ai d'abord pensé qu'il était en mode pion, puisqu'on joue un guerrier qui affronte une adversité et utilise pour ce faire diverses ressources. Mais il n'y a aucune stratégie. On comprend bien qu'on atteindra l'objectif de toute façon, à condition de cramer suffisamment de ressources. J'ai aussi pensé qu'il était en mode personnage et qu'il nous proposait de choisir entre les choses importantes qu'on pouvait perdre, mais un peu d'expérience avec le jeu permet de toujours faire des choix optimaux, et surtout on peut créer des ressources auxquelles on n'est pas attaché en tant que joueur (le jeu essaye de le contraindre, mais je prétend qu'on peut contourner cette contrainte). Mais en fait, le vrai pied que j'ai pris à ce jeu, c'est à le jouer en mode auteur. J'ai volontairement créé des ressources auxquels j'étais attaché en tant que joueur, j'ai pris mon pied à décrire toutes les scènes, a expliqué pourquoi j'étais attaché à mes ressources (en utilisant le système pour ça), et j'ai pris mon pied à décrire comment je perdais ces ressources (j'étais au bord des larmes quand j'ai décrit mon perso révélant son amour à son frère d'armes avant de voir celui-ci disparaître dans les flammes de l'enfer pour en finir avec le grand méchant). Et quand Shiryu explique pourquoi il a écrit ce jeu, il dit qu'il voulait des combats avec de vrais enjeux, des combats vraiment beaux, chorégraphiés, et il pensait à des choses très axées sur l'esthétique, comme Les Chevaliers du Zodiaque, et tous les scénarios de Sacrifice invitent à visiter une esthétique particulière. Je soutiens alors que Sacrifices est un jeu en mode auteur, soutenu par une démarche créative simulationniste (oui, je dis que la démarche soutient le mode, et pas l'inverse).

(bon, Sacrifices me cause des difficultés quand même. Car le cas de conscience de quitter le jeu pour sauver ce qu'on aime s'y pose aussi. Pour autant, dans la partie que j'ai jouée, jamais je ne me suis posé la question. Pour moi, je jouais mon perso jusqu'au bout, quelqu'en soit le prix, il n'y avait aucun doute là-dessus. A Monostatos, les héros n'ont plus rien à perdre à continuer, ils ont juste quelque chose à gagner s'ils abandonnent. A Sacrifices, c'est l'inverse : plus on continue, plus on perd, on quitte pour conserver ses acquis.)
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Fabien | L'Alcyon » 22 Mars 2015, 22:50

Quand on parle de démarche créative, on parle toujours, toujours d'un phénomène qui se répète tout au long de la partie, un maelstrom si tu veux, moi j'appelle ça une dynamique sociale. C'est quelque chose qui existe grâce aux participants, à leurs interactions, à l'interaction avec la fiction et avec les règles.
C'est une dynamique sociale au même sens que la « bonne ambiance » peut exister dans un bureau: même si quelqu'un est grincheux de temps à autre, l'état des autres, leur passé commun, les règles de fonctionnement, etc. etc. vont s'assurer que cela ne se reproduise pas et vont amener à ce que le comportement soit à nouveau agréable, cordial, convivial...
Par conséquent, oui, il peut y avoir occasionnellement des scènes dans lesquelles on trouve un dilemme moral (et j'y ai assisté en jouant à Monostatos), mais ce n'est pas ça que le Système renforce.
J'ai l'impression de répéter toujours la même chose. Je ne sais pas l'exprimer plus clairement, mais je suis prêt à le faire encore et encore si besoin.

Pour les histoires de postures, je me tiens à cette idée: les bons jdr auxquels j'ai pu jouer permettent tous d'utiliser ses responsabilités et propriétés de diverses manières. Par conséquent tu peux adopter la posture que tu souhaites, selon tes envies ou le contexte du moment. Ces jeux n'enferment jamais dans une posture particulière.
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Frédéric » 22 Mars 2015, 23:10

Je me suis promis d'arrêter ces discussions théoriques sans rapport de partie, mais comme tu me cites moi aussi...

Je te décerne la palme du galvaudage 2015, Thomas.
Franchement, je veux bien croire que tu as perçu plus que moi derrière ces trois modes. Mais les associer aux démarches créatives n'a aucun sens.
Et ce qui m'agace, c'est que tu viennes corriger toutes nos conceptions du GNS avec des interprétations qui vident cette théorie de sa substance pour valider tes petits rapprochements (pour une fois que je suis d'accord avec Axel, ça se fête).

Pour faire simple : reprenons mon schéma à l'origine du bullshit : http://www.limbicsystemsjdr.com/podcast ... narration/

Tu vois la mandarine mûre que d'un côté ? Coupe-la horizontalement en 3 parts égales. Chaque part est un mode GNS.
Tout ce qui est dans les zones blanches non, pourquoi ? Parce que le GNS parle d'enjeux internes aux personnages, je l'affirme.
Typiquement, on va me répondre : oui, mais Perfect, il y a de la compétition et on raconte aussi une histoire...
Non, Perfect, c'est l'exemple même du syndrome du jeu d'échec. Si tu joues aux échecs en racontant des trucs entre chaque coup, tu ne joues pas lud + nar, tu joues au jeux d'échecs (ce qui est compétitif, mais pas ludiste) et tu racontes des trucs (ce qui revient à raconter une histoire maintenant, mais pas à du narrativisme, ni à du simulationnisme), c'est tout. Pareil pour Capes, Microscope, Chronicles of Skins et consorts.

Si tu veux développer tes propres pensées autour de ces 3 modes, c'est très bien, mais ne les marie pas de force avec d'autres théories qui n'ont absolument rien à voir.
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Gaël Sacré » 23 Mars 2015, 00:49

Bonjour Thomas,

Déjà je tiens à signaler que j'admire ta persévérance à te plonger dans la théorie rôliste et à tenter de comprendre par tous les moyens et en posant des questions continuellement. Je suis aussi passé par là, et même si je ne prétends pas encore tout comprendre, j'ai fais le même genre d'erreur que toi.

Le problème de ta théorie des modes personnage, auteur et pion, c'est qu'elle est fondamentalement contradictoire avec les théories du Big Model initié par Ron Edwards et les auteurs de la Forge, et développé en France par Christoph, Frédéric, Fabien et Romaric (entre autres).

La première chose que je te conseille avant de tenter de t'expliquer mon point de vue, c'est de relire très attentivement (si ce n'est pas déjà fait) la retranscription de la conférence de Christoph Boekle à Nancy : http://www.silentdrift.net/articles/nancy_resume003.pdf. Elle résume très bien à mon sens les bases fondamentales du Big Model.

Ce qu'il faut comprendre je pense, c'est que le Big Model décrit des façons de jouer optimales dans un certain cadre. Ça exclue un certain nombre de jeux qui peuvent être tout de même extrêmement plaisant, d'autant plus si on a l'habitude de compenser ou que les jeux en questions apportent beaucoup de matière pour trouver du plaisir ailleurs (et je dis ça avec aucune prétention ou élitisme, comme c'est ressenti par beaucoup).

Donc, qu'est-ce qu'on met dans le Big Model ? Eh bien justement les jeux qui créent des interactions riches entre les postures de joueurs, qui font des aller et venues constants pour être totalement impliqué dans la partie. Les défenseurs de cette théorie pensent que le plaisir amené par ces interactions intriquées apportent énormément de richesse et de profondeur au jeu de rôle. Une théorie avec laquelle on peut ou pas être d'accord bien entendu. C'est ce que Frédéric a décrit dans son schéma comme "Les JDR où les joueurs défendent les intérêts de leurs personnages".

De plus, je pense que tu te méprend sur les démarches créatives GNS. C'est le système dans son entier qui pousse vers une démarche. Donc certes il peut y avoir un choix moral dans Monostatos, mais ce n'est pas ce que tout le système tend à soutenir. En pratique, le jeu nous encourage à jouer des héros flamboyants qui s'opposent à Monostatos, en nous permettant d'optimiser pour y parvenir. Il peut aussi tout à fait y avoir des moments de pure exploration, quand on décrit les décors ou qu'on défend les valeurs de son personnage, mais ce n'est pas ce qui prédomine dans le jeu, bien que ces moments peuvent être tout à fait agréables et enrichissants pour la partie. La théorie selon laquelle il faudrait éviter de mélanger les démarches créatives n'est pas absolue, mais prétend qu'une démarche doit largement prédominer sur les autres (Frédéric parle à ce propos d'anesthésier les autres démarches - il y a bien l'idée dans l'anesthésie qu'elles restent tout de même là, endormies, mais possibles!).

Enfin, il y a aussi une contradiction il me semble dans ta notion de mode auteur qui est contraire à la règle de Czege. Le fait de jouer en mode auteur signifie qu'on ne défend plus les intérêts de son personnage (selon la définiton du Big Model), et qu'on devient un narrateur libre. De fait, en jouant en mode auteur, on sort simplement du Big Model. Ça ne veut pas dire que c'est un mauvais jeu. Ça veut dire que ça ne peut simplement pas entrer dans ce corpus théorique.

Si j'ai bien compris, le but de Ron Edwards et consor à l'époque de The Forge était d'analyser le jeu de rôle à travers ses interactions sociales et la dynamique créé dans une partie de jeu de rôle. Ça les a amené à comprendre, que selon eux, les jeux de rôle qui sortent de leur Big Model échappent à toute théorisation, car ils sont une construction chaotique à l'intersection de nombreux facteurs, mais en particulier liés aux compétences et aux choix du Meneur de Jeu qui résulte dans des parties qui sont très peu du fait du livre de jeu lui-même.

Si tu es intéressé pour essayer de comprendre ce chaos qui sort du champ du Big Model, pourquoi pas! Mais je crois que tu fais fausse route en essayant de concilier les deux.
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Gaël Sacré » 23 Mars 2015, 01:10

Note : Je précise que l'étude du Big Model, comme on le voit dans le schéma de Frédéric, est possible aussi pour le jeu de rôle traditionnel. Seulement son étude est plus complexe, car elle n'est pas inscrit dans le texte du jeu, mais seulement dans la préparation du Meneur de Jeu et la partie qui a été jouée.
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Thomas Munier » 23 Mars 2015, 12:10

Frédéric, merci pour cette palme ! Je remercie ma famille et mon épouse qui m'ont toujours soutenu :)

Après tout, il est possible que le cœur de ma démarche consiste en effet à ne plus utiliser les démarches créatives comme point de départ de conception (aussi, il serait finalement assez vain pour moi de chercher à relier un mode de jeu à une démarche), mais à utiliser les modes. J'ai tenté un parallèle avec les démarches créatives, c'est peut-être casse-gueule, mais en fait ce n'est pas le cœur de ma démarche. Le cœur de ma démarche c'est de partir du ressenti du joueur au lieu de partir de la dynamique sociale. Si je dois sacrifier la GNS ou m'en servir seulement comme un outil, ça me convient.

Cette démarche d'anesthésie, je peux la transposer aux modes. Concevoir des jeux qui soutiennent un mode et anesthésient les deux autres.

Je crois que c'est problématique en revanche, de créer un système où aucun mode n'est encouragé. Pas au sens où je vois les modes. Dans un jeu comme Dogs, l'intérêt de l'expérience vient quand on plaide pour son personnage. On peut tenter de jouer en pion (voir le village comme un problème à résoudre) ou en auteur (décrire un dogs cool), mais le jeu va nous amener à prendre des décisions morales, pas des décisions tactiques ou des décisions esthétiques. Le jeu soutient le mode personnage.

Dans Sombre, tu peux jouer en mode pion, les mécaniques de résolution encouragent les choix tactiques. Tu peux jouer en mode auteur, en utilisant le guide de roleplay des personnalités. Et c'est ça qui est embêtant. Si je veux jouer en mode pion et que le challenge soit valable, il faut que les personnalités soient un vrai handicap. Si je veux jouer en mode auteur, il faut que la mort de mon perso ait une justification esthétique, pas juste un coup de pas de bol aux dés. Une séance de Sombre satisfaisante, c'est une séance ou le scénario ou le MJ font pencher la balance vers un mode ou un autre. Dans la partie du podcast, on fait 3/4 de séance en mode auteur où les joueurs jouent à se faire peur, et 1/4 h de séance en mode pion où il faut savoir qui sera le plus rapide pour buter qui. ça, c'est une dissonance cognitive. Il faudrait reskinner le scénario pour la compétition de l'intro soit faite en mode pion, ou faire de la confrontation finale l'enjeu de choix esthétiques.

Concernant le principe de Czege. Depuis mon point de vue, il ne m'est pas utile car il ne s'applique qu'au mode personnage. Je lui préfère un principe de Czege élargi : "Un joueur ne doit pas pouvoir créer un problème dont il connaît tout de suite la solution. En tout cas, ça ne peut pas être un des enjeux du jeu." => ce principe élargi est vertueux pour les trois modes.

Là où je sens un problème dans mes visions initiales, c'est que je voulais faire d'Inflorenza un jeu où l'on a des dilemmes moraux, mais en fait les vraies décisions dans le jeu sont esthétiques. On met en scène des personnages qui ont des dilemmes moraux, mais on s'en fout de ces dilemmes, ce sont juste des marionnettes pour raconter une histoire intense, et quand l'émotion nous vient, elle vient de notre mise en scène, sauf sur quelques variantes du système qui amènent plus à prendre des décisions en tant que personnage et non pas en tant qu'auteur. Et je voulais faire d'Arbre un jeu où l'on décrit une esthétique du vagabondage, mais le vrai sujet c'est de faire vivre de l'intérieur la vie d'un vagabond, et les choix douloureux qu'il fait pour rester libre ET dans le groupe qui est son refuge.
J'hésite encore entre retravailler Inflorenza en mode auteur assumé et Arbre en mode personnage assumé, ou proposer pour chacun deux variantes, une pour le mode auteur, une pour le mode personnage.

C'est évident que mes hypothèses ne valent pas un clou si je ne peux mesurer leur intérêt en playtest, c'est donc ce que je vais faire.
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Re: [Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Message par Mangelune » 23 Mars 2015, 13:35

J'avoue que le raisonnement en modes va à l'encontre de mon expérience de joueur (je me contente ici de t'en faire part, au cas où cela puisse orienter ta réflexion) : mon idéal roliste se situe entre les trois postures, et comme le dit Fabien je trouverais ça dommageable de se limiter.

J'adore incarner un perso, mais j'aime aussi qu'il lui arrive des événements ayant du sens - et pas du sens pour le seul MJ, si j'incarne une aventurière que je vois bien devoir choisir entre l'amour et le devoir, je n'ai pas forcément envie que le MJ m'impose un autre sort.

A l'inverse, les story games ou jeux de rôle très libres comme Swords without Master ou le American Freeform, ne m'impliquent pas suffisamment. La posture complète d'auteur ne m'emballe pas autant.

Enfin, le mode pion me paraît assez peu convainquant même au sein de ta théorie, j'ai du mal à imaginer un mode pion "pur".

Les meilleurs jeux pour moi sont ceux qui, comme Burning Wheel ou Tenga, m'offrent la possibilité d'intervenir légèrement sur l'intrigue (en co-auteur) tout en me réservant des surprises et en me donnant toujours la possibilité d'expérimenter à travers mon avatar. Ces jeux m'offrent la possibilité d'alterner entre les différentes positions.

De plus, comme je le disais dans Jdr Mag, la séparation entre le personnage et le monde est tout sauf nette. Elle est plus ou moins perméable, beaucoup plus que dans le monde "réel" puisque dans la fiction, personnages et lieux et monde et magie et cheubeuleubeuleu sont tous faits de la même matière (the stuff dreams are made of quoi). Cela veut dire que si à travers mon personnage je veux agir sur le monde, je dois soit demander la permission à mon MJ (et je ne peux pas le faire pour tout et n'importe quoi) soit basculer en mode auteur (prendre autorité sur le monde avec lequel j'interagis).
Contes et histoires à vivre, un site pour parler des Errants d'Ukiyo, de Perdus sous la pluie et du reste.

Pensez aussi à la page Facebook officielle de Perdus sous la pluie.
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