Page 1 sur 1

Les Portes de l'incarnation

Message Publié : 07 Déc 2015, 11:38
par Thomas Munier
Cet article est paru, avec une mise en page illustrée, dans le webzine Le Maraudeur N°18 (à télécharger d'urgence, avec une nouvelle maquette réussie, une flopée de critiques intéressantes, le jeu Les Remémorants par Steve Jakoubovitch, illustré et augmenté, et un article "Inversons les rôles" d'Elro les bons tuyaux, qui peut mettre mis en relation avec le mien. Mon article est nommé "Critique d'un jeu de rôle par l'incarnation", c'est dû au fichier que je leur ai envoyé. Ici, je mets le titre que j'avais initialement prévu : Les portes de l'incarnation)

Critique d'un jeu de rôle par l'incarnation

Incarner un personnage, c'est, le temps d'une partie de jeu de rôle, vivre dans sa peau.

Il peut nous arriver de ne pas apprécier de jouer à certains jeux de rôles parce qu'ils nous proposent une façon d'incarner notre personnage qui ne nous convient pas ; il arrive même que nous disions alors que « ce n'est pas un jeu de rôle ». Peut-on voir les choses différemment ? Que peut-on gagner en ouvrant davantage les portes de l'incarnation ?

Nous sommes tous des critiques dans l'âme. Une fois que nous avons essayé une partie d'un jeu de rôle, nous pensons pouvoir dire si ce jeu est « bon » ou « mauvais », si c'est un jeu de rôle, ou si c'est autre chose comme un jeu de plateau, ou un jeu où on se raconte des histoires.

Le souci est qu'en jouant avec un esprit critique, nous limitons nos opportunités de connaître des expériences rôlistes qui nous enrichissent. Nous nous construisons une image de comment nous aimons incarner notre personnage, et nous nous privons de jouer aux jeux de rôles qui nous semblent sortir de ce schéma.

Or, en élargissant nos vues sur ce qu'est l'incarnation, nous pourrions prendre du plaisir sur bien davantage de jeux. En réalisant que l'incarnation est une expérience intime, nous pouvons aussi reprendre le pouvoir sur cette expérience, afin qu'elle ne soit pas uniquement conditionnée aux règles d'un jeu, mais à notre propre capacité à vivre dans la peau d'un personnage. Cela nous permettrait de jouer à davantage de jeux, avec davantage de personnes, sans pour autant nous amuser moins. Au contraire.

Une définition du jeu de rôle et de l'incarnation

Un jeu de plateau, c'est un plateau, des pions, des règles. Un jeu de rôle, c'est un jeu de plateau où le plateau et les pions sont imaginaires. Une partie de ce plateau et de ces pions peuvent être représentés par des éléments physiques mais dans un jeu de rôle, le plateau physique ne simule pas la totalité des potentiels du décor imaginaire, et les pions physiques ne simulent pas la totalité des potentiels des personnages imaginaires.

►Pour aller plus loin : Article Le jeu de rôle est potentialité, par Frédéric Sintes

C'est une définition volontairement large. Nous limitons nos possibilités d'incarnation quand nous limitons trop notre définition du jeu de rôle. Avoir une définition large nous permet d'aborder une partie de jeu de rôle avec l'esprit ouvert.

Incarner, c'est jouer un pion imaginaire. Ce pion imaginaire, c'est le personnage. Il semble distinct des pions tiers, qu'on appellera ici les figurants, et du plateau, qu'on appellera ici le décor.
Parfois, il existe une personne avec des responsabilités spéciales : la meneuse de jeu. La forme la plus répandue est la suivante : chaque joueur incarne un personnage, la meneuse de jeu incarne le décor et les figurants.

Les règles qui semblent contrarier notre incarnation

Voici un pot pourri de règles de jeux de rôles que certaines personnes ont besoin d'ignorer pour se sentir capables d'incarner sereinement. Elles ont été collectées en convention et sur les forums, de centaines de personnes différentes.
Dans cette série d'exemple, on oppose règles et joueur, mais parfois, il ne s'agit pas d'une demande des règles, mais d'une demande de la meneuse de jeu.

+ Responsabilité sur le décor et les figurants : les règles demandent au joueur de dire des choses au sujet du décor et des figurants.
►Pour aller plus loin : Article Responsabilité et propriété, par Frédéric Sintes
+ Autorité sur le décor et les figurants : Quand la meneuse de jeu décrit une situation, un décor ou un figurant, les règles demandent au joueur de valider l'existence de la situation, du décor ou du figurant.
►Pour aller plus loin : Article Autorité et Narration, par Jérôme Larré.
+ Safe words et codes de contrat social : Les règles demandent au joueur de brider certains aspects de l'intrigue si elles lui paraissent inconfortables à jouer, comme le sexe ou la violence.
+ Plusieurs personnages : Les règles demandent au joueur d'incarner tour à tour plusieurs personnages.
+ Établir un destin pour le personnage : Les règles demandent au joueur d'imaginer quelle sera la fin du personnage
+ Devoir décrire ses échecs ou ses réussites : Quand le joueur veut que son personnage obtienne quelque chose et que les règles indiquent que ce n'est pas automatique, le joueur doit faire appel au système de résolution, qui dit s'il obtient ou non ce qu'il veut, et ensuite c'est au joueur de décrire le résultat dans les détails.
+ Connaître à l'avance la nature de l'échec ou de la réussite : Quand le joueur veut obtenir quelque chose et que pour l'obtenir, il faut faire appel au système de résolution, les règles informent le joueur à l'avance ce qui va se passer si c'est un échec et ce qui va se passer si c'est une réussite.
+ Historique scripté : Les règles définissent l'historique du personnage, c'est-à-dire tout ce qu'il était avant que le jeu commence.
+ Roleplay scripté : Les règles définissent une ligne de conduite pour le personnage.
+ Événements scriptés : Les règles définissent qu'à un moment, le personnage doit prendre telle décision, échouer ou réussir automatiquement telle action, ou développer une nouvelle capacité ou un nouveau handicap.
+ Caractéristiques aléatoires : Les règles définissent au hasard les scores chiffrés sur la feuille de personnage, si bien que le joueur ne peut pas décider lui-même du potentiel d'action de son personnage
+ Classe de personnage aléatoire : Les règles définissent au hasard l'archétype du personnage, si bien que le joueur ne pas décider lui-même de la profession de son personnage, de ses points forts et de ses points faibles, de l'image qu'on se fait de lui dans l'univers de jeu.
+ Personnages prétirés : Les règles définissent pour chaque joueur un personnage prétiré, autrement dit un personnage avec un historique, une ligne de conduite, des caractéristiques et une classe imposée
+ Contraintes esthétiques : Les règles demandent au joueur de décrire la façon dont il se comporte, son apparence, et jusqu'aux événements qui lui surviennent en suivant les directives d'un canon esthétique ou d'un genre narratif.
+ Contraintes morales : Les règles demandent au personnage de respecter certaines valeurs et interdits moraux
+ Contraintes ludiques : Les règles demandent au personnage de suivre une certaine ligne de conduite pour le bon déroulement du jeu et des épreuves (comme accepter la mission proposée par un figurant).
+ Personnage squelettique : Les règles donnent très peu d'éléments pour définir son personnage. Elles peuvent aller jusqu'à ne demander qu'un nom (Capitaine Scintillant, Jennifer) ou un mot (le magicien, la vieille femme).
+ Personnages à potentiel identique : Les joueurs peuvent personnaliser l'aspect et la ligne de conduite de leur personnage, mais face au système de résolution, tous les personnages ont le même potentiel (par exemple, tous les personnages ont le même score en combat).
+ Jouer sa propre adversité : Les règles nous demandent de dire des choses à propos de notre personnage où à propos du décor et des figurants qui vont clairement contre les intérêts du personnage.
+ Absence d'adversité : Les règles ne s'opposent pas à ce que notre personnage réussisse ce qu'il entreprend.
+ Absence de lien entre la fiction et les règles : Ce que nous disons à propos de notre personnage n'a pas d'impact sur les propriétés mécaniques de notre personnage ou du décor (par exemple, un joueur décrit tous les efforts que son personnage fait pour se dépêtrer d'une situation, mais on tire à pile ou face pour savoir s'il y parvient : ses efforts n'ont pas permis d'influer sur la probabilité de réussite).
+ Absence de lien entre les règles et la fiction : Les propriétés mécaniques de notre personnage ou du décor peuvent évoluer sans que les règles nous imposent d'en tenir compte dans ce que nous imaginons (par exemple, un personnage perd des points de vie mais sa capacité à agir n'est pas altérée sauf si le joueur décide de le jouer lui-même).


Pourquoi notre incarnation est-elle contrariée ?

Face aux règles précédentes, il peut nous arriver de dire : « Avec ses contraintes (ou avec cette liberté), je n'arrive pas à incarner mon personnage. Je ne me sens pas dedans. C'est comme si mon personnage était faux. Je ne suis pas immergé dans mon personnage. »

Ce sentiment peut avoir plusieurs causes :

+ Peut-être que nous estimons qu'incarner notre personnage, c'est jouer la volonté du personnage contre le monde imaginaire. Or dans une certaine mesure, les règles nous demandent parfois de jouer le monde imaginaire, et que parfois elles prennent le contrôle sur la volonté de notre personnage.
+ Peut-être que nous estimons que pour incarner notre personnage, notre personnage doit être un simulacre : Une sorte d'enveloppe virtuelle dans laquelle nous nous glissons, avec notre vraie intelligence, nos vraies valeurs, nos vraies croyances, notre vrai vécu. Or dans une certaine mesure, les règles nous demandent de nous en écarter (par exemple en nous demandant de jouer un troll stupide, un méchant caricatural, un fanatique d'une religion étrange, une personne ayant vécu un traumatisme aussi grave qu'exotique pour nous).
►Pour aller plus loin : Article Joueur, personnage et simulacre de Romaric Briand, dans le recueil Le Maelstrom.
+ Peut-être que nous estimons que pour incarner notre personnage, nous devons vivre une expérience de réalité virtuelle : Être plongé dans un décor imaginaire avec lequel nous pouvons interagir à loisir. Or dans une certaine mesure, les règles nous demandent de paramétrer nous-même une partie de ce décor, et nous disent comment interagir avec lui.


Les absolus n'existent pas

Certaines exigences que nous pouvons formuler pour atteindre l'incarnation ne peuvent jamais être remplies en totalité.

+ Ainsi, il est impossible de jouer uniquement la volonté de son personnage, nous avons besoin d'empiéter sur ses possessions, son historique, son potentiel, son environnement proche. Et en creux, puisque nous ne pouvons pas jouer uniquement la volonté de notre personnage, il nous est impossible de ne rien jouer du monde imaginaire.
►Pour aller plus loin : Article La volonté et le monde de Frédéric Sintes
De même, nous ne pouvons pas jouer entièrement la volonté de notre personnage. L'univers de jeu ne peut avoir de consistance s'il n'exerce pas certaines pressions sur notre volonté. Par exemple, si notre personnage est confronté à un monstre terrifiant dans un jeu d'horreur, il est possible que les règles imposent au personnage de fuir. Quand nous jouons, en tant que personne, ce monstre ne nous terrifie pas, peut-être ressentons-nous un peu de peur parce que nous craignons pour notre personnage, mais le personnage, quant à lui, ressent une peur beaucoup plus forte. Les règles le simulent en se donnant la possibilité de prendre le contrôle de la volonté de notre personnage pour lui imposer de fuir.
+ Il nous est impossible de jouer notre personnage uniquement comme un simulacre, parce que nous n'avons pas accès aux émotions du personnage.
Pour aller plus loin : Article Personnages fictifs et vie intérieure de Gregory Pogorzelski,
Supposons par exemple que nous jouions à un jeu d'horreur où les règles ne prennent pas le contrôle de la volonté de notre personnage. Notre personnage est confronté à un monstre terrifiant, et nous prenons la décision de fuir. Nous le faisons parce que nous sommes motivés par la peur de perdre de notre personnage. Mais nous ne savons pas quelles sont les émotions du personnage. Nous pouvons dire qu'il a peur, mais c'est une invention de notre part, ce n'est pas l'exercice de la volonté du personnage : on ne peut pas décider d'avoir peur.
+ Il nous est impossible de connaître une expérience de réalité virtuelle par un média comme le jeu de rôle qui utilise en priorité le langage. Nos émotions ne seront jamais réelles, elles seront forcément distanciées. Il est impossible de croire complètement qu'on est son personnage et que le décor imaginaire existe réellement. Un jeu de rôle n'est jamais complètement une expérience de réalité virtuelle, parce qu'il est en même temps expérience de création de faits imaginaires à plusieurs.
►Pour aller plus loin : Article Le jeu de rôle, art méta-fictionnel par excellence, par Vivien Féasson.


La ligne

Ce que nous avons supposé comme étant les conditions optimales d'incarnation (jouer la volonté contre le monde, jouer un simulacre, jouer dans une réalité virtuelle) ne peuvent être jamais satisfaites en totalité. Pourtant, nous prenons plaisir à incarner dans certains jeux, et dans d'autres jeux, non. C'est parce que nous avons chacun une ligne (c'est un terme de John Harper), et si nous franchissons cette ligne, nous perdons le plaisir d'incarner. L'un détestera l'idée de jouer plusieurs personnages, l'autre détestera qu'on lui pose des questions sur le monde autour de son personnage, un dernier détestera qu'on lui impose le sexe ou la religion de son personnage.

Non seulement, nous avons chacun une ligne différente, mais c'est plus une frontière qu'une ligne : Comprendre une limite aux contours très compliqués, contours que nous ne connaissons pas nous-même à l'avance. Savons-nous comment nous allons réagir à la question suivante : « Comment s'appellent les parents de ton personnage ? ». Va-t-on répondre « John et Maggie », ou bien : « Je ne sais pas, dis-moi meneuse de jeu, comment s'appelaient-ils ? » ou encore : « Mes parents sont morts. », ou enfin « Cela n'a aucune importance. » ? Si nous répondons une de ces trois choses, la question ne dépassait pas notre ligne. Si au contraire, nous commençons à avoir des sueurs froides parce qu'elle transgresse notre façon de voir comment incarner notre personnage, si nous nous révoltons contre les règles parce qu'elles nous posent cette question, alors c'est que les règles viennent de franchir notre ligne.
►Pour aller plus loin : Article Crossing the line, John Harper


Les solutions pour incarner plus facilement

Quand les règles franchissent notre ligne, nous avons trois possibilités :
+ Renoncer à jouer au jeu, et rester sur une mauvaise expérience, qui peut aller jusqu'à penser que « ce n'est pas un jeu de rôle ».
►Pour aller plus loin : Article Ce n'est pas du jeu de rôle, auteurs multiples : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/ça_n_est_pas_du_jeu_de_rôle
+ Repousser nos limites. Tout simplement, essayer de répondre à la question qui franchit notre ligne, et voir quelle expérience cela produit. Peut-être n'est-ce pas si terrible ? Peut-être que cela va nous permettre de vivre des aventures différentes ou de vivre les mêmes aventures différemment ? Si nous lâchons prises de l'idée que nous avons une ligne, alors nos horizons s'élargissent, et la découverte est au rendez-vous.
+ Danser le limbo autour de la ligne. Quand les règles nous posent une question qui s'approchent dangereusement de notre ligne, nous avons toujours une réponse possible qui sera du bon côté de la ligne.
À la question « Comment s'appellent les parents de ton personnage ? », selon notre ligne nous répondrons des choses aussi variées que « John et Maggie », « Je ne sais pas, dis-moi meneuse de jeu, comment s'appelaient-ils ? », « Mes parents sont morts. », ou encore « Cela n'a aucune importance. ».
Autre exemple : Ce n'est pas parce que les règles nous permettent d'incarner les figurants que nous sommes obligés de le faire si cela contredit notre vision de l'incarnation.

Pour résumer, si les règles nous donnent des responsabilités qui franchissent notre ligne, il nous suffit de ne pas accepter ces responsabilités-là. Si les règles nous donnent une autorité qui franchit notre ligne, il nous suffit de ne pas accepter cette autorité-là. Le jeu continuera si par ailleurs, les lignes différentes de chaque joueur font qu'un équilibre se crée. Le jeu s'arrête à partir du moment où un joueur, plutôt que de refuser une responsabilité ou une autorité, refuse tout simplement de jouer.
+ Voir au-delà des règles. Les règles d'un jeu de rôle ne sont pas là pour tout gérer, et surtout pas pour gérer l'entièreté d'un concept si complexe que l'incarnation, elles ne sont pas là pour dire la totalité ce que les joueurs peuvent dire au sujet des personnages, du décor et des figurants. Les règles ne sont là que pour gérer un un enjeu central, qui varie selon chaque jeu.
Les règles de Donjons et Dragons servent essentiellement à gérer le combat, les règles de Breaking the Ice servent essentiellement à gérer une histoire d'amour. Ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas jouer de romance à Donjons et Dragons et qu'on peut pas faire de combat dans Breaking the Ice. Cela veut dire que pour ces choses-là, on ne va pas faire appel aux règles, mais à notre capacité à incarner, capacité qui nous est innée, qui remonte au "et si ?" de l'enfance.
Notre capacité à incarner réside dans notre capacité à lire la marge de manœuvre que nous laissent les règles.



Synthèse

Nous avons tous une perception différente de ce qu'est incarner un personnage. Et parfois, les règles se heurtent à notre perception de l'incarnation, parce qu'elles se heurtent à la façon dont nous concevons la façon dont un jeu de rôle fonctionne. Or notre conception du jeu de rôle est un modèle abstrait. Comme tout modèle, il ne tolère pas les compromis. C'est en nous affranchissant inconsciemment du modèle que nous pouvons incarner. Pour autant, nous conservons une ligne, une frontière intérieure qu'il nous est difficile de franchir sous peine de ne plus prendre de plaisir à incarner. Moyennant quelques astuces et exercices de pensée, nous pouvons apprendre à franchir les portes de l'incarnation, nos propres portes intérieures, pour découvrir de nouvelles façons d'incarner. Il suffit d'oser.
Rester derrière notre ligne est une affaire de contrôle. Franchir la ligne est une affaire de lâcher-prise, qui nous promet d'atteindre à deux fondamentaux de l'expérience rôlistique : d'un côté l'expérience chamanique de possession, et de l'autre l'accès à un pur espace de transgression.

Re: Les Portes de l'incarnation

Message Publié : 09 Déc 2015, 19:03
par Frédéric
Très intéressant article-inventaire, Thomas !

Je suis un peu surpris par l'impression de psycho-rigidité des joueurs que me renvoie ton article :
Certes, j'ai vu de rares joueurs quitter une table parce que le jeu ne leur convenait pas, mais dans la plupart des cas, on se débrouille, on fait preuve de pédagogie et/ou de souplesse, le joueur ou le MJ s'adapte et ça roule.

En ce qui me concerne, ce n'est jamais une règle qui me pose problème, mais un ensemble de règles, créant (ou échouant à créer) une dynamique.
J'aime quand un jeu me porte, quand je peux me concentrer sur ce qui importe vraiment (le "cœur" de la partie), mais je sais m'adapter et jouer à des jeux qui me demandent de compenser (ou alors on change quelques règles et ça roule). Certaines formes de compensation me sont vraiment pénibles, surtout quand j'ai l'impression que je passe plus de temps à faire ça qu'à m'intéresser à ce qui se passe dans la fiction.

Dans les jeux en mode auteur qui me posent problème, il ne suffit pas de changer une règle pour que je retrouve une pratique qui me procure du plaisir, mais il faudrait refaire tout un travail de game design. Je sais jouer à des JdR en mode auteur, je l'ai fait plusieurs fois (on a enchaîné les jeux de ce type avec mes amis à une période), et il m'arrive de jouer à "Il était une fois" avec ma fille (ce qui me procure une impression similaire à d'autres jeux en mode auteur dont j'ai pu parler ici ou là) je m'en suis donné la peine, mais je n'y ai pris que très peu de plaisir.

Dans des pratiques tradis où je me suis ennuyé, c'était également un tout, un mélange de scénar fadasse, de MJ mou du gland, de règles moisies et de joueurs pas créatifs.
Et je crois qu'une bonne partie des gens avec qui je joue sont capables de faire pareil. Les rares personnes qui ont vraiment bloqué sur une règle ou une pratique étaient franchement rigides. Et je n'en ai pas rencontré beaucoup. En revanche, j'ai rencontré pas mal de gens ayant du mal à s'adapter à une pratique et important des habitudes de jeu étrangères à ce que le groupe ou le jeu proposait. Ils se retrouvaient dans une approche dissonante. C'était plus une difficulté d'adaptation qu'une opposition franche.

Après, je ne dis pas que nos expériences doivent se recouper, mais il y a peut-être à creuser sous ces divergences. ;)

Re: Les Portes de l'incarnation

Message Publié : 09 Déc 2015, 19:08
par Frédéric
J'ajoute juste un truc :
En revanche, j'ai vu énormément de gens refuser un jeu ou avec qui ça coinçait pour une question de goût sans rapport avec les règles : un joueur qui refusait tout ce qui était med-fan ou vampires. D'autres qui ne voulaient surtout pas jouer futurste, ou urbain, ou quoi que ce soit d'autre. Ca, j'aurais du mal à en faire l'inventaire tant c'est fréquent.

J'ai tendance à penser que les rôlistes ont tellement peur des expériences insatisfaisantes qu'ils se rattachent à des éléments évidents pour conjurer les mauvaises parties (alors que ce qui conduit à une bonne ou mauvaise partie n'est finalement pas toujours évident).

Re: Les Portes de l'incarnation

Message Publié : 09 Déc 2015, 20:12
par Thomas Munier
Merci pour ton retour, Frédéric !

Il peut y avoir un biais dans mon analyse par ma pratique : je fais majoritairement des one-shots ou des campagnes très courtes, dans beaucoup d'endroits différents, avec beaucoup de personnes différentes : lors des debrief, je peux recueillir des problèmes autour de l'incarnation, qui pourraient être surmontés ou négociés si on rejouait ensemble, sans que j'ai l'occasion de l'expérimenter, puisque je vais ensuite passer avec un groupe de personnes nouvelles. C'est aussi un synthèse de personnes qui me disent avoir aimé tel ou tel jeu à la lecture et qui pensaient ne pas pouvoir le faire tourner avec leur groupe habituel pour des questions d'incarnation, mais après tout rien ne me garantit si c'est entièrement vrai, si ces préjugés se confirmeraient en cas de test.
Comme tu le précises, j'ai alors voulu dresser un inventaire des règles et pratiques qui pouvaient bousculer le principe d'incarner son personnage, j'ai préféré cette approche atomiste plutôt que de faire un jugement d'un revers de main, pour donner des billes d'analyse qui aillent plus loin que de dire : "je n'arrive pas à être immergé dans mon personnage", afin de permettre au groupe de jeu de chercher des solutions, de mettre en place une compensation efficace, comme tu le dis.
Enfin, il y a aussi de ma part un travail de définition sur le jeu de rôle, de montrer certaines techniques et de démontrer qu'elles sont légitimes dans notre pratique du média.

Pour abonder dans ton sens, je dirais qu'une personne va être contrariée dans son incarnation par un ensemble de règles (quelque part, comme tu dis, par des jeux qui pour être joués par ton groupe, nécessiteraient un travail de rétro-game design plutôt qu'une simple compensation), mais dans l'absolu, quand je debriefe, j'aime bien arriver à quelque chose. Savoir quels sont les points exactement qui posent problème, et les étudier les uns après les autres, avant de savoir quelle la limite entre le jeu compensable et le jeu qu'il faut tout à fait réinventer ou abandonner.

Je suppose que je rencontre moins de blocage sur le genre parce que ce que je propose, avec mes jeux dans la forêt ou mes jeux oniriques, sont difficiles à étiqueter. Et que la notion d'étiquetage par genre me paraît chimérique en jeu de rôle, où l'on produit des aventures fan-fictionnelles à plusieurs mains tirées d'influences très variées.

Ou plutôt : si une personne refuse le jeu pour une question de genre, à la rigueur c'est net et sans appel (je fais l'impasse sur les jeux où la notion de genre peut être dosée). Mais si la table est unanime pour apprécier la proposition de jeu, mais que des personnes divergent sur les règles, notamment sur cette partie concernant l'incarnation, comment fait-on pour y pallier ? Quel langage pour désigner les divers problèmes, et quelles mises au point ou compensations pour les dépasser ?

Re: Les Portes de l'incarnation

Message Publié : 11 Déc 2015, 20:51
par Frédéric
Je n'ai pas grand chose à ajouter.
Mon prochain article parle d'un sujet voisin, ce sera peut-être l'occasion de poursuivre cet échange (ou pas). ;)

Re: Les Portes de l'incarnation

Message Publié : 12 Déc 2015, 10:57
par Thomas Munier
En tout cas, je le lirai avec attention !

Re: Les Portes de l'incarnation

Message Publié : 12 Déc 2015, 17:54
par Guylène
Merci beaucoup pour cet article/inventaire comme dit Frédéric, c'est très utile !

D'autant que moi aussi je vais bientôt écrire un article sur des questions similaires (une tendance inconnue du moment??)

En tout cas personnellement, ce qui me met en difficulté dans l'incarnation, c'est la multiplicité des personnages (c'est notamment pour ça que je me suis fâchée avec Polaris). Je n'ai eu que de rares expériences vraiment réussie à incarner plusieurs personnages.

En revanche je m'intéresse de près à la notion de simulacre, et surtout au dosage. On va mettre plus ou moins de nous dans nos personnages, et je réfléchis pas mal à comment le doser, comment adapter ce dosage de "similarité" avec soi-même à un jeu ou à un autre etc. il me semble clairement que certain jeu incitent à jouer des personnages proches des personnalités des joueurs, tout en rendant la chose ardue, émotionnellement parlant. Il est plus difficile de faire face à certaines thématiques avec un personnage simulacre car cela nous renvoie à des expériences hors-jeu personnelles, mais en même temps les émotions en sont d'autant plus intenses... et n'est-ce pas au fond les expériences de jeu les plus intenses que l'on puisse avoir?

Je me questionne beaucoup à ce sujet en ce moment (qui est un peu au coeur de l'article en prévision), donc si jamais vous avez des remarques, je suis très preneuse !

Re: Les Portes de l'incarnation

Message Publié : 27 Déc 2015, 11:05
par Thomas Munier
Je réponds, hélas avec du retard.

J'ai connu une expérience de simulacre assez intense lors d'une partie en solo où la MJ m'avait demandé de me jouer moi-même, dans des lieux familiers (le lycée où on étudiait tous les deux). Au terme de la partie, mon personnage-simulacre s'est fait choper par des méchants qui l'ont crucifié. C'était l'intro d'une campagne, je suppose qu'il se serait passé des trucs (j'aurais peut-être survécu à ce supplice et je serais devenu une sorte de super-héros ?), mais le truc était tellement intense que je n'ai jamais poussé pour qu'on fasse la suite.

A titre personnel, je suis plus en confort quand on fait comme si le personnage n'était pas moi. Je peux y investir beaucoup de choses personnelles, et je le fais souvent, mais la convention que le personnage diffère du joueur m'offre une vitrine de sécurité, et je me garde de préciser au reste de la table ce qui vient de moi dans le personnage et ce qui est plus imaginaire, et si je suis en plein bleed, je kiffe la sensation mais j'évite de le préciser au reste de la table.

C'est juste mon témoignage personnel, nul intention de ma part de le systématiser.

Autre témoignage, cette fois-ci indirect. On joue à Inflorenza, et l'un des joueurs choisit d'incarner un personnage en deuil (pure initiative de sa part, peut-être a-t-il été inspiré par un des thèmes du tableau, sans plus). Au terme de la partie, il me confie que ça lui a fait du bien d'expérimenter ça, car il était lui-même en deuil dans la vraie vie. Dans ce témoignage-ci, ce qui me paraît important également, c'est que c'est le joueur, non le jeu ou le MJ, qui était à l'initiative de jouer un truc personnel, et qu'à aucun moment du jeu il n'a précisé au reste de la table qu'il jouait en simulacre.