Peut-on décrire notre activité rôliste sans la transformer ?

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Peut-on décrire notre activité rôliste sans la transformer ?

Message par Thomas Munier » 25 Jan 2017, 11:22

Attention, cet article a le goût du pamphlet. Il est surtout une invitation à prendre du recul sur notre façon de penser le jeu de rôle.

Gherhartd Sildoenfein : TL;DR j'ai l'impression que ce que nous pensons qu'est le jdr influence comment nous le ressentons sur sa page Google+

A. On fait des jeux pour valider des théories.

Ainsi dans Prosopopée de Frédéric Sintes, les personnages gagnent en efficacité quand les joueuses racontent des trucs qui plaisent aux autres qui les récompensent alors avec des jetons. Le jeu est conçu pour valider une certaine idée du simulationnisme, et il a remporté un succès d'estime, il est pratiqué, aujourd'hui, il fait donc bien partie des pratiques de jeu de rôle. Pour autant, à y regarder de plus près, ce mécanisme est très atypique. C'est à contre-emploi de nonante pour cent des pratiques. Des fois je le trouve élégant, des fois je le trouve contre-intuitif, toujours je le trouve atypique. En mécanisant la pratique de l'approbation entre joueuses, le jeu crée en fait une nouvelle pratique.

Frédéric Sintes : Comprendre le simulationnisme à travers Prosopopée sur Limbic Systems
Frédéric Sintes : La Résistance Asymétrique, sur Limbic Systems


B. On fait des théories pour valider des envies ou automatiser des pratiques émergentes.

Quand Jérôme Larré nous explique l'importance des arcs narratifs, est-ce qu'il décrit une réalité du jeu de rôle ? Je pense plutôt qu'il décrit une envie pour le jeu de rôle. Parce qu'après tout, qu'est-ce qui nous fait penser que l'objet, au moins initial, du jeu de rôle est de raconter une histoire ? C'est moins que certain !

Jérôme Larré : Quelques détails sur les arcs de personnage, sur Tartofrez


C. Les théories créent des envies et des croyances.

Quand tu es imprégné du principe "system does matter", tu vas beaucoup moins tolérer les manques et les contradictions dans un jeu. Trucs qui passaient tout seul avant que ce principe ne se répande dans les esprits.

Ron Edwards : Le système EST important, sur PTGPTB


D. les théories te font détester les jeux.

Parce qu'elles décrivent des absolus, les théories préfigurent des jeux parfaits, aux dynamiques vertueuses, à la cohérence impeccable, au système infaillible, résistants aux joueuses. Et dans la pratique, ces jeux-là tu les rencontre presque jamais. Alors tous les jeux te paraissent ratés. Et quand tu tombes sur un jeu-graal qui te semble parfaitement fonctionner sous l'angle de la théorie... c'est juste que tu devrais lire plus de théorie. Analyse mieux, ton jeu-graal est raté aussi. (Les deux phrases précédentes sont une formule d'ironie).

Pour le dire moins crûment, je dirais qu'à trop analyser, on voit trop les failles des jeux, des joueuses ou des pratiques pour vraiment s'amuser. Ne serait-ce que parce qu'un jeu de rôle étant un jeu incomplet, l'activité rôliste est forcément imparfaite, faite de contradictions, de lacunes et d'essais-erreurs. Et quand on est dans la suranalyse, on ne voit plus que ça, on peut se sentir frustré. Le regain de plaisir malgré l'analyse peut venir de l'évolution des gouts. Je pense pour ma part que le plaisir revient quand tu parviens à t'affranchir de tes goûts, pour mieux épouser le jeu, les joueuses ou la pratique du moment.

E. La théorie transforme la réalité rôliste au lieu de la décrire.

Je dis que théoriser transforme la réalité parce qu'on en est réduit à faire des modèles. Les modèles sont au mieux une simplification de la réalité, à défaut d'être une falsification. Et quand on s'appuie sur ces modèles pour reproduire des pratiques, on crée de nouvelles pratiques plutôt que d'en encourager d'anciennes.


F. Comme la théorie décrit des envies et non des pratiques, elle transforme les pratiques, parfois à l'inverse de ce qui est recherché.

Je prends l'exemple de l'article "Le truc impossible avant le petit dej". L'article subodore que nonante pour cent des pratiques, ce sont des joueuses qui suivent le scénario de gré ou de force, et que dix pour cent des pratiques, c'est le meneur qui réagit aux joueuses et que ce truc c'est une sorte de graal de la bonne pratique. Sauf que dans mon expérience (et je vous invite, pour l'illustrer, à écouter les comptes-rendus de partie audio de la chaîne "Histoire au coin du d20", qui me semble un parangon de mainstream), dans nonante pour cent des pratiques, le meneur a préparé un scénario au cas où, et en fait les joueuses font strictement ce qu'elles veulent. C'est pour ça que les scénarios sont toujours deux à trois plus longs à jouer que ce qui est mis dans le bouquin. Parce que c'est un vague fil de rouge pour meubler les moments où les joueuses arrêtent de faire n'importe quoi. Et le truc, c'est que les jeux inspirés de l'article "Le truc impossible avant le petit dej" cherchent à tuer dans l’œuf cette pratique, en gardant un gros focus sur l'intrigue, faille-t-il pour cela impliquer davantage les joueuses en mettant leurs personnages au cœur de l'intrigue ou en leur donnant plus de part à la construction de l'intrigue.

On peut reformuler ainsi : "la théorie transforme nos envies et donc elle transforme nos pratiques."

M.J. Young : Théorie 101 - 2e partie : Le Truc Impossible Avant Le Petit Déj’ sur PTGPTB
Zone Geek : WARHAMMER - histoires au coin du D20 (La Guerre du Saucisson)


G. Les théories, ce sont aussi des modes ou des vieilles traditions remises au goût du jour.

Elles pensent revaloriser le jeu en le centrant sur ses essentiels et en fait elles encouragent des pratiques proches de l'anti-jeu. Deux modes qui ont le vent en poupe, c'est "la liberté du personnage avant tout !" (l'agentivité) et "je veux lutter pour mon personnage" (la combativité). La première incite les joueuses à faire n'importe quoi plutôt que de suivre l'intrigue, et la seconde incite les joueuses à être sur la défensive et se surpréparer plutôt que d'aller au devant de l'adversité. En gros la première crée des pieds nickelés et la deuxième crée des épiciers. Est-ce qu'on a envie de jouer avec des pieds nickelés et des épiciers ? Je pose la question.

Podcast Voix d'Altaride : N°2 L'agentivité
Frédéric Sintes : Combativité & Absorption


H. Jouer au jeu de rôle, c'est une activité floue, impossible à concevoir dans le détail.

A partir du moment où on a cessé de séquencer toute l'action en rounds (et même avant) et où on a cessé de matérialiser tout l'espace imaginaire par des plans et des figurines, il est devenu impossible de savoir comment jouer au jeu de rôle dans l'absolu : nous en sommes tous réduits à jouer d'instinct ou à jouer sur la base d'un construit social précédent, et nous en sommes réduits à déduire des théories de nos pratiques, et déduire des pratiques de nos théories.

Je dis juste que c'est vain de chercher à découvrir l'activité rôliste dans sa totalité, parce que l'activité est infinie. Je comprends en revanche tout l'intérêt qu'il y a de chercher à découvrir un maximum de l'activité rôliste.

Olivier Caïra : Jeux de rôles - Les Forges de la Fiction, chez CNRS éditions (sur la notion de jeu incomplet)
Frédéric Sintes : Le JDR est potentialité sur Limbic Systems
Gherhartd Sildoenfein : Le mythe du jeu complet sur sa page Google+

I. Pour retrouver une pratique instinctive du jeu de rôle, il nous faut casser la théorie.

Même l'old school gaming, qui est juste une théorie parmi d'autres.


Jérôme Larré : Old school : 10 principes, sur Tartofrez


J. La pratique n'est pas la réalité.

A moins d'analyser la totalité des pratiques, on échoue à décrire la réalité de l'activité rôliste. Et avoir beaucoup de données échoue à se rapprocher de la réalité, car on n'est jamais à l'abri d'un cygne noir, d'une pratique marginale qui dirait une chose différente sur l'activité rôliste sans qu'on ait eu la chance de l'observer.

Nassim Nicholas Taleb : Le cygne noir : La puissance de l'imprévisible, édition Les Belles Lettres


K. Pour retrouver une pratique instinctive du jeu rôle, il nous faut casser notre expérience pratique.

Jouer comme au premier jour. Et c'est impossible.

Déjà, la curiosité me paraît un mobile suffisant pour rechercher à retrouver ce qu'est le jeu d'instinct. Également, ça paraît intéressant de vérifier si vraiment c'est aussi dysfonctionnel qu'on ne le conçoit. Enfin, l'idée c'est aussi de repartir de zéro pour reconstruire après coup. Mais j'ai bien précisé que c'était impossible de retrouver un jeu d'instinct, à moins de s'effacer la mémoire. On peut juste s'en approcher.



Commentaires bienvenus :)
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Re: Peut-on décrire notre activité rôliste sans la transform

Message par Eugénie » 25 Jan 2017, 14:16

Tant qu'on est dans le pamphlet, j'ai envie de te retourner la question : à quoi ça servirait de décrire une pratique si ça n'est pas pour la transformer ? Est-ce que ça ne serait pas un truc de petits bras ?
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Re: Peut-on décrire notre activité rôliste sans la transform

Message par Thomas Munier » 25 Jan 2017, 15:35

A première vue, je serais tenté de te répondre que ça ne sert à rien de chercher à décrire une pratique pour le plaisir de la décrire. A part que ça procure du plaisir, justement.

La chose qui me paraît importante, c'est d'assumer pourquoi on décrit une pratique. Si on la décrit dans le but de la transformer, c'est utile d'en être conscient et de l'affirmer. Idem si on la décrit juste "pour la science", pour enrichir un savoir sur nos pratiques.

En ce qui me concerne, je tente de décrire des pratiques en restant neutre au départ. C'est seulement à force d'agglomérer les descriptions et au moment où je veux créer un jeu ou en critiquer un autre que je vais utiliser ces descriptions à des fins de transformation.

Parfois aussi, on décrit des pratiques qu'on considère comme perdues parce que les jeux actuels ne les encouragent plus, et on cherche alors à réencourager une certaine fraîcheur de jeu, soit en réintroduisant des anciens outils, soit en créant des outils neufs censés encourager la même fraîcheur.

Enfin, on peut aussi vouloir créer de nouvelles pratiques, qui sont absentes de ce qu'on a observé ou théorisé jusqu'alors.
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Re: Peut-on décrire notre activité rôliste sans la transform

Message par Arjuna Khan (Fabric) » 27 Jan 2017, 17:38

Je me permet juste de te reprendre concernant prosopopée. Je pense que fredéric, comme tant d'autres auteurs, fait partie de ces gens qui ont perdu le contrôle de leurs propres jeux. Car à partir du moment où on pose à l'écrit une oeuvre, on prend le risque d'offrir autre chose que ce que l'on avait prévu.

D'expérience, une narration à prosopopée ne sert pas à plaire aux autres. Elle sert juste à faire converger les idées les unes vers les autres. La vraie question à prosopopée n'est pas de savoir si une narration est cool. Elle est de savoir si c'est un chemin que l'on a envie de poursuivre ou si l'on préfère attendre une proposition qui serait plus évocatrice pour nous. En gros ça se résume plutôt à un "Ce chemin te tente ou pas ? Tu aimerais l'explorer avec moi ?".
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Re: Peut-on décrire notre activité rôliste sans la transform

Message par Thomas Munier » 27 Jan 2017, 19:19

Alors je me permets de citer le texte de règle de Prosopopée (p 36):

Quand une narration d'un autre joueur vous plaît, prenez un dé d'Offrande (dO) dans le récipient et posez-le devant lui en guise de récompense


Je m'attarde juste sur ce mécanisme et non forcément sur l'ensemble du système. Pour autant ça reste un mécanisme central. En l'absence de Dé d'Offrande, il est impossible de résoudre des Problèmes.

C'est un mécanisme d'approbation ou de séduction. Qu'on prenne le texte de règle ou ton interprétation. En revanche, tu soulignes à juste titre que le mécanisme d'approbation est une passerelle vers un effet subtil, qui est la convergence.

Et je me permets de citer un article de Frédéric Sintes : La Résistance Asymétrique, sur le blog Limbic Systems :

Séduction : un participant cherche à coller aux attentes d’un ou plusieurs autres, ou à les surprendre positivement. La séduction doit s’inscrire dans le respect d’un canon esthétique et le développer, ou doit chercher à entrer en résonance avec la sensibilité des participants.

Dans Prosopopée, les joueurs doivent se récompenser quand l’un d’entre eux narre quelque chose qui leur plait. Les joueurs sont donc invités à accorder de l’importance à la qualité de leurs narrations et à explorer leur créativité.


Ceci dit, ta remarque me donne envie de nuancer mes propos. Je voulais expliquer qu'en cherchant à valider une théorie ou une pratique idéale d'approbation entre joueuses, Prosopopée crée une nouvelle pratique. Sans jugement de valeur de ma part.

J'ai donc corrigé mon paragraphe ainsi :

A. On fait des jeux pour valider des théories.

Ainsi dans Prosopopée de Frédéric Sintes, les personnages gagnent en efficacité quand les joueuses racontent des trucs qui plaisent aux autres qui les récompensent alors avec des jetons. Le jeu est conçu pour valider une certaine idée du simulationnisme, et il a remporté un succès d'estime, il est pratiqué, aujourd'hui, il fait donc bien partie des pratiques de jeu de rôle. Pour autant, à y regarder de plus près, ce mécanisme est très atypique. C'est à contre-emploi de nonante pour cent des pratiques. Des fois je le trouve élégant, des fois je le trouve contre-intuitif, toujours je le trouve atypique. En mécanisant la pratique de l'approbation entre joueuses, le jeu crée en fait une nouvelle pratique.
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