Tout est parti de ce post d'Eugénie :
Eugénie a écrit :Pour situer d'où sort cette réflexion :
Je suis joueuse depuis un peu plus de 2 ans, après avoir été improvisatrice pendant 6 ans. Je suis donc arrivée au jdr avec un esprit déjà déformé par une pratique qui présente des similarités importantes. Et en parallèle, je n'ai pas une pratique très diversifiée du jdr : je suis principalement joueuse (une seule expérience de MJ), sur seulement 2 tables, et à peu de jeux différents (tradis et indies, dont Sens avec Fabien Hildwein). J'admets que tout ça peut biaiser mon discours à la racine.
A Sens, le système d'immersion m'a mise en colère et profondément braquée, et ça fait des mois que je cherche à comprendre pourquoi, dans la mesure où je pensais courir moi-même après l'immersion depuis que j'ai commencé à jouer au jdr.
Quand j'ai écouté mon 19e ou 20e podcast sur Sens, un truc m'a littéralement explosé à la tête : en improvisation théâtrale, les joueurs ne parlent pas d'immersion.
1- Il y a des choses à récupérer dans l'impro qui pourraient apporter à la pratique du jdr.
Sans oublier que l'improvisation théâtrale et le jdr ne sont absolument pas le même média, je pense qu'il y a des similarités dans la pratique de l'un ou de l'autre qui peuvent faire sens. Après tout, les réflexions en jdr vont piocher dans les techniques scénarios ou la théorie du cinéma ou le gameplay en jeu vidéo.
Ces similarités entre impro et jdr pourraient peut-être nourrir des aspects propres aux joueurs, contrairement aux exemples précédents qui sont plutôt l'apanage des MJ et des auteurs.
2- Est-ce que l'immersion au sens où l'entendent et où la discutent les rôlistes ne serait pas un leurre ?
Quand je suis passée de l'improvisation théâtrale au jdr, je recherchais dans l'expérience de jeu « le même genre de kiff » que je ne savais pas définir. Le terme « immersion » avait l'air de recouvrir cette expérience-là.
En réalité, je cherche une espèce de moment d'harmonie entre les joueurs, les personnages, la fiction, où tout est évident et où on se laisse surprendre par ces évidences. C'était ce que j'entendais par immersion, mais au bout de deux ans, je découvre que ce n'est pas exactement ce que recouvre ce mot en jdr.
A vous lire, je me rends compte que l'immersion est plutôt considérée en jdr comme « être dedans » (au sens de partager la fiction) alors qu'en improvisation, les joueurs chercheraient plutôt à « être ensemble » (au sens de partager l'expérience).
J'ai l'impression que l'immersion, au sens où l'entendent et la discutent les rôlistes, ou au sens où me l'impose le système de Sens, ne prend en compte qu'une facette intérieure et individuelle d'un phénomène collectif. Ce qui m'amène à me demander si l'immersion ne serait pas une notion trop individualiste pour être bénéfique à une table de jdr.
3- Interprétation n'est pas immersion ou vice versa
En jdr, j'ai l'impression que « entrer dedans » revient à refermer la focale de l'attention sur son personnage : ce qu'il pense, ce qu'il ressent, ce qu'il peut faire... Alors qu'au contraire, les joueurs d'improvisation travaillent à l'ouverture maximale de leur attention (la sacrosainte « écoute »).
En impro, quand on parle d'un « personnage investi », cela ne veut pas forcément dire que le joueur a énormément vibré avec, mais qu'il (le perso) était très présent pour les autres joueurs et spectateurs. De fait, la dimension théâtrale implique qu'on joue pour donner/partager/projeter. Le collectif est intrinsèque.
En jdr ce n'est pas si évident, et je me demande dans quelle mesure il n'y aurait pas une grosse carence à ce niveau-là...
En jeu de rôle traditionnel, l'immersion alimente un cercle vicieux qui enferme les joueurs dans une position individualiste.
Le MJ endossant la plupart des responsabilités, le joueur se retrouve à gérer un minuscule espace à l'intérieur de lui-même (son immersion) en croyant qu'il contient tout l'intérêt du jeu ; et dans le même mouvement, le joueur abandonne les manettes au MJ pour se concentrer sur un kiff intérieur, que le MJ est sommé de produire (en étant bon conteur par ex).
Le vice est corrigé à partir du moment où les joueurs sont capables d'exprimer leurs désirs et les MJ capables de les prendre en compte, avec malheureusement tout le spectre possible de malentendus et d'interprétations.
Et les jeux indés ne sont pas beaucoup plus clean sur la façon de considérer le joueur, dans la mesure où ils tentent d'utiliser ou de contenir cet individualisme supposé avec des règles précises, sans le remettre en question (cf la passionnante discussion entre Frédéric et Thomas à propos d'Arbre).
4- Immersion n'est pas implication ou vice versa
Corollaires : j'ai l'impression qu'il est communément admis que si le perso n'est pas présent/agissant, alors le joueur s'emmerde. Attendu que seul son personnage peut lui permettre d'accéder au « dedans ». Attendu qu'il est un individualiste concentré sur son espace intérieur.
En improvisation, l'espace définit clairement les rôles et les possibilités de jeu, mais un joueur reste mobilisable à tout moment dans et par la fiction :
- sur le banc, il est spectateur (*) : il a accès au timing (chronomètre du coach) et aux contraintes fixées au début de la scène (nombre de joueurs, titre, catégorie, etc.), il peut commenter la scène avec les autres joueurs, il peut boire de l'eau, etc.
- en réserve : il n'est pas encore en personnage, il peut échanger avec un autre joueur en réserve ou avec l'arbitre, il a l'obligation d'entrer en scène ensuite
- en jeu : il est forcément un personnage, il est forcément dans la fiction, à aucun moment il ne doit briser l'illusion théâtrale.
(* pour préciser la notion de spectateur dans ce cadre : c'est un rôle actif : en improvisation le joueur-spectateur fait toujours partie du show ; en jdr il a accès à l'expérience, même sans le prisme de son personnage, il garde un pouvoir sur la fiction en poussant les autres joueurs par suggestions, approbation, désaveu, etc. même sans l'aide d'un système adapté)
En jdr, ces trois espaces sont concentrés dans la même position autour de la table. Mais ça ne veut pas dire qu'un joueur est soit acteur soit s'ennuie. En tout cas, pas forcément.
[digression : à mon avis, l'ennui viendrait plutôt du fait que la fiction soit figée, alors qu'elle n'a d'intérêt qu'au moment de sa production (est-ce que c'est ce que Romaric appelle le contenu fictionel malléable ?). Si elle est conçue en amont de la partie, ça ne vaut plus le coup de la jouer. C'est une erreur que tout improvisateur a commise en débutant, et dont l'expérience est toujours un flop, à la fois dans la réalisation et dans le plaisir qu'on peut en retirer. Mais on peut être spectateur d'un moment qui se crée sous nos yeux par un ou plusieurs participants, et c'est de ça que je parle.]
Pour moi, amputer un joueur de son rôle de spectateur en l'enjoignant à se concentrer sur son perso uniquement comme à Sens ; ou ne pas lui montrer l'intérêt d'endosser ce rôle (en jouant le groupe en dépit du bon sens, ou en faisant des apartés), c'est lui retirer la moitié du plaisir du jeu. Et c'est priver la table d'un regard en surplomb, propre à donner du poids à ce qui se joue.
Ma conception de l'immersion privilégierait un switch permanent entre acteur et spectateur. Au joueur de contrôler et d'améliorer son switch pour qu'il soit de plus en plus fluide, immédiat, coordonné avec celui des autres. (je ne dis pas que j'en suis capable, mais je veux tendre vers ça).
En improvisation, les joueurs rentrent et sortent de l'espace de jeu à volonté, selon les besoins ou les ouvertures dans la fiction. Un déplacement spatial et un investissement physique montrent clairement le switch. A une table de jdr, c'est plus subtil, et on manque peut-être de marqueurs de switch dans nos jeux et nos pratiques...
Suivi de cette précision :
Sur Arbre, mon point de vue rejoint plutôt celui de Sildoenfein, en fait. La première version des règles de Thomas m'aurait largement convenu, parce que je joue pour perdre, du moment que c'est en beauté. La 2nde version a l'air très bien aussi, mais c'est un jeu complètement différent.
Votre échange est passionnant, mais ta position est peu charitable pour les joueurs, en sous-entendant qu'un joueur a besoin qu'on le contraigne ou qu'on l'achète pour abandonner quelque chose.
Ça rejoint l'exclamation de Romaric sur le podcast d'Arbre également « j'ai abandonné plein de choses et je n'ai pas été récompensé pour ça ! » Pour moi cette exclamation n'a pas de sens, dans la mesure où si j'abandonne quelque chose c'est pour avoir la satisfaction du "beau jeu" : l'empreinte que laisse cette perte sur mon perso, le tragique de la scène, la puissance de l'émotion à la table.
Peut-être que je me plante mais pour moi, plaider pour son personnage n'implique pas forcément de faire des choix dans l'intérêt du-dit personnage, mais de faire des choix qui vont renforcer sa présence à la table (pour moi et pour les autres). Ça peut être dans la douleur ou l'échec (j'aime jouer la douleur ou l'échec).
Le plaisir d'avoir contribué à un moment fort et créé ensemble est pour moi une récompense en soit. Sous-entendre qu'elle n'est pas suffisante implique implicitement que le joueur est individualiste ou égoïste par nature (même si tu ne le penses pas). Le par nature étant le point où je ne suis pas d'accord.
Il y a du plaisir à la soumission ou au sacrifice si ça nourrit le collectif (l'expérience qu'on partage à la table). Et ça me chifonne que cette aptitude des joueurs à l'intérêt collectif ne soit jamais prise en compte. Même si c'est peut-être seulement certains joueurs et de façon non systématique...
A ce stade du développement, je me demande si justement mon propos ne se trouverait pas ici : pour moi contribuer à un moment fort créé ensemble (à la table) permet de vibrer très fort avec mon personnage. C'est ce que j'entends par immersion.
Or j'ai cru comprendre que la notion d'immersion en jdr impliquerait quasiment l'inverse : c'est parce que tu vibres avec ton personnage que tu vas partager pleinement la fiction avec les autres, eux-mêmes dans la fiction. Il manque une dimension (les joueurs ensemble à la table), et comme l'explicite Mangelune, on peut très bien jouer à fond "son" immersion et ne pas jouer avec les autres.
Je ne sais pas si je suis plus claire, mais disons que j'ai l'impression que la notion d'immersion au sens où l'entendent les rôlistes dissimule (parfois jusqu'au sabotage) l'échange collectif entre les joueurs (MJ compris) à la table.
Ce à quoi Frédéric répondait :
Frédéric a écrit :J'arrive à comprendre que des joueurs parviennent à prendre plaisir en prenant des décisions détachées de la "volonté" de leurs personnages. Mais ce n'est pas ce pour quoi je joue. Je joue pour que mes décisions aient du sens.
Pourtant, quand je joue à Bliss Stage, je me régale d'écouter ce qui se passe pour les autres quand je ne joue pas de personnage.
Pour moi il y a deux cas :
Dans Prosopopée, on raconte plein de choses hors de la volonté du personnage, mais au final, tout converge vers les objectifs des PJ. Si j'ai décrit un fruit, ce fruit servira peut-être plus tard à soigner des villageois atteints d'une curieuse maladie. Donc on continue de jouer pour défendre les intérêts des personnages (leur mission dans ce cas précis). Du coup nos décisions comptent (et c'est un jeu où l'on joue des personnages altruistes).
Et puis il y a les jeux où l'on raconte des trucs pour raconter des trucs, comme Chronicles of Skins, Perfect Unrevised, Microscope et bien d'autres. Où les intérêts des personnages ne comptent pas vraiment. Les intérêts sont souvent externes à ceux des personnages (parfois forcés par la mécanique). C'est ce que j'appelle le mode auteur et pour moi c'est d'un ennui profond. J'ai cru comprendre que ceux qui aimaient ce genre de jeux aiment l'impro pour la performance, se tirer la bourre, faire une démonstration de créativité.
SI je dois me forcer à inventer une histoire, je préfère en improviser une à ma fille, plutôt que de me réunir avec des amis pour ça. C'est un effort et pas vraiment un plaisir (sauf quand c'est pour ma fille).
Si on me propose de gagner ou de perdre, en tant que joueur je vais trouver ce choix sans intérêt. Personne ne fait de tels choix. Si on me demande ce que je préfère entre perdre la vie ou voir la personne que j'aime mourir, là il y a un vrai enjeu.
Je joue au JdR parce que je peux défendre les intérêts de mon personnage. Je n'aime pas les jeux de plateau, les soi-disant "storygames" et les jeux vidéo (pourtant j'en ai passé du temps dessus). Ce qui m'intéresse, c'est la connexion avec un personnage de fiction, avoir de l'empathie pour lui et pour les autres, prendre des décisions qui comptent, ressentir toutes les émotions possibles. J'aime aussi voir mes personnages souffrir. Mais si je les mets moi-même dans la mouise, c'est contraire à défendre leurs intérêts (sauf s'il y a une contrepartie, auquel cas ça peut devenir un dilemme et redevenir intéressant).
Et quand on me pose comme choix : accepter une violence ou la refuser, je considère ça vide de sens.
Et c'est la mécanique du jeu (enfin, de certains jeux) qui, quand elle est transparente et qu'elle se base sur des décisions et pas juste un jet de dés, me donne l'assurance que mes choix vont compter et que ce ne sera pas le MJ qui choisira arbitrairement ce qui va m'arriver. Et c'est ce fait qui me permet de savoir que mes décisions vont compter.
Je pense que c'est complètement désolidarisé avec le fait de prendre un plaisir onaniste et destructeur à la table de jeu. Puisque si le jeu est bien fait, on partage tous la même démarche et donc les choix individuels construisent le jeu commun (et c'est à ça que sert un système de jeu : créer une synergie sociale et créative, s'il fait autre chose, on peut le jeter).
En revanche, j'ai vu pas mal de tables (en JdR tradi bien entendu) où la recherche de plaisir individuel pourrissait la partie. Certains s'amusaient à faire des conneries, d'autres tentaient de jouer sérieux, d'autres encore tentaient d'optimiser à tout va. Personne ne parvenait à assimiler à son propre jeu ce que les autres faisaient. Ça n'arrive plus à mes tables depuis que l'on joue avec de véritables démarches créatives. Et les démarches créatives, c'est (aussi) une question de game design.
Néanmoins, il existe des jeux sans mécaniques de résolution et qui sont formidables, mais c'est parce qu'ils ne se centrent pas sur la combativité (le fait d'obtenir ce que l'on souhaite ou de se protéger de ce que l'on ne souhaite pas) :
- Les Petites Choses Oubliées
- Under My Skin d'Emily Care Boss (qui se joue en semi-grandeur nature).
- Happy Together
etc.
Ayant joué au premier et au troisième, ils me conviennent parfaitement parce qu'on y défend quand même les intérêts de nos personnages. Mais ces enjeux sont d'un autre ordre que dans un jeu comme Sens ou Apocalypse World.
(désolé pour les autres posts, j'ai juste mis les plus gros blocs en opposition)