par Thomas Munier » 19 Avr 2015, 20:16
Je te remercie beaucoup Khelren d'avoir pris le temps de me faire un retour aussi pointu.
L'intention derrière ce système de résolution, c'est que pour atteindre l'objectif qu'il a fixé à son personnage, le joueur doit en payer le prix. C'est essentiellement un prix qui est moralement difficile à payer, puisqu'il s'agira pour le personnage de payer en reniant certaines des valeurs du personnages, en sacrifiant volontairement ses proches ou sa propre vie (contrairement, par exemple à Sacrifices, de Shiryu, où le joueur peut volontairement sacrifier un proche du personnage, mais il n'y a pas de sacrifice volontaire de la part du personnage, où à la première édition d'Inflorenza, où le joueur décrit lui-même a posteriori quel sacrifice il paye, et peut décrire ce qui l'arrange, limitant s'il le veut ce prix à une perte de ressources sur sa feuille de perso, et pareil, c'est le joueur qui sacrifie volontairement des ressources, pas le personnage, même si on peut raconter a posteriori qu'il sacrifie des choses volontairement).
L'idée avec cette nouvelle mécanique de résolution, c'est que ce soit des choix conscients : c'est à la fois le joueur et le personnage qui les fait. Et des choix donc basés sur un coût moral plutôt que sur un coût en ressources. L'idée, c'est que les ressources et les compétences du personnages, ou l'astuce du joueur lui permettent de gérer sans dommage des situations qui le rapprochent peu de son objectif, mais dès qu'il s'agit de franchir une étape qui le rapproche significativement de l'objectif, la métaphysique de l'univers de jeu, incarnée par la mécanique, lui impose un choix difficile. C'est les choix que feront les personnages qui vont définir s'ils sont des héros, des salauds et des martyres, ou plutôt qui vont influer le jugement des autres joueurs. Dernier commentaire entendu dans ce sens, c'est quand un joueur choisit de retirer son aide au dernier moment parce que l'autre camp lui propose de davantage se rapprocher de son objectif, et que l'autre joueur siffle "Saleté !" entre ses dents. C'est ces moments qui m'intéressent, pour lesquels je développe cette mécanique de résolution. (je me concentre sur la résolution, car pour ce qui est du reste du système, ça fonctionne déjà).
L'arbitraire du MJ est combattu par ce fait : il ne peut pas imposer de conflit si la situation n'est que peu liée à l'objectif du personnage. Il doit au contraire en imposer (soit sous la forme très structurée gain+sacrifice/forfait/risque+pouvoir), soit la forme d'un choix encore plus simple (gain+sacrifice/forfait), où on peut se permettre d'ailleurs de ne pas nommer les termes techniques ("Si tu veux rattrapper ta Nemesis, il va falloir laisser ton ami blessé sur place, et il va en mourir"). Lors de mon dernier test, j'ai renommé sacrifice en prix, et ça semble plus clair.
Quant à la privation de liberté, c'est compliqué pour moi de te répondre autrement qu'en testant. Je vais quand même dire que le rôle du MJ, c'est de toujours proposer un prix qui emmerde le joueur. C'est, en quelque sorte, mécanique. Il doit utiliser ce que le joueur a dit, sur ce qui est important pour lui, sur ses valeurs, sur ses symboles, et en déduire quels sont les prix qui seront difficiles à payer. Mais il doit proposer des prix et des risques qui sont tout autant difficiles à payer. De savoir s'il reste une liberté à choisir entre un "oui mais" ou un "non mais", je sais pas te dire. Je crois quand même. "oui mais", "non mais", "fuite", ça me semble une arborescence significative pour faire un choix, et de surcroît, c'est un choix informé.
Au sujet de la notion de pouvoir cumuler plusieurs pouvoirs, j'y suis réticent pour des raisons stylistiques : je développe un système qui vise à se passer de matériel. Je veux me passer de matériel à la fois par exercice de style mais aussi parce que j'ai le sentiment que çà apporte une expérience intense, c'est aussi pour cette raison que j'ai été très sensible à des suggestions de simplification : j'apprécierais que la mécanique de résolution soit discrète (mais pas inexistante). Quand tu dis "si tu veux rattrapper ta Nemesis, il va falloir laisser ton ami blessé sur place, et il va en mourir", tu utilises une mécanique de résolution, pourtant tu restes en narration pure. C'est ma traduction personnelle de la définition que Frédéric Sintes donne de la négocation/chantage dans son article sur la résistance asymétrique : "Négociation/chantage : consiste pour un participant à mettre en balance plusieurs enjeux d’un autre participant, afin de lui imposer un choix dont on ne peut prévoir à l’avance lequel sera fait. Aucun choix ne doit être dénué de contreparties. Cela peut donner lieu à de véritables dilemmes, mais ce n’est pas obligatoire, le simple fait de promettre une perte induit un jugement de valeur sur le choix produit."
Pour revenir à tes suggestions sur l'élégance, j'ai retesté hier, et en fait ça marche bien de ne pas décrire le forfait. Le joueur sait juste que c'est une option. Néanmoins, je dois encore vérifier que c'est possible dans tous les cas. Le forfait a bien sûr des conséquences. Je me rappelle un conflit très intéressant où un chasseur (personnage d'un joueur) voulait convaincre sa bien-aimée (figurante) de quitter la tribu avec lui plutôt que d'en subir le joug. La bien-aimée pouvait accepter, mais parvenir à la convaincre comportait un prix, elle pouvait refuser et rompre avec lui, et il y avait le forfait : le chasseur renonçait à la convaincre, et ils passaient une vie de couple, certes confortable, mais sous le joug de la tribu. Le joueur avait choisi le forfait, il était content d'avoir eu ce choix. Mais ça aurait aussi bien fonctionné, si je n'avais pas décrit le forfait. Ma description n'était somme toute qu'un commentaire de spectateur.
Je rappelle aussi que le conflit "voeu+prix" ou "forfait" ou "risque+pouvoir" avec possibilité de se faire aider ou contrer peut être de temps à autre simplifié en un simple "voeu+prix" ou "forfait", sans évoquer l'intervention d'autres joueurs. Quitte à recomplexifier la chose en conflit à trois volets en fonction des réactions des joueurs.
Si je suis réticent à l'idée de pouvoir cumuler plusieurs pouvoir par joueur, c'est pour deux choses : premièrement, parce que je vise une approche "every roll counts" (je réemploie cette expression bien qu'on n'ait pas de dés à jeter) : on n'emploie la mécanique de résolutions que pour arbitrer des situations vraiment cruciales, i.e. des avancées cruciales sur l'objectif des personnages : peut-être un joueur va être leader sur une résolution que une à trois fois par heure de jeu : cumuler plusieurs pouvoirs devient alors une option peu plausible. Je souhaiterais aussi que la gestion des pouvoirs soit elle-même l'objet de décisions douloureuses. Or, pouvoir en capitaliser plusieurs à la fois me semble amenuiser cet objectif.
Je concluerai avec une ouverture sur d'autres applications du systèmes avec des intentions différentes (et donc des adaptations nécessaires), notamment sur Arbre. Dans Arbre, les prix à payer seraient définis par un autre joueur que le MJ : le goupil, qui incarne une sorte de malin génie. De même, dans Arbre, le goupil pourrait être amené à être le demandeur de conflits : quand le joueur veut tenter quelque chose de difficile, le goupil dit : "c'est difficile", et alors le MJ demande au joueur quel est son vœu, propose un risque, et demande au goupil quel est le prix pour atteindre le vœu (en gros, j'imbrique ma mécanique de négociation/chantage dans la mécanique de compétition/défi du jeu "Qu'est-ce qu'un jeu de rôle ?" d'Epidiah Ravachol). Mais j'ignore si ça peut vraiment fonctionner, dans le sens où j'ignore à quel point le goupil peut prendre à coeur son rôle d'adversaire à la volonté du joueur. Peut-être faudrait-il que j'y adjoigne la possibilité pour le MJ de décider lui-même d'établir un conflit.
De même dans Arbre, au début d'une scène, les joueurs choisissent si on est en mode "intime", "aventure" ou "cauchemars". En mode aventure, on gagne deux pouvoirs au lieu d'un, et en mode cauchemar, on gagne trois pouvoirs. Sachant que le joueur peut demander à convertir aussitôt son pouvoir en avantage, raconté par son Goupil. Arbre n'est pas un jeu sans matériel, je peux accepter qu'on capitalise les pouvoirs.