Ok, tout d'abord, je ne fais pas de reproches au jeu, ni à son auteur.
Je me rends simplement compte au Long de cette discussion qu'il n'est pas pour moi, ni probablement pour mes camarades de jeu.
Pour l'aspect "générique", c'est un vilain abus de langage de ma part, bien entendu, puisque je pense qu'aucun jeu ne peut permettre d'explorer l'ensemble des possibles en JdR.
Je veux surtout dire que bien qu'Apocalypse World soit orienté d'une certaine façon, il ne l'est pas tant que ça et je comprends qu'on puisse jouer à plein d'autres choses avec sans le modifier en profondeur, et que ça fonctionne, alors que je le voyais plus orienté vers des conflits dégueulasses, avec des enjeux crades et durs, des trucs à la mad max, pas à la Buffy ni à la Tolkien. Il est possible que le choix de Jérôme de ne pas avoir mis le paquet joue un rôle à ce sujet. Mais la facilité déconcertante avec laquelle on a résolu une bonne partie des problèmes est la principale raison de cette observation.
Donc, je ne pense pas qu'AW soit un mauvais jeu, je pense juste qu'il ne nous fournit pas suffisamment ce qu'on trouve dans nos pratiques habituelles du JdR.
L'élément qui me semble le plus important, c'est la façon dont le MJ peut savoir quels sont les choses qui intéressent vraiment les joueurs. Je ne dis pas qu'il ne faut s'intéresser qu'à ce que les joueurs ont envie, mais que si on veut mettre en danger quelque chose auquel le joueur tient, il faut savoir qu'il y tient, sans quoi ça fait pétard mouillé.
L'exemple le plus frappant au cours de cette partie est le dénommé Fusible, qui s'en prend indirectement à Épice, alors que Mélanie n'en a rien à faire de ce type et de leur histoire commune.
Comment d'ailleurs a-t-il été introduit dans la partie ? Dans la première partie, après une fête arrosée de drogues, Épice s'endort avec sa bande d'amis dans leur squat. Jérôme raconte à Mélanie qu'un type se penche sur elle et lui écrase son marteau sur la tronche. Il demande à Mélanie pourquoi il lui en veut et Mélanie répond qu'il était tellement accro à elle qu'il a perdu femme enfant, fric et boulot.
S'ensuit un conflit où Épice l'humilie et il repart chez lui la queue entre les jambes.
Jérôme a eu raison de donner des suites à cette scène, puisqu'il ne faut rien laisser sans suite. En revanche, le fait d'en faire un Front a donné beaucoup d'importance à quelque chose qui laissait Mélanie indifférente, alors qu'il y avait probablement des choses auxquelles elle aurait accroché à fond.
De mon côté j'avais trouvé la scène de la première partie plutôt cool et ce sont les représailles durant la 2e partie qui n'ont pas prises.
Mon analyse, c'est que pour que quelque chose intéresse vraiment quelqu'un à notre table, le mieux, c'est de le laisser décider de ce que c'est. Exemple : dans Polaris, on peut créer notre propre ennemi et nos relations avant de jouer. Dans Les Cordes Sensibles, on choisit soi-même le Problème que l'on va chercher à résoudre. Dans Innommable (v008) on choisit soi-même son attache.
Dans Démiurges, plus précisément où je me suis déjà heurté à la question, on choisit l'objectif commun du groupe à la création des PJ. Et à la fin de chaque partie, les joueurs décident ce qu'ils font au début de la prochaine partie. De cette manière, ça évite que le MJ impose aux joueurs des enjeux qui pourraient les laisser de marbre (comme ça m'est arrivé maintes fois avant d'opter pour la manière de faire que je décris ici). Et la différence est de taille.
On peut répondre qu'on est difficiles et que le contrat social voudrait qu'on s'intéresse à ce que le MJ crée quoi qu'il arrive ? On est sans doute trop bien habitués. Et je pense qu'on en est tous très satisfaits. Nos meilleures parties tiennent au fait qu'on joue tous autour de ce qui compte.
Prenons l'exemple de l'implication d'une relation en cours de partie : si j'ai choisi moi-même cette relation, si j'ai déjà une histoire avec ce PNJ, ce qui lui arrive pourra vraiment me concerner. Ça marche mieux si j'ai créé moi-même cette relation que si le MJ me l'impose (question d'engagement personnel du joueur).
Dans Apocalypse World, le MJ pourra créer une situation et te demander quelle est ta relation avec tel PNJ. Je pense que ça fonctionne bien, mais ça dépend à quel point la situation et le PNJ échappent d'emblée au joueur : "quoi, ce type tout moche et con ? Je m'en fous de lui, j'ai pas envie d'avoir une relation avec lui...". C'est ce qu'il s'est passé entre Épice et Fusible.
Ce qui fait que dans les autres parties de jeux qu'on affectionne, les joueurs n'ont pas ce sentiment, c'est que la mécanique du jeu est entièrement tournée vers ce qui compte pour les
joueurs. Même Poison'd propose à la création des personnages d'établir les souffrances subies et infligées par le personnage et ses objectifs. Là, certes le taulier a des responsabilités, mais côté liens affectifs, c'est très creux. À la création de perso, les seules choses qui comptent pour nous, c'est nos responsabilités et notre équipement.
Dans Démiurges, Innommable et autres, le joueur crée ses relations/attaches avant de commencer la partie. Les règles demandent de le faire.
Dans LCS on le fait en cours de partie, à chaque scène (mais le Problème lui-même est créé avant) : quand on introduit un nouveau personnage, on détermine la relation que le PJ entretient avec lui. De toutes façons, le jeu ne se centre que sur les relations qui comptent vraiment.
Du coup, cette formalisation nous permet de savoir ce qui va compter. Quand je suis le MJ à Démiurges, j'ai plein de leviers fournis par les joueurs pour pouvoir préparer des choses en relation avec ce qui compte vraiment pour eux. Dans LCS, chaque joueur qui devient metteur en scène n'a qu'à suivre le protocole pour amener immédiatement des choses qui comptent pour le joueur.
Dans Apocalypse World, le MJ n'a pas vraiment moyen de savoir. Il doit faire lui-même des propositions, poser des questions aux joueurs sans avoir vraiment de modèle de questions et finalement tout le monde patauge joyeusement dans l'incertitude que ce qu'on dit intéresse un peu les autres (pourtant on est habitués à l'approbation sociale autour de notre table). Rien n'est écrit sur les fiches à ce sujet (enfin, mon flingue, j'en avais rien à foutre). Du coup il faut le créer pendant la partie, mais pour autant, le MJ n'a pas vraiment moyen de savoir quand ça compte ou pas.
Le Maelström d'AW nous fait regarder chacun notre nombril (MJ compris) (pas le Maelström psychique, je parle du
Maelström de Romaric).
Mon autre point est très proche dans le fond : pour qu'une pénurie veuille dire quelque chose, il faut que le MJ l'intègre à une situation. Pour qu'une représaille existe, il faut que le MJ la gère complètement (les Fronts lui permettent de donner de l'importance à celles qui comptent pour lui).
J'ai commencé à bosser sur Space Rônin (et sa version précédente Rônin) bien avant de connaître Apocalypse World. AW m'aura inspiré certaines choses à la lecture, mais SRô fonctionne d'une façon qui nous convient mieux (et il ressemble par certains aspects à AW) :
- Les pénuries affectent directement l'efficacité du personnage. Quand la jauge de satiété est basse, le joueur peut lancer moins de dés. Pour la remonter, il doit se nourrir physiquement et psychologiquement en fonction de ses mauvais penchants (avoir du sexe, voler des choses, agir selon une croyance, etc.). Du coup, les joueurs sont d'eux-même fortement incités à faire des choses qui leur permettront de gonfler cette jauge pour avoir plus de dés à lancer.
- À chaque partie, le joueur peut raconter un flashback en échange d'un avantage mécanique pour les conflits ou pour se débarrasser d'une de ses "complications" (conséquences mécaniques des conflits). Quand un joueur raconte un flashback, il doit parler de son passé sombre ou douloureux. Le MJ n'a qu'à prendre des notes pour intégrer dans ses prochaines parties les éléments du passé du PJ. Il sait donc facilement ce qui compte pour le joueur et c'est d'autant plus vrai que le joueur ne raconte son flashback qu'en fonction de ce qui lui plaît.
- Le joueur choisit à la création de son personnage des Principes. Ces principes sont altruistes chacun à leur façon (Je ne laisserai pas quelqu'un mourir, je n'accepte pas que l'on s'en prenne à plus faible que soi, etc.). Quand le joueur agit dans leur sens pendant la partie, il gagne un bonus pour le conflit en cours ou le prochain. Du coup la moralité du personnage est également fortement incitée par le jeu et la méthode de préparation de partie vise justement à créer des situations qui mettent en jeu les Principes du personnage (contre par exemple gagner du fric pour réparer son vaisseau ou pour acheter du carburant et à bouffer).
J'aurais d'autres exemples de choses qui sont fortement incitées par le système du jeu. Les idées me viennent essentiellement d'histoires de rônin et des séries animées de Shin'Ichiro Watanabe, l'auteur de Cowboy Bebop et de Samurai Champloo et de Firefly de Josh Whedon).
Ce qui est intéressant, c'est qu'à part les Principes, certaines de ces choses me paraissent en phase avec ce qu'on attend d'une partie d'AW.
Le fait que ce soit introduit dans la dynamique de jeu via les règles, qui en font des enjeux ou des incitations, le MJ peut s'occuper d'autre chose. Notamment de ce qui compte vraiment pour les joueurs.
J'ai le sentiment que dans AW, comme le MJ doit être alerte à tout ça et l'amener de lui-même, par ses questions, par ses Fronts, par ses PNJ, il est un peu le grand gestionnaire du grand maelström de la partie (toujours celui de Rom). En comparaison dans SRô, certaines choses sont gérées par les joueurs. Chaque joueur est encouragé à agir pour résoudre ses complications, à raconter le passé de son personnage, les trucs qui l'intéressent, à agir pour gagner du fric ou en respectant - ou non - ses Principes, parce que ça se répercute sur sa fiche et sur ce qu'il pourra faire plus tard. Dans AW, c'est au MJ de gérer tout ça.
Du coup, dans SRô, ça va se produire (ou non) par décision du joueur. Le MJ est juste là pour gérer les PNJ en fonction de sa préparation et amener les révélations qu'il a préparées pendant la partie. Ça offre des garanties, le MJ est aidé pour savoir ce qui compte pour les joueurs, il a moins de boulot à faire pendant la partie, il joue moins aux devinettes, les joueurs sont poussés en avant par le jeu.
En fait, tout ce qu'il y a dans Space Rônin, je ne l'ai pas vraiment inventé. Je l'ai adapté de Dogs et Poison'd. J'ai suivi la logique de ces jeux et de certains de Ben Lehman, comme Bliss Stage ou Polaris. Les règles du jeu créent des enjeux, des nécessités et nous permettent de savoir ce qui compte pour le joueur. Le MJ a toujours un rôle important, mais il peut se focaliser sur ce qui compte vraiment.
J'ai le sentiment que dans Apocalypse World, le MJ doit y aller à l'aveuglette avec tout un tas de trucs à introduire lui-même dans le jeu.
S'il ne demande pas le passé des PJ aux joueurs, on ne le connaîtra jamais. S'il ne crée pas de représailles, c'est comme si ça n'existait pas. S'il ne demande pas les relations, elles n'existent pas non plus. S'il ne crée pas de triangles PJ-PNJ-PJ, ça ne va pas arriver. S'il ne crée pas d'actions pour gérer un élément spécifique, il n'existera pas, etc.
C'est donc une façon très différente de concevoir le rôle du MJ. Il a tout ce qu'il faut pour que la partie tourne, mais c'est à lui de se taper tout le boulot. Il peut poser des questions, faire ce qui est écrit dans le bouquin, créer des moves, tout dépend de lui. Il n'y a rien qui est formalisé en direction des joueurs (sauf le spécial et les actions de métier, mais ça relève généralement plus de la compétence qu'autre chose).
Ce n'est pas un reproche, mais je pense que c'est ce qui fait que le jeu ne nous convient pas. On veut des jeux où on peut compter sur les règles du jeu pour inciter les joueurs à amener ce qui compte pour eux dans la partie (en le préparant avant ou en étant incités à le faire pendant la partie) et que les autres puissent l'exploiter pour nous.
AW donne beaucoup d'outils pour faire ce qu'on veut. Mais le "on" est en fait le MJ. Ce qui nous intéresse, ce sont les jeux où "on" inclue aussi les joueurs.