Par ton développement, Fabien, prétends-tu qu'un jeu de rôle qui propose un cadre historique politisé doit, pour être complet, fournir des settings documentés, à plus forte raison quand le setting est contemporain ou que les combats questionnés restent d'actualité ?
Rapidement, oui. En détail, il s'agit de se renseigner sérieusement avant d'aborder des périodes de mouvements sociaux, parce que la représentation que nous en avons est profondément modifiée par les représentations dominantes, c'est-à-dire de celles et ceux qui ont le pouvoir et donc qui sont rarement du côté de celles et ceux qui se sont battus durant ces périodes. Ainsi, répéter ces représentations c'est faire le jeu des dominants.
A nouveau, le travail d'historien
sert le militantisme, ce n'est pas un but en soi. Etre imprécis sur des enjeux depuis longtemps résolus (les guerres dans l’Égypte antique par exemple) ne me pose pas de problème; en revanche, des enjeux comme le féminisme, la lutte contre le racisme et bien d'autres ne sont pas résolus, loin de là.
Quelques exemples qui me viennent en tête d'oublis de l'histoire des mouvements sociaux: oublier le rôle des femmes de couleur dans la lutte pour le droit de vote des femmes et plus largement le féminisme; oublier le rôle des soldats des pays colonisés dans les guerres de la France; oublier le rôle des personnes transgenres de couleur dans les mouvements de défense des homosexuel°le°s; « les féministes n'ont pas d'humour »: radicalement faux quand on se penche sur les actions qu'elles ont menées durant la première ou la deuxième vague du féminisme (voir la troisième actuelle). Evidemment, je ne cite moi-même que les mouvements sociaux que je connais le mieux et mon silence sur d'autres mouvements sociaux (écologistes, défense des droits des enfants, luttes syndicales, etc.) reflète aussi des dominations contre lesquelles je ne me suis pas formé.
Non, je ne crois pas qu'on puisse être « objectif » sur ces questions, parce que nécessairement on est toujours soit un homme, soit une femme, soit un blanc, soit un noir, etc. Il n'y a pas de point de vue hors du social et du politique.
C'est se croire neutre et objectif qui est dangereux, parce qu'on risque très
très fortement de reprendre les représentations dominantes, celles qui ont la meilleure fenêtre médiatique et qui peuvent gagner facilement en légitimité.
La seule méthode valable consiste à se renseigner au mieux et à faire attention aux acteurs qui ont fait ces luttes, comprendre leurs motifs, leurs actions et le sens qu'ils donnent à ce qu'ils ont fait. Il faut aussi réfléchir à sa propre subjectivité: si je suis homme blanc hétéro, il peut m'être difficile de comprendre des luttes de lesbiennes noires, il faut que je réfléchisse à la manière dont mon identité structure mon regard sur les événements. Ça demande du temps.
Pour revenir spécifiquement à l'auteur de jeu de rôle et pour répondre à tes deux dernières questions, je vais tout de suite répondre à une confusion déjà entendue (par exemple dans le
podcast sur le complot). Ici, je ne demande pas aux auteurs de se censurer, mais d'être exigeants avec soi-même. Il ne s'agit pas de s'interdire de parler d'un sujet, mais de prendre la mesure du sujet abordé. Ce ne sont pas des sujets qu'on peut prendre à la légère parce qu'ils ont toujours des répercussions aujourd'hui, socialement et politiquement, et que nos œuvres font partie de cet ensemble et aident à construire les représentations.
On peut choisir de ne pas répondre à cette exigence, mais une fois qu'on est conscient de cette question, je trouve que ça pose un grave problème éthique: c'est répéter sciemment des représentations fausses, caricaturales.
Comme je l'ai dit, je crois qu'il y a d'autres possibilités pour parler de ces mêmes mouvements sociaux, notamment le pas de côté, c'est-à-dire en parler à travers des métaphores, en modifiant profondément le contexte, etc. Dans ce cas-là, se renseigner ne me semble pas être un devoir éthique, mais peut-être une source riche d'inspirations (les liens entre un mouvement social et ses adversaires par exemple, sont toujours complexes et passionnants, de même que l'hétérogénéité dudit mouvement social et ses luttes internes).
En littérature, un bel exemple de cela est
Rivages des intouchables de Francis Berthelot (un des grands auteurs de SF francophones vivants), un roman de SF qui sous couvert de métaphores parle des années SIDA, que pourtant Berthelot a vécu aux premières loges.
J'ajoute que ça fait partie de mon effort pour faire grandir le jeu de rôle: montrer qu'on est capables de traiter des sujets avec toute la profondeur qu'ils méritent.
J'écris aussi tout ceci en tant que chercheur. D'une part parce que ma thèse porte sur les mouvements sociaux et qu'à force de s'y intéresser, on rencontre encore et encore des déformations abusives de l'histoire. D'autre part parce que ma méthode principale est l'ethnographie où la question de la subjectivité est très forte: je ne peux pas faire abstraction de ma subjectivité, je ne peux pas être « neutre », mais je peux décrire cette subjectivité, réfléchir dessus et réfléchir à la manière dont elle influe sur ma représentation des choses.
Ca répond à tes questions ?