FIn 2014, je suis allé jouer dans l'un des deux clubs de Poitiers (où j'ai moins l'habitude de jouer, mais les habitués sont charmants).
À ma table, 4 joueurs dont Cédric et Mélanie, deux habitués de mes tables importés de mon groupe de jeu habituel, Étienne qui connaît et apprécie Prosopopée, mais pas spécialement le reste de la production indé.
Et un quatrième joueur (dont j'ai malheureusement oublié le prénom, je l'appellerai Damien).
J'ai fait jouer un de mes Canevas spécial convention avec 4 pré-tirés (comme ça, le background des PJ est directement relié au cœur de l'intrigue de ma préparation, soit, la meilleure façon de faire découvrir aux joueurs sur un one-shot un condensé des interactions PJ-relations-intrigue que le jeu permet en campagne, sauf qu'en campagne, ce sont les joueurs qui plantent les graines, tandis que là, c'est moi qui ait tout ficelé).
Ce qui a précédé la situation :
Les PJ sont pris en étau : leur mentor leur a demandé de trouver sa fille Sophia avec qui elle s'est disputée et qui a après avoir fugué a trouvé refuge auprès d'un groupe peu fréquentable.
L'Agora (l'autorité Des Démiurges) annonce à certains d'entre-eux que des homunculus (humains artificiels créés par alchimie, donc) projettent d'attaquer l'Agora, il faut les éliminer à vue, la menace étant de taille.
Les joueurs comprennent vite que le groupe peu fréquentable, ce sont les homunculus et Sophia est en fait l'une d'eux (morte dans un accident, elle l'a ressuscitée sous la forme d'une homunculus et a fait en sorte qu'elle reprenne la place de sa fille).
Les PJ se rendent au château où vivent les homunculus (je zappe les détails).
Certains joueurs entreprennent de discuter avec eux. La question de "sont-ils humains ?" se pose rapidement. Les PJ de Mélanie et Étienne apprennent que la vie de chaque homunculus est faite d'atroces souffrances, notamment l'une d'eux a été créée pour être un sujet d'expérimentations en laboratoire sans éthique (aucune loi ne protège les êtres artificiels). Elle a massacré le personnel du laboratoire pour pouvoir s'enfuir.
La scène
Le personnage de Damien entre dans le château en transmutant les murs. En mode cowboy, il veut accomplir la mission donnée par l'Agora (et il est en opposition là-dessus avec les 3 autres PJ, d'où le fait qu'il fait cavalier seul, les autres ayant entrepris de discuter avec les homunculus plutôt que de déclencher les hostilités).
Depuis le début du jeu, Damien joue de façon très belliqueuse et cherche à optimiser à tout va. J'ai expliqué avant de jouer que mon Canevas n'avait pas de fin prévue et que je jouais pour voir ce qui allait se passer (Merci Vincent Baker), mais il semblait à tout prix vouloir mener sa mission à bien. Pas de problème, voyons où ça nous mène.
Il entend des voix derrière une des portes du château, il s'agit de deux personnes, a priori des homunculus. Il ouvre la porte et reste dans l'encadrement, prêt à se battre.
L'une des deux homunculus le toise en marche lentement dans sa direction en lui demandant ce qu'il veut. Ses attitudes sont extravagantes et provocatrices. Elle connaît son prénom (ce qui le surprend).
Damien n'attaque pas immédiatement. Il dit à l'homunculus de ne pas bouger, sans quoi il n'hésitera pas à faire usage de la force. Dans la discussion, on comprend que le joueur se pose la question : ces homunculus sont-ils comparables à des humains ou sont-ils des monstres ? Si ce sont des monstres, il pourra les détruire sans remords, mais si ce sont des humains...
Le deuxième homunculus reste dans son fauteuil à boire un alcool fort et discute de façon étonnamment calme avec son amie, comme si le personnage de Damien n'était pas là.
Malgré l'injonction de Damien, elle continue de s'avancer vers lui pour le provoquer. Puis elle lui révèle que c'est elle qui a tué ses parents, les scientifiques faisant partie de l'équipe qui l'a créée dans le but d'en faire un cobaye. Puis elle retourne vers le centre de la pièce.
Là, Damien hésite, puis place sa main contre le mur pour transmuter le plafond et faire tomber le lustre sur elle par surprise. L'homunculus est grièvement blessée, mais son corps se ressoude lentement, elle sourit et lui dit : "alors, c'est qui le monstre ?"
S'ensuit un combat violent qui se solde par la pétrification des deux homunculus et une blessure mortelle pour le PJ.
Remarques :
- Je ne parviendrais pas à reproduire plus du maelstrom de ce moment de jeu que cela, mais pas mal de choses inexprimables ici ont rendu cette scène particulièrement forte. Mais par exemple, l'un des Traits du PJ étant "Je protégerai mes proches au péril de ma vie" a probablement renforcé son comportement belliqueux.
- Les révélations sur la condition des homunculus a eu lieu avec les PJ de Mélanie et d'Étienne, avant cette scène. Damien ayant tout entendu a commencé à douter du statut des homunculus et ce doute était palpable pendant sa confrontation. L'ironie dramatique fonctionnant ici à plein.
- Toutes les révélations étaient déjà écrites, mon rôle était de les placer au meilleur moment. D'abord celle faisant douter Damien, puis celle du meurtre de ses parents ont fait mouche. J'aime cet exercice de réfléchir au pire moment pour révéler quelque chose. Mon petit côté pervers. ^^
- En tant que MJ, je suis comme un poisson dans l'eau avec les jeux orientés négociation/chantage (Dogs, Polaris, etc.) et je m'en donne à cœur-joie. J'apprécie particulièrement ces moments où tout à coup une révélation ou un événement change la donne, complique la situation, bouleverse les valeurs du joueur, où ses certitudes s'effritent.
Le plus grand plaisir que je prends en tant que MJ est de créer du Positionnement adressé aux joueurs, plus précisément en rapport avec les intérêts de leurs personnages. Leur donner de vraies raisons d'agir, appuyer où ça fait mal, produire des situations ambivalentes et des contreparties salées, mais aussi des moments positifs. Faire le MJ "pervy" en quelque sorte. Et je me sens d'autant plus à l'aise dans ce rôle que le jeu me met de saines barrières pour m'empêcher d'en faire trop, tout en me laissant tout l'espace nécessaire à ma créativité. C'est Innommable qui m'a permis de prendre conscience de la façon dont on pouvait créer ces saines barrières.
Je pense que cette asymétrie a été assez peu développée d'un point de vue théorique, mais je crois qu'il y a quelque chose à creuser : les PNJ ne sont pas comparables aux PJ, le MJ peut défendre leurs intérêts, mais il joue (dans l'idéal) pour faire réagir les PJ. Je ne sais pas trop comment formuler ça mieux (je sais aussi que c'est spécifique à la pratique que je décris ici, parce que dans d'autres pratiques de MJ, il y a d'autres facteurs en jeu, notamment : mener à bien le scénar. Ici, les révélations totalement rattachées aux PNJ ne sont est pas un enjeu qui parasite les autres enjeux du MJ, mais qui les renforce). - Enfin, je me suis rendu compte à plusieurs reprises que la force d'un jeu comme Dogs était de canaliser les joueurs non habitués à ce type de démarche et cela fait plusieurs fois, en club ou en convention, que je vois des joueurs empreints d'habitudes de jeu pas très compatibles avec la démarche créative de Démiurges, entrer parfaitement dedans et finir par éprouver les enjeux moraux à fond. Ici, Damien a commencé la partie en mode "D&D" et a fini par hésiter à combattre les homunculus et discuter avec eux pour établir la légitimité d'une attaque contre eux. J'ai sans doute pas mal aidé à cela, mais tout ce que je dis aux joueurs pour les aider à épouser la démarche du jeu est dans le bouquin. J'espère que les futurs MJ du jeu expérimenteront la même chose. :)
Je propose de discuter de n'importe quel point soulevé par ce CR qui vous botte. J'avais surtout envie de partager cette scène, mais il y a de quoi discuter.