Je profite du sujet d'Epiphanie sur les Chroniques Oubliées pour vous parler d'une de mes parties récentes.
Il y a beaucoup de points d'accroche possibles pour vous parler de ce jeu mais j'en parle avec une idée précise en tête. Je vais commencer par l'expliquer.
Pourquoi ce CR ?
Un sentiment répandu quand on parle des jeux forgiens (je vais utiliser ce terme pour désigner tout ce qui n'est pas tradi au sens de Frédéric Sintès, j'en fais un synonyme de "JDR à autorité partagée") c'est qu'il s'agit de jeux cadenassés.
Comme le montre le schéma de Frédéric, dans le JDR forgien les règles dominent "Règles → MJ + Joueurs". Pour plein de raisons on peut, surtout en tant que joueur non-MJ, trouver que cette domination des mécaniques à l'avantage de faire disparaitre l'arbitraire du MJ et de rendre plus concrète la fiction (qui ne dépend plus que du bon vouloir d'un des joueurs).
Mais cela peut aussi donner la sensation que le JDR propose une expérience très limitée et qu'il remplace l'omniprésence du MJ par celle de l'auteur. Quand je joue à Showdown par exemple j'ai un peu l'impression que Seth Ben Ezra est assis à ma table et m'empêche de faire les trucs cools que m'inspirent le thème de son jeu.
Plus spécifiquement cette volonté de mettre les règles au-dessus des joueurs nous conduit à nous détourner de la question des techniques de mastérisation et à tenir des thèses à mon avis spécieuses sur l'inexistence du "bon MJ". En faisant cela j'ai parfois l'impression qu'on s'interdit d'aller regarder dans des directions intéressantes et que l'on se débarrasse un peu rapidement de choses qui nous procurait du plaisir dans le JDR tradi (parce que bon, la plupart d'entre nous n'avons pas commencé le JDR avec Dogs in the Vinyard et avons joué des années à des JDR traditionnels en prenant suffisamment de plaisir pour continuer).
Plutôt que de me débarrasser de la réflexion sur les techniques de MJ et de la notion de bon joueur, j'ai plutôt envie de généraliser en posant la question des "techniques de joueurs".
Pourquoi ce jeu ?
Sundered Land est un court PDF de Vincent Baker.
Il ne s'agit en fait pas exactement d'un jeu mais d'une collection de nano-jeu qui tiennent chacun en une page (voire moins) et nous invitent à jouer des personnages dans un univers de fantasy peu décrit évoquant autant la terre sèche de l'apocalypse de Mad Max que l'aventure et l'étrangeté des mondes pulps de Robert E. Howard.
Un jeu nous permet d'incarner des héros accompagnant une caravanes amenés à la défendre face à une menace.
Un jeu nous fait incarner des soldats perdus au milieu d'une bataille si gigantesque qu'ils sont incapables d'en saisir l'évolution globale.
Un jeu nous fait incarner des gardes qui font le guet autour d'un feu de camp en se racontant leurs aventures passées et en se posant des questions.
Un jeu nous fait incarner des filous venu chercher quelques choses dans la grande ville du coin (un travail, la gloire, un bateau pour fuir).
...
J'ai joué au jeu lors de la convention Eclipse avec 5 joueurs dont 4 inconnus et Manuel, auteur du récent (et indépendant !) Sur les Frontières, avec qui j'avais déjà joué.
J'avais présenté le jeu comme étant multiples. Si on en croyait ma présentation nous allions jouer à 4 jeux successifs en créant à chaque fois de nouveaux PJs.
En réalité nous avons constamment adapté les règles à notre sauce, en partie collectivement, et avons mixé les 4 jeux dont je parle plus haut en un seul.
On a joué en utilisant le jeu comme un boite à outil que nous étions libre de modifier. Et c'était l'une de mes toutes meilleures parties récentes.
La partie
J'ai en d'autres lieux pondu un CR détaillant les mécaniques.
Je veux surtout ici vous parler de notre approche des règles. Dites moi s'il vous manque des éléments nécessaires à la bonne compréhension de mon texte.
J'avais l'intention de faire jouer 4 nano games pendant la partie :
*La Caravane : les joueurs incarnant des héros voyageant dans une caravane assaillie par des monstres
*Gardes de nuit : les joueurs incarnant des gardes se racontant des histoires
*Soldats : les joueurs étant perdus au milieu d'une bataille
*La Cité : les joueurs incarnant des filous cherchant à prospérer dans une ville
J'ai commencé par une partie de la Caravane, demandant au joueur de créer un personnage en utilisant les mécaniques du jeu.
J'avoue ne pas avoir réussi à bien comprendre les mécaniques de résolution du jeu, je ne sais si c'est lié à une ambiguïté d'écriture ou à mon niveau d'anglais (peut-être un mix des deux). J'avais décidé de remplacer ces mécaniques de résolution en récupérant un bout de celles de Swords without Master. Pas seulement parce que j'adore ce jeu, j'avais l'impression à la lecture que Vincent Baker était dans une logique similaire (il a plusieurs fois crié son admiration pour ce jeu).
J'étais déjà dans l'entorse aux règles mais un entorse prévue avant la partie.
A la fin de notre partie de La Caravane (d'une durée d'un peu plus d'une demi-heure). J'ai décidé de proposer une partie de Gardes de Nuits en demandant aux joueurs s'ils souhaitaient conserver leurs personnages.
Il ne s'agit pas exactement d'une entorse aux règles, Vincent Baker le propose. Ceci dit, un de mes joueurs a proposé que les joueurs s'échangent leurs personnages. Une particularité immédiatement acceptée par le groupe et non-prévue par l'auteur.
C'est le moment pivot où les joueurs et moi-même avons décidé de nous approprier les mécaniques et de les tordre en temps réel.
"MJ + Joueurs → Règles"
J'ai donc utilisé le système de Gardes de Nuits pour permettre aux personnages créés au début de notre session de jeu de se raconter des histoires.
Le jeu est normalement fait pour que les personnages racontent des longues histoires, entrecoupées par les questions des autres personnages. Certains joueurs n'étant pas forcément à l'aise avec ces longues narrations nous avons immédiatement abandonné cette idée et préféré que les personnages répondent à des questions courtes.
Notons que le jeu me permettait d'être un joueur a part entière. La simplicité du nano-système permettait une flexibilité naturelle et bienvenue.
A la fin de l'histoire, une mécanique de Gardes de Nuits que j'avais conservé m'a fait reprendre un rôle de MJ et a amené les joueurs à se faire attaquer par surprise.
J'ai décidé d'embrayer sur l'idée du nano-jeu Soldat qui décrit normalement une bataille d'armée en deux phases de jeu. La phase d'approche où les joueurs cherchent à prendre l'avantage sur leurs ennemis et la phase de boucherie où le groupe désavantagé subit des pertes humaines.
J'ai uniquement conservé la deuxième phase en utilisant uniquement les mécaniques pour décider quel joueur allait mourir (i.e. celui dont la description de défense allait le moins bien me convenir).
Après avoir subi la mort d'un des PJs, j'ai décidé que le groupe de personnage arrivait en ville et que je pouvais utiliser les outils du jeu La Cité pour décider de leur sort. Là encore nous avons joué quelques scènes très sympathiques avant de terminer la partie.
Conclusion : vertus de la compensation
On pourrait être amené à considérer que notre usage flou des règles faisait de notre partie une partie traditionnelle.
En même temps comme j'ai pu l'écrire "MJ + Joueurs → Règles", il y avait une fluidité dans l'usage des règles et le sentiment que tout le monde autour de la table avait son mot à dire.
On peut aussi préciser que le fait de ne pas avoir de règles surplombantes ne les rendait pas caduques. Pas sûr que Vincent aurait joué comme nous mais les nano-systèmes que nous piochons à droite et à gauche influaient efficacement sur l'ambiance et sur ce que nous racontions.
Nous choisissions de manière flou de, parfois, laisser les règles décider un point important pour nous.
Il y avait une logique artisanale, imprécise et mouvante à l’œuvre qui s'adaptait au joueur. Un vide fertile au cœur des mécaniques de jeu qu'il me semble vraiment intéressant de comprendre et que j'aimerai bien retrouver ailleurs (il y a sans doute quelque chose du même ordre dans le Inflorenza de Thomas).
Je suis bien content que Vincent ait pu permettre ça, rien qu'avec un PDF de 8 pages, le temps d'une partie.