par Aristide » 03 Oct 2014, 22:37
SPHYNX - L’ILE AUX ANIMAUX.
Note liminaire : en me relisant je trouve qu’il y a beaucoup de critiques dans ce qui suit, ce qui ne reflète pas l’impression générale que j’ai eue, celle d’une partie très agréable, et d’un jeu à fort potentiel. Fabien, s’il te plaît ne te méprends donc pas sur mon retour, par honnêteté j’ai maintenu les éléments ci-dessous, je pense que je me suis attaché aux aspects qui m’ont gêné parce que le jeu m’a vraiment happé, et j’espère que ça t’aidera, peut-être, à le peaufiner.
I / LA PARTIE
1. Intro
Comme d’habitude, ça commence par une présentation d’Alma Mater, organisation richissime explorant des sites mystérieux aux confins du monde. Ensuite, on choisit son nom, sa discipline scientifique avec une spécialité (c’est principalement de la couleur, la spécialité), et une question métaphysique, choisie librement ou parmi une liste. Pour compléter la feuille de perso il faut ajouter le score de voyage, un compteur à 0 au début, et qui monte au fil de la partie. Les liens dans l’expédition, qui sont des liens de background avec les autres PJ, ou des PNJ qu’on crée, à la main de soi, ou du MJ, au choix. Enfin la FDP compte une petite section « notes ». Comme dans des tas de jeux indies, la feuille est donc ultra restreinte, elle prend un A5.
2. Joueurs
On a joué à 3 joueurs + 1 MJ.
- Vivien Mangelune jouant Dora Jimenez, historienne de l’esthétisme antique, question : pourquoi l’homme crée-t-il ?
- Steve J jouant le docteur de La Roche, sociologue boudonien (individualisme méthodologique), question : « la structure du monde a-t-elle une finalité propre », ou un truc du genre.
- Aristide jouant Balthazar Commode, ethnozootechnicien, question : quelle est la différence entre un animal et un être humain.
3. Liens
Les liens sont plus ou moins facultatifs, non chiffrés, et prennent la forme de relations entre PJ, ou de relations avec des PNJ créés par les joueurs, et placés sous leur contrôle ou celui du meneur.
- Dora : nuits torrides avec La Roche, singe Bambou, ex. de Balthazar.
- La Roche : nuits torrides, Annie sa thésarde qu’il chambre et vice versa.
- Balthazar : ex de Dora, et Hélène, vieille mentor prof psychocomportementaliste animale, il lui est inféodé alors qu’elle s’en fout.
4. Fiction
On débarque sur une île très boisée du nord du Canada. Dans le campement, on étudie des photos d’un site découvert : des bâtiments cubiques ou troglodytes très bien conservés, alors qu’ils sont datés de 50 000 ans. Des cerfs se trouvent soudain dans le campement, pas farouches. On explore le 1er site, Dora trouve des gravures dans l’écorce des arbres montrant un culte de l’animal, à plusieurs niveaux d’esthétisme (réalisme, figuratif). La Roche et Balthazar trouvent un autre site, troglodyte. Balthazar y trouve une salle où copulent des tas d’animaux entre eux, mais entre espèces. Dehors, La Roche voit des arbres être couchés, il fuit devant un grand ours de 6m. Balthazar le rejoint et ils pistent l’ours. Ils trouvent sa clairière mais l’ours leur barre la route par derrière. Ils fuient.
Le lendemain, ils trouvent une salle sous la salle de copulation. C’est une nécropole d’humains, enterrés avec leurs armes. De là, des conduits ramènent au dehors, mais pas seulement. On trouve une salle où des tas de femelles sont en train d’accoucher. Et là encore, des laies accouchent d’oiseaux, etc. La Roche est dégoûté de voir des lapins lécher le placenta d’une laie, il les prend par les oreilles pour les repousser. Les animaux bébés et femelles se ruent sur lui. Balthazar fait partir Annie et ramasse La Roche pour le sauver. A l’extérieur des mâles approchent aussi, attirés par le bruit. Tous rentrent au camp en fuyant.
Le lendemain, ils se rendent à un dernier site, une falaise creusée de galeries où se trouvent des bocaux d’un liquide blanc, avec des éléments d’animaux dedans. L’examen du liquide indique qu’il s’agit d’un produit de conservation. Plus loin dans les grottes, on trouve une machine ancienne. Des animaux finissent par nous parler, nous demandent de ne rien révéler de ce que nous avons découvert, et ils nous apprennent que ce sont les descendants des anciens humains, qu’ils ont réussi à transférer leurs esprits dans les animaux, mais on ne sait pas s’ils transfèrent leurs esprits d’une génération à l’autre, si leurs enfants animaux ont du coup un esprit éveillé. Leur objectif était d’abandonner la guerre, de pousser les animaux à fusionner les uns avec les autres, indistinctement des espèces, puis de fusionner avec eux, les animaux étant un idéal de calme, de paix. Balthazar décide seul d’activer la machine, et, souhaitant atteindre la réponse de sa question métaphysique, transfère son cerveau dans un animal, mais lequel… Les autres repartent au campement, fin de la partie.
5. Mécanismes (rappel)
Il y a très peu de règles. Il y a un unique dé au centre, marquant l’éveil du lieu, de 1 à 8. Chaque étape de 2 à 8 est une des 7 révélations du lieu, obtenue en battant sa difficulté fixée, de 3 à 9, croissante (on doit battre le 4 avant le 5). A 8 au dé d’Eveil, fin de partie.
Quand on fait une supposition à l’oral (et honnêtement c’est le cœur du jeu : on demande au meneur de décrire, on apprend des trucs chelous, on en parle entre nous en faisant des conjectures), et que c’est bien trouvé, on gagne des jetons, 1, 2, 3. En théorie, si on tombe vraiment bien, on peut directement au lieu des jetons trouver une des révélations : on ne gagne pas de jetons, et la révélation suivante est révélée, le dé d’éveil progressant.
Avant-hier, fun, on avait des noix à la place des jetons ! On gagne donc des noix. Ensuite, on poole les noix (entre joueurs, c’est possible) avec le score de Voyage d’un unique joueur. Si c’est supérieur ou égal à la difficulté de la révélation, on perd les jetons, et le meneur raconte la révélation. Le score de voyage, lui, reste constant, et progresse au fil du jeu. Les difficultés sont 3/4/5/6/7/8/9. A chaque révélation, le score d’Eveil du lieu, l’unique dé au centre, progresse. Le score de voyage ne doit pas dépasser le score d’Eveil. Donc sa progression permet de faire progresser le score de voyage au fur et à mesure. Or, comme les difficultés 3/../8/9 sont de plus en plus hautes, au bout d’un moment, il faut vraiment faire progresser son score de Voyage, qu’il ‘colle’ au score d’Eveil, pour que sa valeur complète bien les jetons. En gros, on peut gagner par des petites idées 1, 2, 3 jetons chacun, on les met en commun, et ajouter un fort score de Voyage permet d’aller chercher les dernières révélations 7/8/9. C’est important, sans quoi on peut un peu se répéter, tourner en rond, et ça peut sans doute gâcher le rythme crescendo des révélations.
Une note sur les conflits : en cas de menace, si tu as des jetons, le meneur et toi placez un nombre caché de jetons dans une main derrière votre dos, 1, 2 ou 3 jetons. Si quand on révèle vous avez pile le même nombre, tu décris une issue favorable, sinon, le meneur décrit une issue défavorable. On l’a eu une fois, mais Steve a gagné, donc il s’en est tiré.
II / RETOUR D’EXPERIENCE
1. Avis synthétique
Avis sur la partie, et par extension, partiellement, le jeu.
+ La création de perso rapide, la présentation du jeu tout autant.
+ Le thème original de la civilisation : osmose avec les animaux.
+ La TB ambiance autour de la table, fluidité, simplicité.
+ La progression continue, pas de temps mort (cf plus bas), tu demandes, on te répond, c’est assez light comme carcan, on enchaîne, ça avance.
+ Du coup, partie courte (2h30) mais bien remplie ! Pour un soir de semaine, on arrive à une fiction très satisfaisante.
+ Ca m’a fait plaisir de tester un jeu qui soutient le sim, ce qui est rare statistiquement, et sans doute dur à obtenir, plus dur que du narrativisme, plus dur que du semi ludisme.
- Perception d’un manque de clarté sur l’enchaînement entre le gain de jetons, d’une part, et leur dépense suivante, d’autre part. Et plus généralement sur l’utilisation du score de Voyage pour obtenir une Révélation (et faire monter l’Eveil).
- On peut discuter du manque de cohérence globale sur le fond de l’exploration. De trop nombreuses questions en suspens, sans doute liées au fait qu’on a interrompu la partie à la toute fin.
- Le meneur était en retrait, je ne sais pas si c’est voulu. Sa maîtrise des PNJ est libre : soit les PNJ liens sont joués par les joueurs, soit par lui. Ça tourne bien. Mais par certains côtés j’ai trouvé ça un peu troublant. Ok Fabien était présent pour le don des jetons, mais la progression du dé d’Eveil, le don de points pour notre score de voyage, c’était un peu flou.
- Ce n’est pas clair pour moi à ce stade si tu peux mourir, ce que ça recouvre comme issues défavorables, les conflits.
2. Autres retours divers
Etant très intéressé par le principe de rétention fascination comme je développe un jeu à secrets générés en continu, j’avais une grosse attente par rapport à Sphynx, à l’exploration participative qu’il propose. Je trouve après ce test l’expérience réussie, et le potentiel important. Il y a un vrai pouvoir d’évocation dans ce jeu, et tout va très vite, on est au cœur de l’exploration en quelques minutes, toutes les fioritures que l’on peut par ex. avoir dans certaines parties de Cthulhu, sur la façon de monter une expédition – et qui peuvent intéresser des joueurs, là n’est pas le sujet – sont exemptes, et, à titre personnel, je dis : « tant mieux ».
Mais est-ce que tout ça tient bien en jeu ? Il y a très peu de règles finalement, de ce qu’on en a vu. L’absence de dés (ou presque) n’est pas du tout un problème, c’était ma seconde expérience après Perdus sous la pluie, et on s’y fait. Je me suis cependant dit, en rentrant, qu’il y avait peut-être trop peu de mécanismes. En effet, le cœur du jeu d’explo, les phases d’explo, sont immédiates. On pose des questions au meneur, ça tourne bien, on gagne des jetons, on recueille les infos, on fait des conjectures… Jusqu’à sortir de l’explo. Là, aller parler aux PNJ, trouver des moyens d’expliquer de façon claire et crédible les phases de recherche, parfois à partir de rien, tout ça retombe d’un coup. Donc ça m’a donné une impression de montagnes russes, plutôt que d’ambiance progressive, de montée crescendo comme à Innommable. Je pense que la validation des jetons, de « questionnement de la question métaphysique », d’interaction avec les PNJ, pourraient être mieux cadrés, orientés vers les éléments acquis, ou les révélations passées.
A titre d’exemple, on a finalement très peu parlé des révélations intermédiaires, chacun continuant d’étoffer son intuition initiale. J’ai aussi trouvé que le caractère artificiel de la recherche déconnectée de la nature de la révélation rendait ces moments mal amenés et frustrants. J’ai eu le sentiment de ne pas savoir quoi faire de plus après quelques gains de jetons : on avait exploré, questionné, obtenu des bribes d’infos, converti ça en supputations donnant lieu à des noix, et là, il fallait ‘effectuer des recherches’ supplémentaires pour les dépenser et avoir une révélation cachée. Alors bien sûr, on trouve, on creuse sa question métaphysique, on claque les jetons, ça avance. Mais par contraste avec la fluidité des phases de pure exploration, c’est curieux.
Deux remarques sur le fond de la fiction avant de conclure. D’abord, le jeu veut que les joueurs réfléchissent à interpréter les éléments d’exploration. Donc le joueur met en œuvre ou sa rêverie, ou sa rationalité. J’ai émis des hypothèses d’ordre surnaturel assez tôt dans la partie. Une d’elle était la bonne, le transfert des esprits humains vers les animaux. Je n’ai pas compris pourquoi ce n’était pas comptabilisé comme une révélation (c’était la révélation finale ou presque), ça m’a gêné à la fin quand ça s’est avéré être juste, j’ai peut-être mal compris le principe (le chemin plutôt que la destination ?), mais ça m’a inspiré un peu un ‘tout ça pour ça ?’ comme on a validé l’hypothèse initialement perçue. Toujours est-il que l’on réfléchit, on teste des idées, donc il faut que le contenu des révélations soit assez béton, sinon c’est décevant. Or là, la cohérence globale de la société m’a paru un peu faible (des tas de questions assez basiques en suspens, transfert d’esprit par générations, polymorphisme, etc.), ou du moins, c’était dommage qu’elle arrive partiellement, et trop tard. Vivien avait peut-être raison : moins de révélations, ou les regrouper en fonction du temps pour la partie ?
Seconde remarque, je n’ai pas de problème à jouer à un jeu avec un fort propos politique, moral, social, qui se superpose aux aspects de divertissement plus basiques, mais (mais, mais) il faut que ce soit amené. Là, « les animaux sont mieux que les humains », et « les lapins s’accouplent avec les sangliers, et tous les autres animaux dans la même salle font pareil », le message à caractère politique et écologique était un peu amené muni de gros sabots. Par comparaison, j’ai trouvé ça plus discret mais néanmoins efficace à SRô.
Pour autant ces quelques réserves sont à relativiser : le jeu fonctionne, on s’est beaucoup amusés, et surtout, il soutient une vraie proposition simulationniste, on n’a rien à gagner qu’à explorer, rêver, interpréter, en discuter, percer les mystères de la civilisation perdues, élargir le débat avec sa question métaphysique, et tout ça le jeu le fait très bien.
Une ouverture pour conclure. Dans Sphynx, je trouve que les révélations constituent un scénario. Là, on avançait en explorant, pas en faisant autre chose. Il n’était pas vraiment envisageable qu’on dégomme les animaux, qu’on aille ailleurs que de site en site. Qui plus est à l’opposé d’Innommable, on n’a pas de prise sur la formation du secret (dans Innommable, de la menace indicible). Là, on obtient des révélations. Donc question à Fabien et Fred : est-ce que Sphynx est un jdr traditionnel au sens ou de facto il a un scénario ?