Shades est désormais disponible en français, en téléchargement gratuit !Merci à son auteur, Victor Gisjbers de m'avoir permis de le traduire et de le mettre ainsi à disposition.
Un petit rapport de partie pour fêter ça et pour vous donner envie d'essayer ce jeu extraordinaire !
Dans
Shades, on joue des fantômes (des « ombres ») qui reviennent à la vie et qui se sont fait souffrir réciproquement il y a bien longtemps. Progressivement, ils vont retrouver leurs souvenirs et décider si, en fin de compte, ils peuvent se pardonner réciproquement ou s'ils seront enfermés pour toujours dans la haine et le ressentiment.
En plus de l'histoire, le Système de jeu est particulièrement bien pensé. Il vous lance un défi: être capable de raconter une histoire prenante et à plusieurs
sans jamais se mettre d'accord, uniquement en utilisant les mécaniques du jeu et en apprenant à se faire confiance et à s'écouter réciproquement.
C'est un jeu de rôle pour 2 à 3 personnes, sans préparation et sans MJ (tous les participants ont une position symétrique), qui se joue en 2 ou 3 heures.
Déroulement du jeuChaque participant raconte une scène à tour de rôle, quasiment seul.
La partie se déroule en trois phases: la phase d'éveil, la phase de révélations et la phase de résolution. Grosso modo, chacune d'entre elles a son propre type de scène avec des règles spécifiques.
Dans
la phase d'éveil, les ombres se réveillent, la situation est confuse à la fois pour les personnages et les joueurs. Chacun d'entre eux amène des images, à raison de trois scènes chacun, qui suggèreront des lieux et des personnages.
La phase de révélations est la plus longue et représente le coeur du jeu. Les ombres hantent les lieux où elles ont vécu et ont souffert et se souviennent de leur passé. Un système de jetons noirs et blancs aide d'une part à raconter des souvenirs discordants (« Mon père a été un salaud avec moi. » vs. « Non, j'ai toujours agi pour protéger ma fille. »), et d'autre part à raconter comment les personnages peuvent revenir sur ce qu'ils croyaient et admettre qu'ils ont pu commettre des fautes dans le passé.
La phase de résolution commence lorsqu'il est clair comment chaque personnage a souffert et fait souffert (là aussi, je vais un peu vite, les jetons permettent de préciser ce genre de choses). D'autres souvenirs et d'autres souffrances peuvent se rajouter, mais surtout les personnages peuvent tenter de se pardonner mutuellement (c'est simplement joué entre joueurs, mais souvent la charge émotionnelle dispense d'avoir à s'appuyer sur un élément de Système). Si les personnages y parviennent, ils trouvent la rédemption, le Paradis, etc. Sinon, ils sont condamnés pour l'éternité à se haïr.
L'histoire s'achève ainsi, mais la partie a encore une dernière étape. Vous vous souvenez que jusque-là il ne fallait pas parler du jeu et il fallait uniquement écouter les autres et se faire confiance réciproquement ? Dans cette dernière phase, le jeu vous encourage à discuter de la partie et à vérifier que chacun s'est amusé et a pu contribuer significativement à la partie. Si ce n'est pas le cas, le groupe n'a pas su relever le défi du jeu. Sinon, c'est une réussite !
La partie
Cette partie s'est déroulée début mai, pendant une rencontre rôliste, avec deux joueuses rencontrées sur place, Viviane et Lætitia. On a joué dans l'herbe, à l'extérieur sur des bancs (le jeu a besoin de très peu de matériel).
On a joué un peu plus de deux heures.
De façon générale, les parties de
Shades sont difficiles à raconter. D'une part parce que les personnages comme les joueurs sont souvent dans le brouillard : on écoute les autres, on essaie de reconstituer ce qui s'est passé, on fait des suppositions dans sa tête, bref beaucoup de choses ne sont pas précisées à la fin de la partie. D'autre part, comme on n'a pas le droit de commenter sur ce qui se passe, on n'a pas le droit de demander des précisions; souvent chacun a sa propre interprétation de la situation, ce qui fait que raconter la partie à quelqu'un d'extérieur est complexe.
Tout ça pour dire: je ne peux que vous raconter un souvenir flou de la partie, et c'est normal, une partie de
Shades ressemble à un rêve : ça a un sens incroyable pour soi-même, mais quand on le raconte aux autres c'est perdu.
Dans
la phase d'éveil, j'amène des éléments sur la soif, l'obscurité et la sècheresse. Peu à peu, j'ai dans l'idée que mon personnage est mort brûlé vif et enfermé dans une pièce.
Viviane amène des images de bâtiments frustres et en glaise. Il y a aussi des histoires de portes et d'espoir.
Lætitia parle de champs, de grands espaces au milieu desquels se situeraient ces bâtiments.
Durant
la phase de révélations, plusieurs éléments se mettent place.
Les personnages de Viviane et de Lætitia sont féminins, le mien est masculin. C'était des amis partis établir une colonie. Un projet utopique d'une nouvelle société, sur une terre difficile à travailler.
Le personnage de Viviane est la cheffe de l'expédition, celui de Lætitia est chargée de la motivation et de la "pureté" intellectuelle des autres et le mien est le manœuvre. Les deux autres personnages sont convaincus par le projet, mais le mien les accompagne surtout pour les aider, parce qu'il ne peut pas les laisser partir sans les accompagner.
Mon personnage est attiré par celui de Viviane, mais elle le repousse (Viviane établit qu'une des dimensions de notre utopie est de se débarrasser de l'enfantement pour une meilleure égalité femmes/hommes) et il en conçoit du ressentiment, disant qu'il est sincèrement amoureux d'elle (ce qui est plus tard admis comme faux).
Le personnage de Lætitia est amoureux du mien, mais il la repousse.
La grange a brûlé, mon personnage est accusé (par dépit amoureux) par celui de Lætitia de l'avoir incendié pour empêcher le projet de continuer et devoir rentrer chez eux. Effectivement, il ne croyait plus au projet.
Ensuite, il n'est pas très clair qui a incendié, mais mon personnage y a effectivement participé, et celui de Viviane y avait au moins songé.
Finalement, Viviane amène l'idée que mon personnage a été enfermé et est effectivement mort enfermé (mais pas brûlé). Son personnage à elle lui en a voulu, mais est parvenu à lui pardonner: au moment de le délivrer il était déjà mort de soif.
Les deux autres personnages sont morts de faim ou se sont suicidés, ce n'est plus très clair.
Parmi les lieux dans lesquels ces souvenirs émergent: ma cellule, la grange, la vue sur les champs, la chambre rangée et propre du personnage de Lætitia, le laboratoire où les enfants naissent dans des cuves, les longs couloirs dénués de décoration de notre ferme.
J'écrivais ci-dessus que les histoires produites sont souvent peu claires, même pour les participants. C'est le cas ici. Pour Viviane, l'expérience se situait en URSS (elle interprétait différemment la salle avec les bocaux), pour Lætitia c'était une colonie dans un lieu désertique non-spécifié (mais bien sur Terre) tandis que pour moi c'était clairement sur une autre planète, dans un contexte de SF.
J'invite donc Lætitia et Viviane à me corriger et à apporter leur vision des choses !
Je vous raconte tout ceci dans l'ordre et de façon à peu près cohérente, mais les choses ne se sont pas du tout révélées ainsi, elles sont venues dans le désordre et je les reconstruis ainsi de mémoire.
Dans
la scène finale, nous parvenons à nous pardonner mutuellement. Nous tombons d'accord sur le fait que le plus important est ce qui nous unit, notre relation (amicale ou amoureuse, c'est toujours flou) si forte mais si importante.
Quelques commentaires pour conclureJ'adore ce jeu, c'est clair. Les histoires qu'il produit me touche profondément. Comme souvent, c'est le genre de jeu où amener des relations humaines intenses (comme ce triangle amoureux) rend les situations encore plus fortes.
Et puis je trouve qu'en impliquant ainsi personnellement les participants, il touche à deux choses fondamentales dans la nature humaine: la capacité à faire confiance aux autres (qui nous permet de vivre ensemble et de construire une société, des relations humaines, etc.) et la capacité à reconnaître ses erreurs comme à faire face à ses propres cicatrices (ce qui touche aux conflits humains, qui peuvent tellement s'envenimer parce que nous sommes incapables de reconnaître nos torts, mais aussi de la capacité à reconnaître ses fragilités).
Ce n'est pas qu'un jeu qui produit des histoires poignantes, c'est un jeu qui parle de sagesse humaine. Je suis époustouflé à la fois par la profondeur qu'on y trouve (à chaque partie je découvre quelque chose de nouveau, j'en apprends un peu plus) et par la simplicité de ces règles. Le texte de Gisjbers est simple et clair - j'espère avoir rendu cela dans la traduction - et témoigne aussi d'une compréhension aiguë de ce qu'est un jeu de rôle.
Donc
Shades, c'est émouvant, c'est intense, c'est facile à mettre en place, c'est rapide, c'est gratuit et c'est en français: plus d'excuses pour ne pas essayer ce petit chef-d’œuvre!