Cet entretien a été réalisé pour le dossier Jeu de rôle & animation : les avancées.
[JDR & Animation] Entretien avec Thomas Munier, ancien directeur de festival ludique, auteur de jeu de rôle.
Cet entretien est un peu schyzophrène, puisque je réponds à mon propre questionnaire :)
Peux-tu te présenter ? Quel est ton parcours professionnel ? Ton parcours associatif ? Ton parcours rôliste ?
Thomas Munier : Mon corps de métier, c’est conseiller agricole. Mon métier de cœur, c’est créatif, et entre autres auteur de jeux de rôles. Pour l’entretien qui va suivre, je vais essentiellement parler de mon parcours associatif. J’ai été président d’une association de jeu de rôle pendant 5 ans, la Ligue des Rôlistes Extraordinaires (aujourd’hui Ligue des Vannetais Ludiques) et directeur d’un festival de jeu, Les 24 H du Jeu à Theix, dans le Morbihan, le temps de 5 éditions successives de l’évènement.
Quand tu animes du jeu de rôle dans le cadre de ta profession/ton statut associatif, quels sont les enjeux ? Ludiques, pédagogiques, thérapeutiques, autres ?
Du « recrutement ludique ». Cela a toujours été dans l’idée d’initier au jeu de rôle, c’est-à-dire faire expérimenter le jeu de rôle à des personnes qui n’en ont jamais fait, ou très peu, ou qui ont arrêté depuis longtemps. Si possible dans l’optique de leur donner envie d’en refaire ensuite de leur côté, ou au sein d’une structure associative.
Toutes les questions suivantes s'inscrivent dans le cadre de ta pratique du jeu de rôle en tant que professionnel ou animateur bénévole en association.
Quel est ton public ?
Des débutants en jeu de rôle, de tous âges, de toutes cultures.
De quelles ressources disposes-tu ? Durée, budget, matériel, locaux, équipe...
Le festival durait 24 heures non stop, mais moi-même je ne consacrais que les après-midi à l’initiation, et je suis toujours parti du principe que ça n’intéresserait pas mon public d’être bloqué sur l’activité jeu de rôle l’après-midi entière alors qu’ils étaient débutants et que le festival fourmillait d’autres activités ludiques tout aussi alléchantes. Quand je rencontrais une personne motivée d’emblée pour jouer tout l’après-midi, je la réorientais vers mes collègues qui animent en long format. De mon côté, j’ai toujours animé des parties courtes, voire très courtes, et surtout d’une durée à la carte. Qu’un joueur puisse quitter la table quand ça lui chante, et qu’un autre reste l’après-midi entière s’il s’avère mordu.
Le budget alloué à ces animations a toujours été de zéro euro, je me suis débrouillé avec mon matériel perso et le matériel commun du festival (table, chaises, micro pour faire les annonces, grilles pour mettre des affiches vantant l’animation…).
J’ai toujours fonctionné seul sur ces ateliers (à l’exception du Saloon de la Dernière Chance), parce que c’était difficile de fédérer autour de mes idées bizarres et de mes systèmes maisons. Les autres membres de l’association qui voulaient initier le faisaient en court ou en long avec des jeux du commerce (comme Adventure Party ou Brain Soda). Nous avons souvent aussi eu le renfort de l’association nantaise Taverne Production, qui venait en escadrons de 3 ou 4 meneurs dédiés à l’initiation.
Pour répondre à ces enjeux, ce public, en fonction des ressources dont tu disposes, peux-tu nous décrire ta pratique du jeu de rôle dans le cadre de ta profession/ton statut associatif ?
Ça a toujours été des parties courtes. ¼ d’heure à une heure.
J’ai d’abord conçu un système avec 6 caractéristiques notées de 5 à 10. L’intitulé des caractéristiques variaient selon les settings et c’était du roll under. Pour la gestion des points de vue, c’était carac d’attaque contre carac d’esquive, les blessures équivalaient à la marge de réussite de l’attaque – moins celle de l’esquive. Les PJ avaient 10 PV, et pour les ennemis c’était variable, entre 1 et 10 selon leur degré de nuisance. J’avais écrit un scénario inspiré du jeu de rôle Donjons Clefs en Mains, et deux scénarios inspirés de L’Appel de Cthulhu.
Lors d’une édition suivante, j’ai fait jouer Le Saloon de la Dernière Chance, avec 4 copains qui jouaient des PNJ ou me reprenaient sur le rôle de MJ car c’était sur une édition du festival où j’étais très sollicité, et ne pouvais m’astreindre une après-midi entière sur une animation.
On m’avait vanté le concept de jeu de rôle en table ouverte conçu par Imaginez.net : une partie de jeu de rôle où les participants ne sont pas astreints à rester du début à la fin. Ils peuvent prendre le train en marche, quitter la partie prématurément, ou intervenir de temps en temps. Le Saloon de la Dernière Chance est un scénario pour ce concept, toujours disponible sur Imaginez.net. Le scénario a lieu dans un saloon, avec une série de péripéties qui peuvent arriver dans n’importe quel ordre.
C’était sensé être du jeu de rôle sur table, mais pour le rendre plus attractif, on en a fait ce que j'appelle un jeu de rôle en réalité augmentée : les joueurs PNJ étaient costumés façon western, on avait disposé tables et chaises comme dans un saloon et matérialisé les limites du saloon par des cloisons. Attraction principale, on avait disposé tout un jeu de poker, avec des jetons. A l’entrée du saloon, les fiches de PJ prétirés étaient punaisées comme des avis de recherche : les joueurs prenaient une feuille et rentraient, ils remettaient la feuille en sortant.
Ça a été un succès dans le sens où les joueurs ont été au rendez-vous, mais un échec dans le sens où pour intéressante était l’expérience, elle ne donnait pas aux joueurs une vraie idée de ce que pouvait être le jeu de rôle sur table : c’était plutôt une initiation à la soirée enquête. On aurait pu encore plus pousser dans ce sens en minimisant davantage le système de résolution (qui était déjà ultra light, pour ça Imaginez.net avait tout compris : je ne crois pas qu’on initie avec des règles de simulation complexes, du moins pour la plupart des gens). L’autre souci, c’est que le jeu de poker a un peu trop monopolisé l’attention, certains joueurs n’ont fait que de jouer au poker, ils n’ont pas fait de jeu de rôle.
Ensuite, j’ai fait deux éditions de suite un jeu de rôle en table ouverte que j’avais appelé « Le Plus Grand Donjon du Monde ». Le concept, c’était un setting med-fan de colonisation : on vient de découvrir un nouveau continent, qui attire pionniers et aventuriers. Une grande ville-champignon se construit à toute vitesse sur la côte, au-dessus d’un gisement de métaux précieux. On découvre, mais un peu de tard, que la mine sur laquelle on a construit la ville est elle-même construite sur un immense donjon infesté de monstres ! Exploration, découverte, port, urbanisme, mine, donjon : plein d’ingrédients d’aventures. J’avais préparé quelques péripéties mais c’était surtout de l’impro à partir de ce cocktail explosif. Le système de jeu était celui de Barbarians of Lemuria amputé du « jeu dans le jeu » qu’était la magie (parce que j’avais rien compris à la magie dans le livre). On se retrouvait à gérer la magie comme une compétence ordinaire. J’avais fait une bonne vingtaine de prétirés avec un background limité à une image, un nom coloré et une phrase-choc. Pour les PNJ, j’ai géré à la louche, inventant leurs statistiques (qui se résumaient à une compétence d’attaque et des points de vie) au fur et à mesure qu’ils intervenaient. Pour matérialiser la ville et attirer le chaland, j’avais utilisé les Gaming Tiles de Cadwallon, un immense plateau quadrillé et modulable, de surcroît urbain (unique en son genre) et immense (une quarantaine de plateaux réversibles, je crois). Et pour matérialiser les PJ, PNJ et divers monstres (toujours dans l’esprit d’attirer le chaland), j’avais utilisé les figurines du jeu de plateau Descent, qui appartenait à l’association.
Le jeu était prévu pour pouvoir être multi-MJ. On pouvait faire des intrigues croisées ou complètement séparées, le plateau était assez vaste pour potentiellement accueillir trois ou quatre groupes, les joueurs pouvaient changer de groupe à leur guise. Mais dans la pratique, je n’ai eu de deuxième MJ à mes côtés qu’une fois, pendant une heure. Les MJ potentiels étaient souvent affairés sur leurs propres animations, et encore une fois je n’ai pas su me montrer aussi fédérateur que j’aurais voulu sur un projet aussi personnel.
(je vous préviens, je fais 20 kilos de plus qu'aujourd'hui sur la photo)
Vous pouvez le télécharger ici, mais à titre de consultation. Il y a des images dont je n'ai pas le copyright, et je produis un résumé des règles de Barbarians of Lemuria sans permission officielle. C'était fait à l'époque où j'étais dans le monde associatif, c'était un document de travail réalisé sans trop se soucier des droits d'auteur, aujourd'hui en tant qu'auteur, je ne produirais pas un tel document. Si vous tenez à le jouer, je vous remercie de vous procurer les règles intégrales et originales de Barbarians of Lemuria.
Maintenant, je ne fais plus partie de l’association, j’ai réorienté mon temps ludique vers mon activité d’auteur. Mais je continue à faire des initiations sur ce festival ou sur d’autres, avec deux de mes jeux : Marins de Bretagne et Inflorenza. Marins de Bretagne, un jeu de conte et de rôle dans une Bretagne imaginaire est conçu pour qu’on puisse jouer un quart d’heure dans sa version de base, une heure en mode saga, autant qu’on veut en forme libre. Je commence à faire jouer la version de base et on étire en saga ou en forme libre si ça plaît. Je fais aussi jouer Inflorenza, le jeu de rôle de l’enfer forestier de Millevaux, dans une de ses formes les plus simples : Inflorenza sei, sans pouvoir, sans instance. Les parties durent entre une demi-heure et une heure, on prolonge si l’envie est là. Mon plus grand plaisir, c’est la fois où un jeune joueur, après avoir enquillé deux parties courtes d’Inflorenza, nous a maîtrisé le jeu à son tour en direct.
Quand je mène en long, c’est vraiment pour faire une démo de mes jeux. Mais je demande toujours au début de la partie s’il y a des joueurs débutants, et quand il y en a, j’essaye de faire des efforts de pédagogie à leur égard.
As-tu déjà créé ton propre jeu de rôle ou tes propres scénarios de jeu de rôle pour les besoins de l'animation ? Si oui, comment et pourquoi ?
Si on analyse ce que j’ai dit, j’ai commencé par customiser ce que je connaissais, et j’ai fini par créer des jeux de toutes pièces. Ça s’est fait par amour de la bidouille, mais aussi parce que je n’avais pas de jeu dédié à ma disposition. Le seul que j’avais acheté pour l’association, Adventure Party : les Compagnons du Roi Norgal, ne m’avait pas convaincu. Je sentais que les parties auraient été trop longues à mon goût, avec trop de jets de dés.
L’initiation m’a appris beaucoup pour écrire ensuite mes propres jeux de rôles : notamment dans l’idée de concevoir des systèmes qui laissaient une plus belle part à la narration qu’au « roll-play ». J’ai rédigé tous mes jeux en partant du principe que le lecteur n’avait aucune connaissance du jeu de rôle, en expliquant chaque étape. J’ai aussi conçu mes jeux en démontant tout les marqueurs culturels du jeu de rôle actuel, pour repartir d’un fondamental (incarner des personnages dans un espace fictionnel partagé) et reconstruire sur cette base. Et Marins de Bretagne est un jeu qui s’adresse à des gens qui ne sont pas forcément rôlistes, il est vraiment conçu pour que des « non-initiés » puissent y jouer sans problème, même sans « passeur de flambeau ». Je n’ignore pas que la plupart d’entre nous se sont mis eu jeu de rôle, même touts seuls, avec des jeux complexes, pas forcément rédigés pour des débutants. Mais la passion a été plus forte. J’aimerais pourtant proposer autre chose, une entrée plus facile. D’autant plus que si j’ai moi-même toujours eu du mal avec les jeux trop complexes, trop axés sur les règles ou sur un univers complexe (à moins que je sois au préalable passionné par l’univers, ce qui était le cas avec L’Appel de Cthulhu).
As-tu déjà invité ton public à participer à la création d'un jeu de rôle ou de scénarios de jeu de rôle ? Si oui, comment et pourquoi ?
Non, mais actuellement je tâche de leur permettre d’être créatif en leur proposant des jeux à partage de responsabilités larges, avec Marins de Bretagne ou Inflorenza.
Le résultat te satisfait-il ? Quelles sont les difficultés que tu as pu rencontrer ? Quelles sont tes futurs projets ou ambitions rôlistes en animation ?
En fait, je ne sais pas si j’ai réussi, parce que je n’ai pas réussi à savoir si des gens ont continué à faire du jeu de rôle après que je les ais initiés. Mais j’en ai vu revenir à ma table d’une année sur l’autre. Et je réalise, avec le recul, que mon objectif d'inviter les gens à se mettre ou se remettre au jeu de rôle n'était pas convergent avec l'objectif des personnes qui s'asseyaient à ma table. Elles recherchaient une nouvelle expérience, pas forcément un nouveau hobby. J'ai mis du temps à accepter que c'était une recherche tout aussi légitime.
Quand j’étais directeur des 24 H du Jeu, j’ai toujours proposé des séances un peu spéciales, avec des règles ou du matériel DIY, quelque chose que les joueurs ne pouvaient ensuite pas reproduire chez eux. Je conseillais d’autres jeux, ou de télécharger Barbarians of Lemuria (le PDF était gratuit à l’époque). Mais si c’était à refaire, j’aurais écrit mes systèmes perso et je les aurais imprimés pour les laisser aux joueurs motivés à passer à la maîtrise.
Un autre problème, et j’en ai discuté avec des animateurs, c’est qu’on ne sait pas proposer du jeu de rôle pour plus de 4, 5 joueurs. Personnellement, ma limite haute, c’est huit joueurs avec un scénario adapté (un module genre soirée enquête où les personnages peuvent passer du temps à comploter entre eux, en autonomie). Après, je suis obligé de passer au format soirée enquête (avec un scénario adapté, je peux animer pour 15 joueurs tout seul), mais ce n’est plus du jeu de rôle sur table : j’initie alors à la soirée enquête, un autre média. J’ai un copain qui anime du Loups-Garous de Thiercelieux pour 50 joueurs, il utilise deux exemplaires du jeu + l’extension. Mais on est encore sur un média différent. Dans ma définition très vaste du jeu de rôle (on incarne des personnages dans un univers fictionnel partagé), Loups-Garous de Thiercelieux et la soirée enquête peuvent rentrer, mais je suis bien conscient que ni l’un ni l’autre ne sont des expériences de jeu de rôle sur table que les initiés pourraient ensuite reproduire facilement chez eux. Pour monter à 8 joueurs en jeu de rôle sur table, j’ai déjà dû écrire un scénario exprès (Les Maîtres du Vieux Château, pour Millevaux Sombre). Je déplore le manque d’offres équivalentes, que ce soit dans le jeu de rôle amateur ou professionnel.
On peut envisager des multi-tables. J’ai déjà fait un bi-table, Bicéphale, pour L’Appel de Cthulhu, totalisant deux animateurs et 12 joueurs. Et je sais que certains montent à plus en conventions, avec trois MJ, quatre MJ. Mais on ne résout pas mon problème. L’animateur en centre, il est souvent tout seul, et il peut avoir jusqu’à 30 ados ou bambins. Comment il fait ?
A mon sens, le jeu de rôle à 10, 20, 30 joueurs reste à écrire. Johan Scipion est en train de playtester un scénario de Sombre max (une variante survitaminée de Sombre), qui pourrait se jouer à 15 joueurs ! Mais pour le moment, c’est un WIP, Johan ne l’a pas encore testé à 15, et on en est encore à concevoir des scénarios, on est loin d’imaginer des jeux entiers. [A la lecture de cet article, Johan vient de donner quelques précisions ici]
Je visualise le problème, mais pas encore la solution, et pour être honnête je n’y travaille pas pour le moment. Je crois qu’il faut forcément réinventer le média pour s’adapter à un tel nombre. Depuis, j'ai en fait trouvé deux méthodes pour jouer de 7 à 30 joueurs à Marins de Bretagne]
Il y a des choses à faire avec l’american freeform (on mixe jeu de rôle et soirée enquête), voir même avec des choses encore plus basées sur le physique (je parlerais même de sport de rôle, ou des mix chat perché-balle au prisonnier-théâtre d’impro-killer), avec la réalité augmentée (le meneur de jeu appuie sa narration sur l’environnement, ou dispose des informations dans l’information, sous forme de chasse au trésor), avec l’autonomie des joueurs (que ce soit par des intrigues entre PJ ou un partage large des responsabilités créatives), avec les supports écrits (journal de correspondance entre joueur et MJ, infos de jeu écrites sur des carnets de perso), audio, vidéo, numériques, interactifs, avec des astuces, comme Laury Chable qui utilisait un jeu vidéo pour gérer les combats (on pourrait aussi bien utiliser des jeux en bois). La question, c’est à quel point on peut réinventer le média en restant dans le média. Tout dépend de l’enjeu : est-ce qu’on veut amener les joueurs vers le jeu de rôle sur table, ou est-ce qu’on veut surtout leur proposer l’expérience de jouer des personnages dans un espace fictionnel partagé ? En tout cas, ça m’intéresse. C’est un beau défi d’innovation.
Comme ça me paraît difficile à réaliser sans une patate de matériel, je crois qu’on s’orientera vers des jeux do it yourself, qui recycleront le matériel à disposition de façon opportuniste. A mon sens, un jeu clefs en mains serait moins utile à un animateur qu’un livre qui lui explique ce que ce sont les fondamentaux du jeu de rôle et comment il peut en créer un adapté à son public. Je me paraphrase dans l’entretien avec Coralie David : « Je pense aussi que les joueurs seront de plus en plus enclins à créer eux-mêmes leurs propres jeux de rôles. Dans vingt ans, il y aura peut-être autant de livres pour créer son jeu de rôle que de manuels de jeu de rôle. Le jeu de rôle fait partie d’un mouvement sociétal qui invite les gens à créer leur propre culture. Je ne peux que me réjouir si ce mouvement s’accélère. »
Webographie :
Retour sur une animation jeu de rôle et éducation à l'ESPE de Vannes