OK, je vais essayer de clarifier ce qui pose ici problème, selon moi. Le sujet dont il est question dans le message précédent se trouve
ici.
Rappelons d'abord que les réactions viennent d'abord des illustrations, on ne sait rien du texte du jeu et on ne sait pas quelles sont les intentions exactes de l'auteur (dans quelle mesure a-t-il voulu ces illustrations ? comme traite-t-il cette question dans son jeu ?), donc gardons tout ceci en perspective.
Faire vendre avec des femmesTout d'abord, le problème n'est pas de jouer des personnages sexistes, le problème ici c'est l'utilisation des femmes aux canons de beauté standardisés et en les hypersexualisant pour vendre, ce qu'on appelle le publisexisme. Ça n'a rien à voir avec la « réalité » de l'univers du jeu, sinon il faudrait aussi montrer le
racisme des bikers américains ou leur nationalisme.
Ce n'est pas un cas isolé, c'est une utilisation répétée, à la fois dans le jeu de rôle et dans la publicité. Elle est systématisée et elle renforce le stéréotype des femmes objets, en les enfermant dans ce seul rôle et en rejetant hors de la féminité standard les femmes qui ne correspondent pas à certains canons.
Ce qu'on attaque ici, ce n'est pas l’œuvre « 1% », c'est le phénomène systématique de la représentation hypersexualisée et passive des femmes pour faire vendre, qui s'incarne dans ces illustrations.Un bon bouquin sur la question du publisexisme:
Contre les publicités sexistes de Petrucci, Vientiane et Vincent.
Stéréotypes sexistesDe plus, cette représentation de la femme ne correspond ni aux canons esthétiques, ni à la réalité des gangs de motards.
Comme le signalait un intervenant sur le fil de discussion, les femmes de
Sons of Anarchy te foutent une beigne si tu les traites comme ça, et j'ajouterais que leurs physiques ne sont pas standardisés comme ça. Et la question d'être une femme dans un gang de motards réel est bien plus complexe que celle qui est décrite ici, voir ces quelques liens de recherche en sociologie pour se donner une idée:
WOMEN IN OUTLAW MOTORCYCLE GANGS (Hoper & Moore 1990),
Don't Call Me “Biker Chick”: Women Motorcyclists Redefining Deviant Identity (Thompson 2012),
une critique de Bike Lust: Harleys, Women & American Society de Delany 2002, qui comme par « This book is about debunking stereotypes and its effective », càd « Ce livre cherche à en finir avec les stéréotype et ça marche. »
Donc l'argument de dire « oui mais dans la réalité c'est comme ça » ne fonctionne ici donc absolument pas.Et j'avoue que justifier un choix sexiste en disant « oui, mais c'est dans les inspirations de base » me semble être une impasse, ou au pire de la mauvaise foi. Si le matériel de base était raciste, homophobe ou antisémite, on ferait pareil ? Et de toute façon, l'auteur est libre de prendre ses propres décisions et de choisir de laisser les comportements discriminatoires dans le passé plutôt que de les répéter et continuer à les faire vivre.
Quant à ceux qui prétendent être vraiment intéressés par ces comportements discriminatoires dans leur œuvre, qu'ils nous le montrent réellement ! A aucun moment de l'histoire les dominés n'ont été passifs face aux dominations, ils ont réagi, résisté, négocié, etc. Il y aurait par exemple des jeux formidables à écrire pour parler de la condition des esclaves noirs dans une plantation de coton au début du 19ème siècle.
Les conséquences de la représentation des femmesOn voit souvent l'argument « si vous n'aimez pas, n'achetez et n'en dégoûtez pas les autres » ou bien « oui, c'est un choix, c'est pas pour tout le monde ». Cet argument non plus ne marche pas parce que
la question de la représentation des femmes n'est pas une question de goût. Cette représentation des femmes a des
conséquences, pour elles et pour le jeu de rôle. Dit autrement: ce n'est pas une question d'esthétique, c'est une question d'éthique.
Les conséquences pour les individus sont nombreuses. Pour les femmes, c'est la multiplication de standards de beauté absurdes (qui peuvent mener à des choses graves comme l'anorexie
1,
2) et plus largement miner la confiance en soi; c'est aussi renforcer des rôles de genre comme l'idée que les femmes doivent être passives, ne peuvent pas être les protagonistes de leur histoire (la demoiselle en détresse et d'autres
tropes du même genre).
Pour les hommes, c'est plus complexe, mais
grosso modo, c'est la baisse de la sensibilité aux questions de sexisme. Les images que nous voyons et les mots que nous disons ne sont pas anodins ou neutres. Ils ont des conséquences sur les comportements (par exemple, les blagues sexistes tendent à augmenter la tolérance des hommes aux questions de viols:
1,
2). L'hypersexualisation des modèles féminins joue ici un rôle puisque ça renforce l'idée que le corps des femmes serait librement à la disposition des hommes hétéro.
Alors on peut dire « oui mais c'est un jeu de rôle, c'est à chacun de faire comme il veut ». OK, mais ce n'est pas le message que le jeu semble donner, il faut tordre l’œuvre pour en faire quelque chose de non-discriminatoire.
Concernant le média jeu de rôle soi-même, ça a des conséquences en termes de représentation et de population.
En étant sexiste on éloigne les femmes du jeu de rôle.
On ne peut pas à la fois pleurer que le jeu de rôle serait en train de mourir, qu'il y a de moins en moins de gens qui jouent au jeu de rôle, et entretenir en même temps un environnement hostile (sexiste et/ou raciste et/ou homophobe, etc.) envers certaines catégories de personnes qui seront incitées à aller voir ailleurs.Certains disent « oui mais je connais des femmes qui aiment les blagues sexistes ! » OK, mais d'une part ce n'est pas sûr que ce n'est pas pour s'intégrer à un milieu sexiste, c'est-à-dire pour ne pas être obligée de devoir être en conflit tout le temps, et d'autre part, je suis à peu près certain que ce pas vrai pour une vaste majorité de femmes !
Et plus largement, j'aimerais que le jeu de rôle soit considéré comme un médium majeur, au même titre que la littérature, le cinéma ou le jeu vidéo (lequel est encore jeune dans cette position). Ça suppose qu'il puisse répondre à des critiques complexes comme celles de la représentation des femmes, des questions de racisme, de représentation des groupes sociaux dominés, etc. (
discussion enflammée ici par exemple) Se poser ces questions et y répondre, à la fois comme acheteur de jdr et comme auteurs de jdr, c'est faire progresser le média dans son ensemble.
Je terminerais cette partie en rappelant qu'on a le droit à la fois d'aimer une œuvre ou d'un média (par exemple le jeu de rôle) et en être critique. Ce n'est pas une question d'être pour ou contre (et pour être clair, je n'ai jamais joué à «
1% », je n'ai donc aucun avis dessus), c'est une question de connaître les limites de l’œuvre ou d'un média et de pouvoir les repousser. J'aurais même tendance à penser qu'être critique sur ce qu'on aime, c'est le meilleur service qu'on puisse lui rendre.
Des solutions ?Ce qui est singulier dans ce cas-là, c'est qu'
il pourrait être passionnant de jouer une femme dans cet univers social, justement parce que c'est un univers sexiste, où la masculinité toxique est puissante, et que ça exige des femmes qui y vivent
des arrangements, des négociations d'identité et d'espace, des comportements particuliers. Jouer une femme âgée, comme Gemma dans
Sons of Anarchy, qui a passé sa vie dans un gang de bikers et qui doit continuer à se faire sa place, ça peut être une expérience géniale ! Il peut être très intéressant de jouer des dominés dans un milieu de dominants.
On peut parler de domination, mais il faut le faire de façon juste, en montrant que la réalité est complexe, sous peine de répéter passivement cette domination en faisant croire qu'elle est « naturelle », que les individus ne peuvent pas y résister ou la changer.Je pense d'ailleurs que c'est une bien meilleure solution que vouloir faire des femmes fortes et indépendantes, ce qui n'est pas en soi émancipateur, puisqu'on peut très bien ainsi légitimer le regard hétérosexuel masculin et les canons de beauté standardisés (promis cette fois-ci,
ce n'est pas un lien vers un article de recherche), et on s'en rend très bien compte quand on applique les poses et les vêtements "empowering" à des personnages masculins, comme dans
le projet Hawkeye, à voir absolument !
La solution c'est des personnages féminins capables d'être les protagonistes de leurs histoires, capables de prendre un vaste ensemble de rôles, capables d'avoir des émotions larges, etc. Des personnages féminins comme ceux de J.K. Rowling ou Hayao Miyazaki sont exemplaires de ce point de vue: capables de déclencher des guerres, de les arrêter, capables de diriger une entreprise, capables de se battre, capables d'être faibles et désorientées, capables d'être tristes, capables d'être intelligentes, capables d'être le méchant de l'histoire, capables d'être moralement ambiguës, etc. Et surtout: elles ne sont JAMAIS réduites à l'un de ces rôles.
Et c'est aussi intégrer toutes les femmes: y compris celles qui sont racialisées, y compris celles qui sont petites, grandes, grosses, maigres, y compris celles qui sont transgenres, y compris celles qui sont malades ou handicapées, y compris celles qui ne correspondent pas aux canons de beauté standards, y compris celles qui ne sont pas hétéros, etc.
Et pour y parvenir il ne suffit pas de « ne rien faire », d'être « neutre », il faut le vouloir et y réfléchir parce que nous sommes porteurs de représentations et de comportements sexistes que nous reproduisons automatiquement si nous n'y prêtons pas attention. Ça demande du travail sur soi et dans nos œuvres et ça demande d'être critique les uns envers les autres.
[EDIT: supprimé quelques coquilles et tournures de phrases bizarres]