par [kF] » 26 Nov 2016, 16:13
La réflexion qui suit est simplement une suite de constats ; je n'ai pas grand-chose à apporter sur ce sujet, mais j'ai envie de mettre côte à côte plusieurs idées et anecdotes glanées à gauche à droite, ainsi que mes propres expériences de joueur.
Dans la grande majorité des jeux de rôles, on joue avec du matériel : dés, jetons, mais aussi et avant tout feuilles et crayons. Ce matériel est facilement relégable au rang de simple outil mais on peut lui offrir un peu plus : s'en inspirer, s'en faire un tremplin vers l'émergence.
Les objets qui parlent
J'ai dans mes affaires un dé en métal, très lourd, avec des points écrits en rouge sang. Je l'ai acheté sur un coup de tête, presque par fétichisme, mais comme il était vraiment spécial je me suis senti obligé d'en faire quelque chose de particulier. Je jouais tradi à ce moment-là, je lançais une campagne de Plagues (apocalypse zombie medfan), et j'avais ajouté une règle qui donnait le droit de jeter un dé de la mort de temps en temps, qui donnait un bonus conséquent mais qui faisait risquer la mort au personnage qui décidait de le tirer. Plus récemment, pendant l'incarnation des Ateliers chez Simon, j'ai proposé une partie d'Elle voyage qui nécessite des jetons pour jouer ; on avait des pièces d'or de pirate en plastique, amenées par Thouny - et, devinez quoi, on a joué dans un setting de pirates. C'est plus anecdotique que l'exemple du dé de la mort, mais l'idée est : quand le matériel nous plaît, il peut nous influencer, nous amener quelque part. Ce qui peut donner envie de réfléchir plus avant : que puis-je utiliser, qu'y a-t-il chez moi qui puisse constituer un matériel de jeu intéressant ?
Le papier au service de la créativité dans les travaux de Thomas
Mais ce qui m'intéresse surtout aujourd'hui c'est le support papier : feuilles de personnage, post-its volants, aides de jeu, etc. Parce que le papier est fait pour que l'on écrive dessus, c'est naturellement un support extrêmement riche, que l'on peut investir de beaucoup de façons : écrire, peut-être avec un stylo ou un outil particulier ; plier ; déchirer ; etc. Evidemment, ça devient intéressant c'est corrélé avec le jeu !
J'ai "découvert" qu'on pouvait utiliser le papier de façon particulière en jeu de rôle à travers les travaux de Thomas. Premièrement, pour ses livres artisanaux imprimés sur plusieurs papiers différents, reliés à la main, contenant fleurs et feuilles mortes, etc. Ces ajouts ne font pas que décorer, ils sont des expressions visuelles de la créativité de l'auteur, en cohérence avec le contenu des livres. Par exemple la couverture d'Inflorenza, le jeu des tragédies et des exploits doloristes, est doublée de dentelle, qui évoque le sentiment de raffinement cher à certains théâtres (les théâtres dans les villes italiennes pseudo-renaissantes, par exemple) et à beaucoup d'histoires. A l'inverse, Millevaux Sombre est relié au scotch noir, industriel et brutal, qui me signifie "voilà comment vous vivez, comment vous supportez votre existence : en rafistolant vos vies dans un monde agonisant".
Par ailleurs, certains jeux de Thomas proposent directement aux joueuses de prendre en main cette émergence formelle. Dans Arbre, les clochards incarnés par les personnages écrivent sur du papier volant 7 choses qu'ils possèdent (équipements, vivres, maladies, souvenirs, ambitions...), et les joueuses sont incitées à les écrire sur des supports particuliers, patiemment recueillis et conservés dans une boîte au choix. Je n'ai jamais joué à Arbre mais j'ai collecté un paquet de papiers divers et de petits objets plats sur lesquels écrire, et je me suis rendu compte qu'il pouvait facilement s'agir de choses personnelles : un ticket de métro d'un pays étranger, une carte postale, un vieux contrôle d'histoire-géo, ou plus simplement du carton d'emballage, une carte à jouer, un prospectus publicitaire, etc. C'est évident qu'écrire son personnage sur ce genre de support va nous influencer, produire des effets fictionnels, etc.
L'autre jeu auquel je pense, c'est Dragonfly Motel qui propose à chaque joueuse d'écrire 7 papiers, et de s'en débarrasser petit à petit quand ils sont exploités dans la fiction. Le jeu stipule explicitement que la méthode pour se débarrasser du papier peut être émergente : on peut le défausser, le déchirer, le froisser, le mettre dans sa poche, etc. Par exemple, dans un CR de Thomas, j'ai souvenir de l'avoir lu détruire un papier en le trempant dans un verre d'eau, tandis qu'en parallèle dans la fiction un personnage s'enfonçait dans une rivière. Je ne sais pas exactement comment analyser ce qui se passe alors, peut-être qu'il faut parler de synesthésie (dans ce qui arrive aux papiers, on parle vraiment du monde sensible !), mais j'ai trouvé ça très fort.
Violenter la feuille de personnage
Depuis un peu plus d'un an, je réfléchis par-ci par-là à une campagne typée Evangelion que j'ai envie de mener, temporairement nommée eXpect. Je ne sais pas encore grand-chose de ce que ce sera, pas même si la répartition de l'autorité sera tradi ou si j'en ferai quelque chose de beaucoup plus partagé (Bliss Stage ?) mais dans le cas où j'aurais une place de MJ claire j'avais réfléchi à toutes sortes d'effets forts dans la fiction que je voulais répercuter sur la feuille de personnage pour plus de puissance :
+ un monstre ravage l'esprit d'un personnage et coupe tous ses liens avec les autres. Mécaniquement, il ne peut plus communiquer télépathiquement avec eux, et ne peut plus utiliser de bonus de combat liés à eux. A la table, la partie de la feuille consacrée aux autres PJ est arrachée, déchirée au reste. Plus tard, quand le personnage sera sauvé, il pourra la rattacher avec du scotch, mais ce ne sera plus jamais comme avant.
+ dans le QG de l'organisation austère qui accueille les personnages, l'un des personnages (ils sont tous adolescents) est victime de harcèlement par une autre équipe. Au début de la séance, la joueuse retrouve sa feuille de personnage froissée, pleine d'inscriptions insultantes écrites à l'encontre du personnage : sur la moindre marge, le moindre espace vide, des mots durs écrits au stylo rouge, des incitations au suicide, etc.
+ si des cases représentent des points de vie pour le personage, et qu'une blessure grave va laisser des séquelles définitives, retirer les cases perdues en faisant un trou dans la feuille.
Je n'ai jamais testé ces idées, mais je les laisse là en espérant donner des idées à d'autres gens. Je vais terminer avec encore une autre anecdote de jeu, cette fois réelle et toute récente. Je suis joueur dans une campagne de MonsterHearts en ce moment ; mon personnage est une Reine, c'est à dire un personnage socialement très dominateur, qui veut tout contrôler, qui manipule tout le monde pour son propre intérêt. Elle est allée trop loin récemment, et elle a tout perdu : elle est défigurée, ridiculisée, peut-être coupable d'un meurtre, et n'a pas voulu supporter son sort : elle s'est suicidée. Mais mécaniquement, j'ai fait ça en décidant de changer de skin, et en passant goule : quelques heures après son suicide, le personnage s'est réveillée bien en vie, mais désormais sujette à une faim dévorante et horrible ; se constatant incapable de mourir, elle est d'autant plus désespérée, et décide de se concentrer sur sa soif de vengeance.
J'ai donc laissé de côté ma feuille de personnage de Reine pour prendre celle de la Goule, mais :
+ à la place du nom, j'ai déchiré le nom de mon personnage sur l'ancienne fiche et je l'ai agrafé sur la nouvelle
+ à la place du background, j'ai déchiré plusieurs phrases et morceaux choisis de l'ancienne fiche (démon intérieur, moves, ...) : "Vous devez vous montrer cruelle" "trahison" "sombre, vide" "privilégiée" "LA REINE", chaque bout de papier étant aussi agrafé à la feuille. Le rendu est très sale : on y lit le passé d'un personnage brisé, morceaux d'orgueil déchirés et patchés ensemble. C'est un super visuel pour ma Goule (je posterai peut-être un scan à l'occasion) et ça représente très fortement son côté brisé et à moitié folle.
Tout ça était évidemment complètement émergent, le jeu ne disant rien sur le sujet. Entre les exemples sur eXpect et sur MonsterHearts, je trouve dans la feuille de personnage un terrain de jeu pour représenter en particulier les violences, morales et physiques, subies par le personnage. J'en parle aujourd'hui en espérant donner des idées, et en recueillir : avez-vous des expériences du même genre, des idées des suggestions des trucs, des références peut-être d'autres jeux qui jouent sur leur support et pour lesquels l'émulation crée quelque chose de nouveau ?