En parcourant le Glossaire (quel travail remarquable ! Félicitations Fabien, Frédéric et Romaric !), je me suis arrêté sur le terme
compenser.
Je me suis laissé dire que l'analyse de la compensation était sans doute essentielle pour améliorer le design d'un jeu. J'entends par analyse de la compensation distinguer lors d'une partie ce qui est dû aux règles du jeu et ce qui est dû aux techniques des joueurs, et encoder les techniques des joueurs sous forme de nouvelles règles. Je suppose qu'
Apocalypse World est fortement issu de cette façon d'écrire un jeu.
J'enfonce sans doute des portes ouvertes, mais je crois qu'il y a quelque chose à tirer de chercher consciemment à identifier la compensation, et de voir comment la transformer en règles (sans bien sûr tomber dans le piège d'une
formalisation excessive).
Je veux dire, habituellement, quand je playteste, je suis souvent concentré sur ce que les règles font, et mes astuces instinctives (25 ans de maîtrise et de culture du média) m'échappent souvent. Pourtant, je suis conscient d'avoir fait des super parties avec des systèmes pourris. Résultat, quand mes jeux sont pratiqués à d'autres tables, en lisant les comptes-rendus de partie, j'ai l'impression que quelque chose leur a échappé, ou que leur façon de jouer est très différente de ce que j'attendais (je parle du "gras" de la partie, en général je reconnais bien le "squelette" comme étant induit par les règles). Ou alors, autre impression possible, je constate que la partie a demandé beaucoup d'efforts aux joueurs, voire que les joueurs ont renoncé à tester le jeu à cause des efforts qui leurs paraissaient nécessaires). Je ne parle même pas des joueurs qui passent à ma table : ils n'achètent jamais mes jeux parce qu'ils préfèrent attendre une nouvelle occasion de jouer avec moi.
Dans la première édition d'
Inflorenza, je ne dis rien des tons de voix qu'un joueur peut employer (ou pas, puisque je considère aujourd'hui que parler sans accent et limiter les bruitages est plus efficace, par exemple), je ne dis absolument rien de comment peut se comporter un PNJ, je consacre moins d'une page à la façon de préparer une séance, j'expédie la notion de contrat social en un bref rappel des lignes et voiles, et de la dichotomie personne ne sera blessé / je ne t'abandonnerai pas. Je me suis arcbouté sur l'idée que les
mécaniques de résolution produisaient l'essentiel de l'expérience de jeu, et c'est donc vers elles que j'ai produit l'essentiel de ma rédaction.
Avec le recul, je réalise que je compense sur tous les jeux que je pratiques, fussent-ils par ailleurs vertueux. Je suis persuadé qu'on ne compense pas uniquement sur les vieux ou les mauvais jeux, mais sur tous les jeux, même les meilleurs. La seule différence, c'est qu'on ne compense pas exactement sur les mêmes choses. Les règles du jeu sont un piédestal, la compensation est un escabeau qu'on pose sur ce piédestal. La qualité de la partie est la somme des deux. Et il n'y a pas nécessairement de plafond.
A la lumière de ces réflexions, je pense qu'il est essentiel, à chaque playtest, d'analyser les faits et gestes qu'on a eu en dehors des règles, et de comprendre lesquels ont été plus vertueux, et à quel point ils peuvent devenir des règles. J'entends par là que nos anciennes pratiques de MJ ont donné de meilleurs jeux, en tout cas des jeux plus conformes à nos attentes. Il est temps maintenant de s'exercer à la pratique de ces nouveaux jeux pour voir les techniques de compensation qui en émergent, et s'en servir pour produire de meilleurs jeux encore. Un cercle vertueux d'apprentissage, en somme.
Procéder ainsi, ça fait beaucoup de règles, dirait-on. Je crois qu'il vaut mieux écrire beaucoup de règles dans un premier temps, et voir comment simplifier dans un second temps. Écrire en se passant de rappeler certaines choses qu'on considère comme acquises revient à écrire pour des élites. Pire, cela revient à écrire pour des clones, car les techniques ne sont jamais les mêmes d'un MJ à l'autre, quelle que soit leur expérience. Depuis que j'écris des jeux, j'essaye de les écrire comme si je m'adressais à des personnes n'ayant jamais pratique de jeu de rôle. Je crois aujourd'hui qu'il me faut pousser la logique encore plus à fond. Supposons que je doive expliquer à un enfant de dix ans comment j'anime une partie de mon jeu et comment je m'y prends pour que ça prenne tout le monde aux tripes. Je vais être obligé de tout expliquer et d'être très clair si je veux lui donner une chance de reproduire mon expérience. Je ne peux rien considérer comme évident. Peut-être que certaines choses (est-ce que j'ai un écran, quand je dois me lever et quand je dois m'assoir, comment j'analyse les expressions faciales des joueurs, qu'est-ce que j'entends par une conséquence de conflit qui soit cool, etc...) méritent d'être en annexe pour passer le couperet du lecteur pressé, mais elles méritent d'être écrites, quelque part. Le replay de partie est certes un outil didactique, mais il n'est pas suffisant. Ceci ne revient pas à écrire un manuel de maîtrise, car il n'y a pas de martingale de maîtrise universelle. Chaque jeu requiert des techniques spécifiques. A ma connaissance, celui qui s'approche le plus de cette analyse microscopique de la maîtrise d'un jeu, c'est Johan Scipion pour le jeu de rôle
Sombre. Et ça apporte au lecteur une compréhension très pointue de ce qu'il cherche comme expérience et de comment il y parvient. Les exemples que je donne paraissent triviaux et peu utiles. La façon dont un MJ s'installe sur sa table est sans doute utile à la réussite de la partie, mais c'est loin d'être le facteur principal. Mais je pense à certaines techniques plus profondes, concernant la mise en scène, concernant la façon d'organiser un monde virtuel, concernant tout un tas de décisions prises au cours de jeu, et si je n'en trouve pas d'exemples, c'est justement parce que je ne les ai encore seulement que sur le bout de la langue.
Le debriefing et le rapport de partie sont des outils intéressants pour déceler cette compensation, mais ça ne remplace pas une vigilance lors de la partie. Je réalise que je ne prends pas assez de notes en cours de jeu. Je ne sais pas s'il faut prendre des notes, mais en tout cas, il faut bien observer ce qu'on fait.