par David Creel » 05 Mai 2015, 00:08
Mon système de règle avance bien, je suis en train de mettre au point une mécanique d'individualisation pour le comportement des PNJ (autrement dit comment un PNJ va de plus en plus servir son intérêt personnel plutôt que l'intérêt commun en l'absence d'action de la part des personnages).
Sinon, j'ai pondu un petit texte théorique expliquant mon propos. C'est pas de la grande théorie (surtout que je n'ai pas encore lu Le Maelström, il devrait arriver dans quelques jours), mais je pense que ça explique bien ce que je veux mettre en évidence par mes mécaniques.
J'aurais voulu vous mettre un lien dropbox plutôt que de le copier-coller ici, mais apparemment il refuse de s'installer sur mon ordi.
Introduction : La table de jeu, une société à double niveau
Lorsque l'on fréquente les sites de théorie rôliste, on ne peut que constater le caractère politique de nombreuses analyses de notre activité favorite. En effet, on nous parle de « contrat social », de « répartition de l'autorité », d'une « micro-société avançant vers un but donné »... Le jeu de rôle serait-il une activité politique par essence ?
Commençons par définir ce qu'est réellement une table de jeu. On y trouve des joueurs, dont souvent un maître de jeu – mais pas toujours – qui dialoguent ensemble. Il s'agit donc d'un groupe d'individus, d'une société dans laquelle chacun a droit à la parole. Le résultat de la conversation est une « fiction vive » à laquelle chacun peut apporter des éléments, mais qui n'est jamais entièrement figée (par opposition à la « fiction fixe » comme on la trouve dans des médias tels que la littérature ou le cinéma, où la fiction ne peut être modifiée). Nous avons donc une société productrice de fiction vive.
Le contenu de cette fiction (le contenu fictionnel malléable) intègre des « personnages-individus », c'est à dire des personnes fictives indéterminées. Il s'agit bien de personnages, car ils ne possèdent pas de volonté propre ; ce n'en est pas moins des individus, car ils agissent selon un libre arbitre (qui est le résultat de la conversation entre les joueurs). Pour peu qu'il y ait plusieurs personnages-individus (ce qui inclut les PNJ), nous sommes en présence d'un second groupe d'individus, et donc d'une seconde société. Cette seconde société, en tant que contenu de la fiction vive, est gouvernée par la première (la table de jeu).
Ainsi donc, la table de jeu est une société qui prend des décisions pour une autre. Remplacez les chips et les jeans troués par du champagne et des costumes hors de prix, et nous voici en plein conseil des ministres.
Partie 1 : Les rapports politiques entre les joueurs
Il s'agit donc de gouverner. Oui, mais comment ? Tout le monde apporte du contenu fictionnel malléable, nous l'avons déjà dit. Mais qui décide quelle partie de ce contenu garder ? Qui a le dernier mot ? Qui, dans cette société qu'est la table de jeu, détient l'autorité ?
Certains diront qu'il s'agit du meneur de jeu. D'autres que cela dépend de quelle partie de la fiction il est question. D'autres qu'il faut se référer au contrat social, ou au livre de règles. En vérité, toutes ces considérations sont secondaires, et découlent uniquement de la considération suivante : à une table de jeu de rôle, tout contenu fictionnel ne peut être adopté qu'au consensus. Il s'agit du principe de Lumpley.
Il suffit que personne ne s'oppose à une proposition pour que le consensus soit établi. L'un des personnages tente d'en violer un autre ? Il y a certainement quelqu'un autour de la table que cela dérange (dans le cas contraire, changez de table). Mais si personne ne dit rien, cela veut dire que tout le monde reconnaît la légitimité de cette action. L'exemple est frappant, mais il permet de tordre le cou à une idée reçue : tout le monde n'a pas besoin d'être d'accord pour qu'il y ait consensus. Celui-ci peut s'obtenir d'innombrables façons.
Il s'agit de faire accepter une proposition à un ensemble de personnes. La première idée qui vient en tête est le contrat social : une sorte de charte, établie avant le début de la séance, qui définit par avance un cadre de légitimité pour les propositions. On peut décider de cette manière que la parole du MJ a force de loi, ou qu'on ne parlera pas de viol durant la séance. Mais réfléchissons un peu plus : combien de fois avez-vous défini clairement le contrat social de votre table de jeu ? Et pourtant, cela ne vous a pas empêché de jouer sans avoir trop de doutes sur la légitimité de vos paroles. La solution ne réside donc pas dans le contrat social, mais dans ce qu'il y a avant tout accord. Elle réside dans l'analyse des rapports de forces.
En effet, en dehors de toute autre considération, il s'agit bien d'une conversation entre des individus qui cherchent à avoir raison. Lorsqu'une proposition crée une opposition, on entre dans une phase de conflit, au cours de laquelle il va falloir faire pencher le rapport de forces d'un côté ou de l'autre. Ce rapport de forces est fonction de l'accord que vous créez autour de la table : plus vous ralliez de personnes à votre cause, plus vous vous rapprochez d'un consensus en votre faveur. Le conflit se termine lorsqu'il n'y a plus d'opposition.
Il s'agit donc de savoir comment faire en sorte de créer un accord autour de sa proposition. Pour cela, il existe mille manières, mais il ne faut pas oublier que le rapport de forces est en partie prédéfini par tout un tas de paramètres. Quelques exemples : vous êtes nouveau à une table où tout le monde est ami depuis des années, les autres joueurs sont fatigués, vous êtes le seul à avoir pensé à amener des chips, vous avez déjà saboté le dernier scénario, vous êtes le meneur de jeu, vous avez foiré votre jet de dé, vous êtes champion local de kick-boxing, il a été dit au début de la partie qu'on ne parlerait pas de viol...
Ainsi, on remarque que la règle stipulant que votre personnage ne peut pas survivre à une chute de cinquante étages n'est en réalité qu'un moyen de créer un rapport de forces prédéfini en cas d'opposition à la proposition « Ton personnage est mort ». Un livre de règle est un recueil de rapport de forces prédéfinis, tout comme le contrat social de la table de jeu. Ce sont ces rapports de forces prédéfinis qui permettent d'éviter le conflit à chaque proposition.
Partie 2 : La fiction vive, laboratoire politique idéal
Nous voici donc revenus en conseil des ministres. Monsieur le Ministre de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche nous a pondu sa dernière ânerie : libéraliser les universités. Après analyse des rapports de forces prédéfinis (qui incluent le fait qu'on avait décidé préalablement que le Ministre de l'Enseignement Supérieur faisait ce qu'il voulait avec les universités), et confrontation avec les derniers réfractaires, le consensus a été créé autour de cette proposition.
Imaginons maintenant que le ministre de l'ESR ait été Roger, vingt-deux ans, le t-shirt maculé de tâches de gras, assis avec ses confrères ministres autour d'une pizza, de feuilles de personnages et de dés à la forme étrange. Sa proposition fait consensus, d'autant plus qu'il a un argument de poids pour faire pencher le rapport de forces : il agit sur une fiction, et ne risque pas de mettre de vraies personnes dans la galère. De son côté, Jean-Eudes, Ministre des Conséquences Vraisemblables (et meneur de jeu à ses heures perdues), lui décrit les conséquences de son action (qui sont à peu près les mêmes qu'un saut en parachute depuis le cinquième étage : le parachute est très peu utilisé). Face à cela, Michel, Ministre de la Jeunesse, décide de donner à son personnage un caractère combatif, ce qui entraîne des manifestations étudiantes un peu partout dans le pays. Jacques, Ministre de l'Intérieur, hésite encore à envoyer les CRS...
Nous voici donc non plus dans une salle de conseil, ni même dans une cave, mais bien dans un laboratoire. Un laboratoire dans lequel il est possible de mener des expériences politiques, puisqu'il s'agit de confronter des réactions humaines. C'est là qu'interviennent nos personnages-individus : avec leurs buts propres et leur libre-arbitre, ils font tendre l'expérience vers une certaine fiabilité.
Si nous nous intéressons un peu plus aux univers de jeu de rôle, il est aisé de se rendre compte d'une chose : l'influence de l'hégémonie culturelle est extrêmement limitée. Ainsi, alors qu'il est communément admis par tout le monde que la magie n'existe pas, il n'est pas rare de croiser des univers dans lesquels elle se manifeste. Et mieux encore : aucun des joueurs ne trouve alors son existence étrange ou improbable. Il en va de même pour les modèles de sociétés présentés, souvent utopiques. En jeu de rôle, toute considération de normalité, de possibilité ou d'impossibilité, est remise en cause, redéfinie selon des critères choisis pour présenter de l'intérêt.
Conclusion :
Il est possible de déduire ce qui définit le jeu de rôle et le différencie de n'importe-quel autre type de jeu. Dans le podcast Les théories du jeu vidéo peuvent-elles s'exporter au jeu de rôle, Romaric Briand dit considérer le jeu vidéo EVE Online comme un jeu de rôle, et sous-entend que la définition du jeu de rôle relèverait du paradoxe sorite. Hors, dans EVE Online, pas plus que dans n'importe-quel autre jeu vidéo, les joueurs ne peuvent prendre la décision de changer les propriétés physiques de l'univers. Celui-ci a été codé, et n'est plus soumis à la volonté des joueurs. À l'inverse, en jeu de rôle, n'importe quelle règle peut être dépassée par les joueurs pour peu qu'ils établissent un consensus dans ce sens (ce que j'appelle « faire la révolution » en jeu de rôle). Il s'agit donc d'un jeu entièrement politique.
Cependant, cette propriété n'est pas spécifique au jeu de rôle, mais s'étend à tous les jeux de société. Ainsi, au Monopoly par exemple, il est tout à fait possible de « faire la révolution » en enlevant, en rajoutant ou en modifiant des règles.
Ce qui est en revanche spécifique au jeu de rôle, c'est cette idée de société fictive dans la fiction vive, qui crée une sorte de mise en abîme politique.
Imaginons un jeu dans lequel les joueurs décrivent les actions d'un unique personnage sur son environnement. Chacun des joueurs a son mot à dire sur le comportement du personnage, ce qui en fait un personnage-individu ; il s'agit bien ici de fiction vive. Cependant, ce jeu-là ne serait pas un jeu de rôle, en ceci que puisqu'il n'y a qu'un seul personnage dans la fiction, il ne forme pas une société.
Nous voici donc avec une nouvelle définition du jeu de rôle : le jeu de rôle est un jeu dans lequel une société composée de joueurs-individus influe sur une société fictive composée de personnages-individus.
Nous avons beaucoup à apprendre du jeu de rôle. Il nous enseigne que toute règle établie peut être dépassée lorsqu'elle ne crée plus de consensus. En créant de la fiction vive, nous créons un cadre dans lequel il est possible d'inventer une nouvelle société et d'évoluer à l'intérieur. En analysant les fondations de la société que constitue une table de jeu de rôle, nous analysons les fondations de toute société. S'il est un loisir politique par essence, il s'agit du jeu de rôle. S'il est un combat que le jeu de rôle permet de mener plus que n'importe quel autre média, c'est celui contre l'hégémonie culturelle. Camarades rôlistes nous avons entre les mains le moyen de rendre les hommes acteurs de leur propre conscientisation.
Je crois qu'il y a de quoi répondre à la question que se posait Romaric dans un podcast Tu veux dire que le jeu de rôle serait de gauche ?