LES ÉNERVÉS DE JUMIÈGES
Sans nerfs et sans parole, dériver sur la Seine, vivre encore, agir sans agir.
Jeu : Inflorenza, héros, salauds et martyrs dans l'enfer forestier de Millevaux
Joué le 09/07/2015 dans un parc public de la ville de Vannes
Personnage : l'étranger
crédit : Évariste-Vital Luminais, domaine public.
Le Théâtre :
Deux personnes ont subi un châtiment à l'abbaye de Jumièges pour un forfait quelconque. On leur a enlevé tous leurs nerfs, un des supplices les plus douloureux qui soit. Ensuite, on les installées dans des fauteuils sur un radeau, avec tout un bric-à-brac, et maintenant ces personnes dérivent sur la Seine, incapables de se mouvoir, de parler ou de ressentir la moindre douleur. Elles ont l'air apaisées sur leur radeau, presque en transe, mais c'est bien la mort qui les attend au bout de leur voyage.
Ce théâtre est très librement inspiré du tableau Les Enervés de Jumièges d'Évariste-Vital Luminais, de la légende du même nom et d'un commentaire lu par ici.
Le personnage :
L'étranger.
Objectif : se venger des gens de Jumièges qui lui ont infligé ce supplice.
Symboles : douleur, eau.
L'histoire :
L'étranger et son frère sont sur le radeau, inertes, autour du bric à brac qui fut jadis leurs possessions matérielles.
Son frère a la tête penchée, il le regarde.
Le radeau glisse sur la Seine. Silence.
L'étranger revit la scène du supplice. C'est son frère qui y est passé en premier. Il voit la grande salle de pierre qui abrite le supplice. Des gens le maintiennent. Son frère est sanglé à une table de pierre et le bourreau lui arrache le premier nerf, un long vaisseau gris qu'il lui retire du bras. Son frère hurle.
La mère supérieure de l'abbaye de Jumièges, Léonore, penchée sur lui. Difficile de donner son âge. Ses yeux sont ardents. Elle lui dit qu'il peut échapper à ce supplice s'il charge son frère. Il lui crache au visage.
L'étranger essaye de se souvenir pourquoi ils ont été suppliciés. Ils étaient de passage à Jumièges avec son frère, et l'étranger à volé quelques babioles, de la nourriture, une boussole... Supplice absurde.
Il revoit son frère, presque au terme de son supplice, son corps n'est plus qu'une carte de sang. Le bourreau ne lui a pas encore enlevé les nerfs du cou, ce qui fait qu'il peut parler. La mère supérieure lui précise qu'ils les feront dériver avec leurs dernières possessions terrestres, conformément aux rites funéraires. Elle lui demande ses dernières volontés. Il répond : "Aller dans l'au-delà après ma mort." Alors la mère supérieure montre la boussole qu'ils ont volée, que l'étranger a volée, car son frère est innocent, il a juste été associé au crime. "Ceci est la boussole que vous avez volée. Elle guide les âmes sur le fleuve des morts. Sans elle, il n'est pas possible d'aller dans l'au-delà. C'est la relique la plus sacrée de Jumièges, c'est à cause de ce vol qu'on vous a suppliciés, il fallait faire un exemple. Je te la confie puisque telles sont tes dernières volontés." Elle met la boussole dans sa main et lui referme les doigts dessus.
L'étranger et son frère dérivent sur la Seine. Brumes. Son frère le regarde. Sa main serre la boussole. Maintenant, ils n'ont plus mal, ils n'ont plus de nerfs.
L'étranger veut trouver de l'aide. Le radeau croise la barque plate d'un jeune coupeur de joncs, un adolescent hirsute. L'étranger appelle à l'aide, par la pensée. Mais il comprend que si le coupeur de joncs monte dans le radeau, il leur volera tout leur bric-à-brac. Alors, il transforme son appel pour en faire une menace. Le jeune est pris de terreur, il abandonne sa barque et part dans la campagne en criant : "Des fantômes ! Des fantômes !"
C'est tous les hommes de son village, le village de Noircy, qui accourent ensuite. Ils tirent des flèches enflammées sur le radeau. Les flammes commencent à lécher leur bric-à-brac. Son frère le regarde.
L'étranger ne veut pas mourir ainsi, sans s'être vengé. Il voit le chef des villageois sur la rive, un homme barbu, au visage... déterminé. Déterminé à tout faire pour la survie de son village, par exemple. Il s'adresse à lui en pensées, il lui explique sa situation, lui demande son aide, lui demande de le venger des gens de Jumièges.
Le chef ordonne alors qu'on aborde le radeau et qu'on y éteigne le feu. On emporte l'étranger et son frère jusqu'au village de Noircy, dans la demeure du chef. On les étend chacun sur un lit, un vieux soigneur les ausculte, un médecin vient à leur chevet, un enfant porte une vasque d'onguent qui dégage une grande vapeur, il y a aussi des pleureuses vêtues de noir, et la femme du chef, et le chef en personne. L'ensemble ressemble moins à un rite de guérison qu'à un rite funéraire.
Le soigneur s'exclame : "Alléluia ! Les gens de l'abbaye de Jumièges ne punissent pas les criminels ! Ils en font des saints ! Ces deux gisants sont des saints !"
Le chef s'adresse à l'étranger en pensées. Retour au moment où le supplice commence, sauf que le temps est figé, et le chef est présent. Son frère est sanglé sur la table, le bourreau lui tient le bras et s'apprêter à commencer le supplice. Le chef explique à l'étranger que s'il accède au secret du supplice, il aura de quoi faire plier Jumièges et tous les autres villages, alors Noircy sera à l'abri de tout danger. Il lui dit : "Avance le temps, que je puisse voir."
L'étranger ne répond rien, pour lui signifier son mépris.
Retour au présent. La salle est emplie de vapeur, les silhouettes des gens de Noircy sont comme des fantômes. L'étranger ne veut pas que les supplices se perpétuent. Il veut en dégoûter les gens de Noircy. Il veut leur projeter des images mentales du supplice, à tous sauf au chef qui serait trop heureux d'ainsi apprendre le secret. Mais il sait que certains en mourront d'effroi. Il voit l'enfant entre lui et son frère, qui porte la vasque. Il voit son frère, son frère qui le regarde, et qui en pensées lui dit une seule chose : "Non.". Il insiste auprès de son frère, et il comprend aussi que chaque revisionnage de la scène du supplice fait renaître toute la douleur dans le corps de son frère. "Non."
Mais le désir de vengeance est le plus fort. L'étranger projette les images mentales du supplice à tous les gens de Noircy excepté le chef. Retour au début du supplice, le bourreau tient le bras de son frère dans une main et son instrument dans l'autre main. D'abord la femme du chef apparaît dans la salle du supplice, médusée. Puis le soigneur, puis le médecin, puis les pleureuses... puis l'enfant à la vasque. Et le temps reprend son cours, le bourreau retire à nouveau le premier nerf, et son frère hurle à nouveau.
Retour au présent. L'enfant à la vasque pousse un léger cri. Il vient de mourir d'une crise cardiaque. La femme du chef se précipite sur lui : c'était leur fils ! Le soigneur s'écrie : "Nous avons fait erreur ! Les gens de Jumièges n'en ont pas fait des saints ! Ils en font des martyrs ! Nous devons punir Jumièges de ce crime atroce !". Le chef balbutie un instant, puis reprend vite la situation à son compte.
Les gens de Jumièges portent les corps des énervés et le corps de l'enfant. Ils montent dans un bateau et placent les énervés sur le pont avant, installés dans des lits, comme des figures de proue. Entre eux deux, ils ont mis le corps de l'enfant. Ils les ont tous trois vêtus de blanc et coiffés de couronnes de lauriers. Il fait nuit, tout le bateau est éclairé de flambeaux.
Ils remontent la Seine et arrivent en vue de Jumièges. Le clan de Jumièges se limite à l'enceinte de l'abbaye, mais celle-ci est devenu une construction baroque, immense, boursouflée de clochers, de flèches, de tours et de gargouilles. Elle brille dans la nuit comme un brasier par les milles feux allumés derrière ses vitraux, et se reflète dans le fleuve.
L'étranger veut que l'attaque soit une réussite. Il envoie aux gens de Noircy des flashes de son cheminement dans l'abbaye, de l'entrée secrète jusqu'à l'accès à la chambre de la Mère Supérieure où il a volé la boussole. Il dévoile ainsi la raison de son supplice, mais à ce stade çà n'a plus guère d'importance.
Le soigneur insiste pour qu'on porte les corps des trois martyrs pendant l'assaut, comme des étendards sacrés. Alors la femme du chef sangle le corps du frère sur son dos ; le frère regarde toujours l'étranger, le chef sangle le corps de l'étranger sur son dos, et le soigneur sangle le corps de l'enfant sur son dos.
Les gens de Noircy, grâce aux indications de l'étranger, déjouent facilement la vigilance des gardes et tuent tous ceux qu'ils trouvent sur leur passage. Ils parviennent à la salle du supplice. Ils y trouvent la Mère Supérieure, nue, et l'une de ses plus jeunes novices, nue, qui lavent la salle des supplices à grande eau. La salle est pleine de vapeur. On comprend qu'elle purifient la salle, mais qu'elles se purifient elle-mêmes. La novice n'a pas pris part au supplice, mais elle prend part au rituel de purification. On peut comprendre que le supplice est un mal nécessaire pour maintenir l'ordre, mais que les gens de Jumièges ont besoin de se repentir après avoir fait subir un châtiment.
"Non", fait le frère.
Mais les gens de Noircy ne l'entendent pas de cette oreille. La femme du chef court vers la Mère Supérieure avec son couteau, le chef court vers la novice. L'étranger lui intime en pensées : "Épargne les femmes et les enfants !".
De nouveau le début de la scène du supplice. Le chef tourne autour du frère. "Donne-moi le secret du supplice et j'épargne les enfants. Refuse-le et je couvrirai ton corps du sang des nouveaux-nés de Jumièges."
L'étranger se mure dans le silence.
Retour au présent. La novice crie. Le chef l'égorge, son cri se mue en bruit bulleux. Il porte le corps de la novice, et frotte la tête de sa novice, qui s'en détache presque, contre le visage de l'étranger, puis lève le corps de la novice bien haut et asperge de son sang le dos de l'étranger, pour bien signifier qu'il associe l'étranger à ce meurtre, et de même sa femme fait avec la Mère Supérieure, et on asperge de son sang le corps du frère.
"Au nom de nos martyrs, tuez les gens de Jumièges jusqu'au dernier ! Cette lignée maudite doit disparaître ! Qu'on baigne nos martyrs dans le sang de leurs nouveaux-nés !", ordonne le chef.
Mais l'étranger n'en démord pas. Il veut que les gens de Noircy s'arrêtent là, quitte à ce que lui en coûte beaucoup. Il envoie aux gens de Noircy des flashs du passé, du meilleur moment qu'il a pu passer à Jumièges, du moment qui prouve que les gens de Jumièges ne sont pas si cruels qu'on le croit.
Une scène de banquet. L'étranger et son frère viennent d'arriver à Jumièges en loques. La Mère Supérieure, au nom de l'asile dû aux indigents, leur a donné des vêtements frais et les a invités au banquet. Un par un, les gens de Noircy apparaissent dans la scène, ils peuvent même interroger les gens de Jumièges. La Mère Supérieure leur explique que le supplice est un mal nécessaire pour protéger une relique des plus sacrées, une relique qui permet le repos des morts. L'étranger et son frère sont côte à côte à une table de banquet. L'étranger regarde la Mère Supérieure, il regarde la boussole montée en sautoir à son cou. Son frère, à ses côtés, lui prend la main, le regarde et lui dit : "Non...".
Les derniers gardes de Jumièges font irruption dans la salle des supplices. Mais avant qu'un ultime combat n'éclate, le chef implore un temps de parole, et explique toute l'histoire. On conclut une armistice. Mais pour calmer les esprits, il faut procéder à un sacrifice, châtier un coupable. On se met vite d'accord pour égorger l'étranger et son frère.
Le chef s'approche du frère avec son couteau à la main. L'étranger, obligé de regarder, ne peut pas en perdre une miette. Avant d'opérer au sacrifice, le chef jette un sourire mauvais vers l'étranger.
Il écarte les doigts du frère.
Et en retire la boussole.
Règles utilisées :
Inflorenza minima (pas de matériel, pas de chiffres, pas de hasard) en mode Carte Blanche (le Confident contrôle le décor et les figurants).
Commentaires sur le jeu :
Déjà, très heureux de tester ce théâtre, qui me trottait dans la tête depuis bien longtemps. Je n'avais qu'une heure devant moi pour jouer, et ce théâtre bref, joué en Inflorenza minima, était idéal. Le défi était de faire du jeu avec une situation de départ très compliquée : des personnages incapables de bouger ou de s'exprimer. J'avais plusieurs atouts dans ma manche pour en faire un bon moment de jeu : les personnages ont des pouvoirs télépathiques, ils peuvent a priori tout tenter, on peut jouer dans le passé, dans le futur et dans les rêves (et on aurait également pu jouer dans l'au-delà).
J'ai reformulé le principe de l'as de pique, en principe d'aggravation supplémentaire de la situation : si un personnage aggrave volontairement sa situation, il gagne un pouvoir qui lui permettra plus tard d'obtenir ce qu'il veut sans payer le prix. L'étranger l'a utilisé quand il appelé le coupeur de joncs à l'aide : il a aggravé sa situation en lui faisant peur. J'ai appliqué une conséquence que je ne lui avais pas expliqué à l'avance (et je pense que c'est une erreur de ma part) : le coupeur de joncs alerte les gens de Noircy qui tirent des flèches enflammées sur le radeau. Cela a amené l'étranger a utiliser son pouvoir pour inverser la situation (apitoyer les gens de Noircy pour qu'ils les ramènent sur la rive). Ludiquement, c'était un peu faible. Si j'avais informé l'étranger des conséquences totales de l'aggravation (fuite du coupeur de joncs + tir de flèches enflammées sur le radeau), il aurait sans doute choisi une autre option.
J'ai proposé au joueur le choix entre Carte Blanche et Carte Rouge (on aurait joué tous les deux un personnage, et contrôlé décors et figurants à tour de rôle, en même temps que notre personnage), le joueur a préféré Carte Blanche car il préfère se cantonner à l'incarnation de son personnage. En débriefing, il m'a avoué avoir manqué de bases sur ce qu'il pouvait faire et ne pas faire. Peut-être ça aurait moins manqué si on avait joué sur un temps moins limité, si je lui avais demandé ses attentes en début de partie, ce que j'ai omis de faire, bref si on avait fait un point à la première difficulté. Au lieu de ça, on a joué une heure d'affilée sans méta-jeu, vu qu'à ce stade d'intégration dans la fiction, même le système de résolution n'est plus du méta-jeu, tout au plus est-il une énumération d'issues possibles, une partie du maelstrom en sorte..
Le joueur m'a expliqué qu'en jeu de rôle, il attendait aujourd'hui que les choses soient bien cadrées pour lui, qu'il ait une bonne vision des possibilités des personnages et des possibilités de l'univers. Autrement dit, l'ouverture d'Inflorenza ne pouvait guère lui convenir. Il est possible de fermer Inflorenza, en employant des théâtres détaillés, en jouant Carte Blanche, en interdisant les pouvoirs surnaturels aux personnages, mais ici le théâtre était flou et les pouvoirs surnaturels autorisés. Je réalise qu'il aurait pu être davantage client de mes scénarios pour Millevaux Sombre les plus cadrés. Un autre joueur a employé à plusieurs reprises le terme de "vertigineuse liberté" pour décrire le désarroi qu'il éprouvait devant l'ouverture de certains de mes jeux (Arbre, Inflorenza).
J'ai été pour ma part satisfait de la séance, mais j'ai bien ressenti que le joueur bloquait sur pas mal de choses, qu'il aurait pu être plus pro-actif, qu'au final j'ai guidé la fiction plus encore que ce qu'il aurait désiré, puisqu'en quelque sorte, tout ce qui lui restait c'était sa volonté. Certes, sa volonté a énormément guidé la fiction, ça a guidé de A à Z la composition et l'attitude des décors et figurants, mais je ne suis pas certain que pour le joueur c'était visible. Bref, pour moi les contraintes étaient bien visibles et fertiles (le joueur veut telle chose et je m'adapte en conséquence), pour le joueur c'était autre chose, peut-être suis-je le seul à m'être amusé pendant cette partie. De même, si les allers et retours passé-présent étaient déjà audacieux, je sens qu'on aurait pu aller beaucoup plus loin, introduire des scènes de rêve, de futur, d'au-delà. Mais il eut fallu que le joueur procède à des appels de scène, soit ouvert à ce genre d'expérimentation, ou tout simplement les considère possibles, et il n'avait pas les clés pour cela.
J'en reviens à la conclusion suivante : c'est important, en début de partie, de demander les attentes des joueurs. Cela peut permettre de bouger certains curseurs de la partie pour que ça se passe mieux. En revanche, cela ne saurait être suffisant. C'est impossible pour un joueur de pouvoir énumérer la totalité de ses attentes, d'autant plus quand on lui propose une expérience aux antipodes de ses sentiers battus. L'harmonisation est l'affaire de plusieurs parties, confort que je peux rarement m'offrir. J'ai beaucoup joué avec ce joueur, mais c'était il y a des années, sur des propositions ludiques bien différentes de celles que j'explore aujourd'hui. L'harmonisation était complètement à refaire, car lui comme moi avions évolué dans nos goûts.
Ce joueur est très investi dans le théâtre d'improvisation, nous avons ensuite échangé là-dessus. Je m'étonnais que l'ouverture le dérange, vu sa pratique du théâtre d'improvisation. Il m'a expliqué qu'en théâtre d'improvisation, il appréciait aussi avoir un certain cadre, les impros trop ouvertes, ou chacun disait toujours oui, avaient tendance à virer au gonzo selon lui, et l'empêchaient de construire une histoire intéressante. Une réflexion à confronter aux vues croisées jeu de rôle-impro d'Eugénie sur le blog Je ne suis pas MJ mais, pour ce qu'elles ont de différentes et de complémentaire.