Thomas je te remercie très chaleureusement pour ton sujet qui tombe à pique. Cela fait quelques temps que j'ai en tête un ensemble de critiques, souvent générales, envers nos approches théoriques du JDR. Alors que j'essaye d'écrire un message pour les formuler je me rends compte que mes textes sont soit trop hargneux, soit trop alambiqués. J'ai l'impression que ta réflexion sur le langage m'offre un angle d'approche (et d'attaque) qui débloque pas mal de trucs.
Gros message de ma part en perspective.Dans
un article fameux (le site propose une traduction du texte en français que je n'aime pas beaucoup mais permet d'avoir accès à l'ensemble du texte) George Orwell articule une critique virulente de certains usages du langage (anglais) notamment le fait de recourir très fréquemment à du jargon et à des expressions toutes-faites ("ready made"). Sa charge s'adressait sans doute à certains partis de gauche anglaise de son époque mais, à le relire, on pourrait croire qu'il l'a écrit après avoir passé trop de temps à lire The Forge.
Je traduis (mal) un passage
Un auteur consciencieux va, pour chacune des phrases qu'il écrit, se poser au moins quatre questions : 1) Que cherché-je à dire ? 2) Quels mots vont me permettre de l'exprimer ? Quelle image clarifiera ma pensée ? 4) Cette image est-elle suffisamment évocatrice pour produire un effet ? [...]Mais vous n'êtes pas obligé de vous donner autant de peine. Vous pouvez zapper cette étape en vous contentant de laisser votre esprit fonctionner tout seul et en laissant les phrases toutes-faites venir à vous. Elles vont alors construire vos phrases à votre place, allant parfois jusqu'à penser à votre place. Au besoin elle vous rendrons un grand service en dissimulant la signification réelle de vos propos aux autres et à vous même.
1)
Application au jargon du LNSMon tacle envers The Forge peut sembler gratuit mais, à la lecture, le parallèle m'a semblé évident. Plus spécifiquement il m'a permis de comprendre des critiques que je pensais être de mauvaises foi envers le LNS.
Pour rappel la théorie LNS commence par décomposer les attitudes vis à vis du jeu en trois agendas créatifs (ludisme, narrativisme, simulationisme). Elle propose donc les définitions de trois concepts qui permettent de partitionner les pratiques de jeu.
Mais la théorie ajoute une conséquence de ces concepts : la notion de partie
dysfonctionnelle qui nait de la coexistence de deux agendas créatifs différents à la table de jeu.
C'est cette notion de partie
dysfonctionnelle qui choque le plus souvent.
A première vue le concept joue un rôle différent du trio de définitions (LNS). Là où les trois mots permettant de désigner les agendas créatifs ne semblent être que des définitions permettant de décomposer le réel, la notion de dysfonctionnalité est une prise de position ("mélanger narrativisme+ludisme"=>problème).
J'ai longtemps pensé qu'on pouvait sans souci écarter la notion de dysfonctionnalité (que je ne trouve pas systématiquement cohérente avec mon expérience empirique des parties de JDR) et ne conserver que les définitions du trio LNS.
En fait, quand on y réfléchit, utiliser les termes LNS pour décrire les pratiques est déjà une prise de position. C'est supposer qu'il est possible de séparer les pratiques et de tracer une limite entre le simulationisme et le narrativisme. C'est aussi supposer que tout rapport au jeu peut-être qualifié avec l'un des trois termes.
On comprend d'ailleurs mieux la notion de dysfonctionnalité qui découle logiquement de l'acceptation des définitions LNS. Si on accepte que le rapport du joueur au jeu ne peut pas être ludiste ET narrativiste (et donc si on accepte les définitions), on conclu automatiquement qu'il y a problème, dysfonctionnalité quand on cherche à mélanger les logiques de jeu.
Accepter de rajouter trois mots de jargon à son vocabulaire, opération qui peut sembler neutre du point de vue de la pensée, sans en questionner les présupposés c'est accepter un ensemble de conclusions qui en découlent. On tire des conclusions concrètes à partir d'opérations sur le langage que l'on ne contrôle pas empiriquement.
2)
Des jargons qui embrouillentIl me semble que, Thomas, tu as conscience de ce risque de glissement dans l'entretien qui tu as accordé à Ludologies. Après avoir exposé ta classification des expériences ludiques, tu concèdes parfois (je n'ai plus les passages précis en tête) que les termes sont parfois flous ce qui limite la portée de ma critique.
C'est un problème systématique de la volonté de classifier les pratiques (et donc de mettre des mots sur diverse facettes de nos expériences de jeu) : on les segmente ce qui revient à projeter par le langage un ensemble de présupposés (par exemple sur l'opposition du game et du play, sur la notion de "défendre les intérêt du personnage").
A l'inverse on gagnerait à se lancer dans une défense des mots flous (en tous cas qui couvrent un vaste champ) qui charrient derrière eux moins de présupposés théoriques. Nous sommes régulièrement coupables de faire un procès outré au mot de
scénario dont l'usage serait la preuve d'une incompréhension des potentialités de nos médium (alors que l'étude de ce qui est présenté comme un scénario par les rôlistes montre l’extrême malléabilité du terme).
Régulièrement on entend l'argument comme quoi il faudrait refaire une analyse lexicographique des expressions que nous utilisons. Par exemple Vivien, comme d'autres, nous expliquait que certains JDR n'étaient pas des
jeux (sous entendu "il faut normaliser le JDR en s'assurant qu'il ne franchit pas les limites que lui imposent sa définition"...même si son article suivant revenait sur ). C'est ce dernier point qui amène l'expression de
story-games dont j'ai déjà dénoncé ici le caractère à la fois inutile et nuisible, exemple typique de l'expression toute faite qui
pense à notre place (et
écrit de mauvais jeux à notre place).
Par contre la réaction d'Eugénie au concept de
maëlstrom dans
cet article est beaucoup plus constructive. Elle identifie dans le terme de maëlstrom le présupposé qu'on peut analyser la partie du JDR en insistant sur le caractère contradictoire des représentations mentales entre les intervenants.
En admettant qu'elle est en partie
en désaccord avec la définition, elle entreprend de penser la notion en négatif (donc en la détournant) en se demandant comment limiter ou supprimer cet aspect contradictoire.
3)
Des mots pour ne pas le direAutre problème : le jargon fait régulièrement office de voile qui nous masque divers sujets de conversations pourtant intéressants.
Déjà parce qu'il agit comme une barrière à l'entrée, tout le monde ayant ses propres définitions on se retrouve à ne communiquer avec personne. De fait on voit beaucoup d'articles et peu de discussions.
Mais la création de définition amènent à systématiquement esquiver certains sujets de conversation, jugés trop complexes, en zoomant dessus jusqu'à ne plus en parler.
Ainsi les débats sur l'immersion, terme pourtant courant, sont systématiquement avortés car le concept est considéré comme flou (en réalité ce qui le rend complexe c'est qu'il nécessite la prise en compte des ressentis de plusieurs joueurs et donc de discuter avant de théoriser). On préfère parler de sujets beaucoup plus précis (et au fond à ne plus parler d'immersion).
Dans un autre domaine cela m'évoque l'ouvrage sur le jeu vidéo du game-designer Raph Kostet,
A Theory of Fun. Il y définit le fun vidéoludique comme le fait d'apprendre des choses sans avoir d'enjeux (il reconnait que d'autres choses produisent du plaisir au joueur de jeu vidéo, notamment l’expérience esthétique mais préfère ne pas l'inclure dans sa définition du fun parce qu'il ne s'agit, selon lui, pas d'une spécificité du jeu vidéo).
Là encore on part d'un sujet ambitieux et complexe mais on le redéfinit en zoomant sur un aspect très spécifique...au final on n'en parle plus.