L’origine de ce jeu est assez dingue : il y a un an ou deux, je lançais sur un réseau social une boutade à propos d’un JdR comédie-musicale. Et quand le thème du Game Chef 2015 a été rendu public, ça m’a donné envie d’essayer sérieusement (un JdR pour un public différent : des chanteurs et amateurs de chant), l’idée ayant lentement mûri dans ma tête entre temps.
N’y croyant qu’à moitié a priori. J’ai tout fait pour que l’exercice du chant en JdR soit plutôt détendu, que ça ne soit pas une compétition, comme Sea Dracula avec la danse. Le résultat est au delà de mes espérances. Bien entendu, il faut jouer avec les bonnes personnes et là-dessus, le concours m’a décomplexé.
Pourquoi des histoires d’orphelins et d’enfants/ados maltraités ? J’ai toujours aimé les histoires d’orphelins à l’époque victorienne, ça a une résonance particulière pour moi que je ne saurais expliquer (je ne suis pas orphelin, et je n’ai pas été maltraité dans mon enfance).
En revanche, depuis que je suis papa, les violences faites aux enfants m’insupportent, y compris dans les fictions. Mes amis avec qui je joue connaissent très bien mes limites : pas de violence aux enfants. Je me souviens d’un épisode des Experts qui m’avait bouleversé, avec l’histoire du meurtre d’une gamine par un pédophile dans un parc de jeux. C’était la goutte d’eau.
Du coup, pourquoi écrire un jeu où des adultes maltraitent des enfants ? C’est un moyen de me confronter à ces peurs et de les dompter. De plus, j’ai beau détester les fictions dans lesquelles les enfants sont des victimes, j’adore les fictions dont les héros sont des enfants maltraités et qui se battent pour échapper à leur condition. Allez comprendre pourquoi… Oliver Twist, Les désastreuses aventures des orphelins Baudelaire, Harry Potter, Matilda, Le labyrinthe de Pan, la série Shameless… sans doute parce que c’est cathartique (contrairement aux Experts, qui cherchent juste à faire peur dans le but de vanter les mérites des forces de l’ordre étasuniennes).
Et c’est incroyable ce que la littérature et le cinéma du monde entier sont riches en fictions de ce genre. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai vu Mustang au cinéma, un film turc. Eh bien c’était exactement dans les thématiques de mon jeu !
Pourquoi mêler histoires d’orphelins maltraités et comédie musicale dans un même jeu ? Parce que ce genre d’histoires pouvant avoir leur lot de pathos, c’est parfait pour y greffer du chant et exprimer toutes sortes d’émotions enfouies.
Avec Gaël et Jérôme, nous avons donc testé le jeu par Hangouts dimanche et ce fut une partie franchement marquante.
La fiction :
Scène #1 : En rentrant de l’école, Carlotta et Zoey Thomsen découvrent que leurs parents adoptifs sont absents. Un inspecteur de police et ami de la famille vient leur apprendre l’horrible nouvelle : ils sont morts poignardés lors d’un racket qui a mal tourné.
L’inspecteur les conduit dans l’orphelinat tenu par une de leurs tantes inconnue : Clémence Thomsen.
Cette dernière se montre aimable, mais ce n’est qu’une attitude de surface pour ne pas éveiller les soupçons de l’inspecteur Johnson quant à son caractère exécrable, mais dès que celui-ci a le dos tourné, elle dit d’une manière sèche aux filles qu’elles ne bénéficieront d’aucun traitement de faveur, nièces ou pas nièces.
Scène #2 : Elle les conduit dans leur chambre où se tient une certaine Lili. Rapidement, un attroupement de pensionnaires vient les dévisager. L’une d’elles, Élise, s’avance et leur propose de devenir amie, d’une manière fausse. Carlotta, effrontée la provoque et Élise finit par se moquer d’elle, provoquant les rires des autres orphelines.
Scène #3 : Alors que les deux sœurs nettoient le grenier, la directrice-leur tante les appelle. Dans le couloir, Élise a un coquard et les vêtements déchirés. Elle accuse Zoey de l’avoir agressée. La directrice tire Zoey par l’oreille et lui flanque des coups de cravache en guise de punition. Carlotta tente de s’interposer (conflit), mais la directrice la bouscule d’un revers de manche et conduit sa sœur jusque dans la cave, grouillante de vermine, où elle l’enferme à double tour.
Scène #4 : Alors qu’elle écope d’un doublement de ses corvées, Carlotta voit Lili s’approcher d’elle en cuisine et lui donner un muffin pour sa sœur qui doit mourir de faim. Carlotta se rend à la porte de la cave et glisse des morceaux du gâteau sous la porte. Jérôme (Zoey) chante sa première chanson sous forme de slam (en faisant rimer toutes ses paroles, s’il vous plaît), dans laquelle elle apprend à sa sœur que son rêve le plus cher est de partir loin d’ici.
Chaque chanson avec révélation d’un truc que le personnage aurait préféré garder secret, apporte un dé de plus pour avancer vers la victoire.
Scène #5 : L’inspecteur Johnson vient rendre visite à l’orphelinat et voir comment s’acclimatent les sœurs Thomsen. La directrice le reçoit de façon affable, mais Carlotta sort de la cuisine pour lui dire que sa sœur est enfermée dans la cave depuis deux jours. La directrice la fusille du regard. Et Gaël entonne une chanson en s’accompagnant à la guitare, dans laquelle Carlotta avoue (en mentant) que c’est elle qui a tabassé Élise et qu'elle veut prendre la place de sa sœur dans la cave. Mais l’inspecteur semble trop légèrement préoccupé par la nouvelle et finit par s’en aller, car il a une affaire urgente. La directrice descend à la cave, déverrouille la porte, fait sortit Zoey et pousse Carlotta à l’intérieur.
La directrice s’éloigne, mais Zoey la surprend en train de chanter (c’est donc moi qui chante, accompagné à la guitare), que la directrice aime depuis de longues années l’inspecteur Johnson, mais que cela la fait souffrir.
Scène #6 : Lili propose à Carlotta de faire le mur pour retrouver les garçons du pensionnat voisin. Elles escaladent le mur d’enceinte, puis la fenêtre du bâtiment pour rejoindre les garçons et jouer à des jeux d’adolescents. Cette scène était cadrée par Jérôme pour Gaël. En tant que MJ, je n’avais pour seul droit que de poser des questions pernicieuses aux joueurs, comme : “qu’est-ce que tu as perdu en route sans t’en rendre compte ?” et Gaël de me répondre : mon écharpe rouge s’est accrochée à l’arbre que nous avons escaladé.
Puis, une fois dans le dortoir des garçons, je demande : “quelqu’un vous surprend-il ?” et Jérôme d’annoncer des bruits de pas : ceux du gardien. Carlotta enfile une veste et un béret de garçon, Lili se dissimule sous le lit. Là le gardien entre et leur demande pourquoi ils ne dorment pas encore. Il tord le bras de Bryan, le garçon avec qui Carlotta s’entendait si bien, puis celui de Carlotta, la prenant pour un garçon. Après les avoir maltraités, il s’en va et Carlotta et Lili rentrent à l’orphelinat.
Scène #7 : Un lieutenant de la marine discute en tête à tête avec la directrice et lui apprend que les véritables parents des sœurs Thomsen seraient vivants en Amérique. Zoey apprend la nouvelle et s’en va la raconter à sa sœur.
Scène #8 : Les deux sœurs discutent de leurs projets en compagnie de Lili. Jérôme slamme à nouveau sur son besoin de partir au loin pour retrouver leurs parents (le rêve brisé de Carlotta est de savoir qui sont ses vrais parents et celui de Zoey est de partir loin d’ici). Il n’a pas introduit de nouvelle révélation et a juste chanté pour le plaisir et pour exprimer les sentiments de son personnage. Lili leur dit que comme elles ont la chance d’avoir des parents encore en vie, elles doivent s’enfuir d’ici, elle les aidera. S’enfuir ? Mais pour aller où ? Elles n’ont même pas d’adresse où les chercher...
Scène #9 : Un homme ventripotent entre dans la cour de l’orphelinat, il s’adresse à Élise et lui montre un bout d’étoffe. Élise désigne Carlotta. L’homme la pousse dans un coin de la cour et la menace car il sait, à cause de son écharpe, qu’elle est entrée clandestinement dans le dortoir des garçons. Carlotta lui dit avec malice qu’elle sent le parfum de la cuisinière sur lui et qu’elle peut le faire savoir. L’homme se calme, lui jette son écharpe et s’en va sans demander son reste, embarrassé.
Scène #10 : À la venue de l’inspecteur, les sœurs lui avouent les sentiments que la directrice éprouve pour lui. Le but est d’occuper suffisamment le tyran pour pouvoir se faire la malle.
Gaël chante la chanson Runaway de Linkin Park version ballade guitare-chant, en anglais. Les paroles collant parfaitement à la situation. Pas de révélation, juste pour le plaisir et exprimer le sentiment de son personnage.
Les deux sœurs, aidées par Lili décident donc de s’enfuir ce matin-là. Mais Élise les surprend et se presse d’aller chercher la directrice. Mais Zoey la convainc de s’évader plutôt avec elles. Après hésitation, Élise accepte.
Fin de la partie.
Commentaires
- Tout d’abord, les moments chantés étaient formidables. J’ai été surpris par la qualité de leurs performances et ça créait une émotion et une intensité toute particulière.
Le chant permet d’augmenter ses chances d’obtenir la fin que l’on souhaite à la fin. C’est donc un bonus. Mais pour obtenir ce bonus, il y a une contrainte : le joueur doit révéler quelque chose de son personnage qu’il aurait préféré garder secret (si ça vous fait penser à quelque chose, j’ai piqué cette idée de l’épisode comédie-musicale de Buffy : Once More with Feeling).
Ça a beaucoup apporté à la partie. - Les situations jouées étaient plutôt prenantes et le rapport de force en faveur du MJ s’est bien senti sans être écrasant. J’ai pris un malin plaisir à jouer des personnages détestables et à poser des questions pernicieuses dans les scènes cadrées par les joueurs.
- Le jeu fonctionne par un découpage par scène. Quand les joueurs gagnent un conflit ou chantent, ils ont le droit de décider de la prochaine scène (parmi une liste) et de la cadrer.
Sinon, c’est le MJ qui choisit et cadre la prochaine scène. - En gagnant des conflits et en chantant, les joueurs et le MJ gagnent des points de progression. La règle au début de la partie était : le premier, des joueurs ou du MJ, à atteindre un score donné gagne la partie et peut en raconter l’épilogue. Mais ce genre de technique est insatisfaisant : quand survient la fin, il y a toujours des choses que l’on n’a pas réglées dans l’histoire et la fin tombe comme un cheveu sur la soupe. Du coup, on l’a abandonnée en cours de partie pour finir au moment où c’était le plus cohérent.
Actuellement, je n’ai pas encore de réponse sur comment faire pour que la fin arrive “naturellement” pour clore l’histoire, tout en étant un véritable enjeu de la partie.
Votre aide est bienvenue sur ce point (je sais que plusieurs personnes sur ce forum sont assez critiques quand aux jeux dont la fin est structurée mécaniquement : S/Lay w/Me, Breaking the Ice, etc.) et leur point de vue m'intéresse tout particulièrement.
Mais sans une structure et enjeux forts sur l’issue de la partie, on a éprouvé une baisse de l’intensité de la partie vers la fin au lieu d’une montée en puissance.
L’idée qui m’est venue est de permettre aux joueurs de dépenser des points de “progression” gagnés pendant la partie pour pouvoir raconter une scène dans laquelle ils progressent vers leurs objectifs (à savoir, réaliser leurs rêves brisés et échapper à leur condition et à l’adulte qui les maltraite). Au bout d’un certain nombre de points dépensés, ils peuvent raconter l’épilogue (c’est grosso modo le fonctionnement des points de Désir dans Monostatos pour atteindre son objectif). Du coup, au lieu de faire décider la mécanique à la place des joueurs, je laisse les joueurs décider du moment où ils mettent un point final tout en les empêchant de le faire trop tôt. De plus, je marque une progression vers la résolution de l’histoire, au lieu d’une fin qui tombe tout d’un coup… Je ne sais pas si ça peut fonctionner dans ce jeu, il faudra que je teste.
Du coup, je me pose une question (vous n’avez pas besoin d’y répondre, je me la pose à moi-même) : faut-il qu’à la manière de Prosopopée, les joueurs gagnent forcément à la fin ? Ou faut-il que le MJ puisse gagner et terminer l’histoire sur une note tragique ? La plupart de mes références (presque toutes), tendraient vers la première solution, mais j’aurais l’impression de ne pas aller jusqu’au bout de mon projet si je faisais ce choix (garantir une fin heureuse, c’est un peu de la triche, non ? Ça marche dans un jeu contemplatif, mais Orphans’ Rhapsody c’est un drame bon sang !) et la deuxième m’attire plus (Oliver Twist souffre d’autant plus qu’il ne sait pas s’il sortira un jour de son calvaire. Le lecteur, lui en revanche, se doute que ça se finira bien), bien que possiblement déconcertante d’un point de vue moral…
*Le titre de ce fil est inspiré du film d'Alfonso Cuaron A Little Princess, basé sur le roman éponyme qui inspira notamment l'horrible dessin animé Princesse Sarah, qui m'a beaucoup influencé, de façon involontaire, dans la création de ce jeu et auquel ressemblait beaucoup cette partie (Gaël m'a dit à la fin : c'est cool, tu as créé A Little Princess-RPG, ça m'évitera d'avoir à le faire).