La relation entre les règles et l'aventure, c'est la philosophie du jeu.
Comment trouver plaisir et liberté à jouer avec cette philosophie ? Chaque jeu est un monde imaginaire. Et chaque monde imaginaire possède une philosophie, une morale, un récit.
C'est une chose à assumer.
Faut-il annoncer aux joueuses la nature de ces interactions ou en faire une boîte noire ? Tout dépend de l'expérience qu'on veut proposer. Une philosophie annoncée d'emblée favorise un jeu intense en bonne intelligence. Une philosophie qu'il faut découvrir en jouant favorise un jeu profond, avec de l'apprentissage, mais peut conduire au sentiment que le jeu nous a trompé.
Parfois, l'interaction entre les règles et l'aventure semble étrange, incomplète. C'est parfois une erreur de la part de l'autrice, c'est bien plus souvent volontaire, car c'est dans ces interactions que réside la philosophie du jeu.
Dans
Les Légendes de la Garde, si une souris utilise ses traits personnels en sa défaveur pendant la mission, elle bénéficiera de temps supplémentaires pour prendre des initiatives durant son temps libre.
[en acceptant un malus lié à un de ses traits pendant le tour du MJ, la souris gagne une case de temps d'action supplémentaire pendant le tour des joueuses]. La philosophie : Quand une souris accepte de prendre des risques en défendant la cause commune, le destin l'en récompense en lui offrant de nouvelles opportunités.
Dans
Prosopopée, les personnages résolvent plus facilement les problèmes des communautés s'ils ont fait des choses belles ou poignantes par le passé, ou qu'il s'est passé des choses belles ou poignantes autour d'eux.
[quand la joueuse décrit une action de son personnage ou une situation qui est belle, les autres joueuses peuvent lui donner des jetons qu'elle pourra reconvertir en dés lors d'une future action de résolution d'un problème.] La philosophie : la beauté est source d'illumination.
Dans
Mars Colony, quand un personnage entreprend une action pour résoudre un problème de sa colonie, le problème se résout ou ne se résout pas, mais on ignore quelle part a pris également le personnage.
[Quand le personnage entreprend une action pour résoudre un problème, il gagne le droit de lancer un dé, mais ne peut obtenir aucun bonus ou malus pour influer le résultat, quelque soit la qualité de l'action entreprise.]La philosophie : Les systèmes sociaux sont si complexes qu'il est impossible de déterminer quel impact une seule personne peut avoir sur eux. En revanche, chaque initiative personnelle peut enclencher la machinerie sociale.
Dans
Inflorenza, quand un personnage entreprend une action, il peut réussir et échouer mais aussi subir et faire subir un train de conséquences étranges et poétiques, positives comme négatives.
[Le jet de dé dit si on réussit ou si on échoue, mais il peut aussi annoncer des sacrifices : pertes de ressources, ou des puissances (bienfaits collatéraux) et des souffrances (dommages collatéraux) liés à un thème tiré au hasard. Ainsi, si on tue un vampire et qu'on reçoit une souffrance en Nature, peut-être que le vampire nous a blessé et qu'une rose pousse dans notre blessure)].La philosophie : Le monde est profondément magique et interdépendant. Chaque action peut avoir des conséquences aussi brutales qu'étonnantes.
Dans
Inflorenza Minima, quand un personnage veut réussir quelque chose d'important, il se voit toujours dans une situation où il doit payer cher sa réussite ou renoncer.
[Quand une joueuse annonce qu'elle veut tenter une action importante pour son personnage, n'importe laquelle, la meneuse de jeu annonce un prix à payer. Si le personnage accepte de payer le prix, il réussit. Sinon, il doit renoncer définitivement.]La philosophie : dans un monde gouverné par une magie tragique, tout est possible à condition de faire des sacrifices en échange, et rien d'important ne s'accomplit sans sacrifice.
Ces philosophies sont à prendre où à laisser. Parfois, elles nous paraissent illogiques et nous sortons du jeu.
Toute philosophie de jeu peut laisser une frustration, parce qu'aucun jeu ne peut émuler la finesse de causalité du monde réel, et donc un jeu choisit de se concentrer sur certaines interactions, en suivant non pas une logique de réalisme (car la réalité est complexe, peut être interprétée de mille façons différentes), mais une philosophie.
Pour aller plus loin :Le positionnement, qu'est-ce que c'est ?, par Frédéric Sintes
Le réalisme est une chimère, par Frédéric Sintes.
Toute philosophie de jeu apporte son lot de frustration, parce que tout jeu repose sur une contrainte.
Le plaisir de jeu naît quand nous acceptons d'épouser ces contraintes. Quand nous arrêtons de refuser les contours du cadre pour voir ce que ça fait de se mouvoir à l'intérieur.
La philosophie d'un jeu, c'est au départ l'intention d'une autrice, puis c'est ce que font vraiment les règles, et enfin c'est comment les joueuses utilisent ces règles. L'autrice doit lâcher prise de cette dernière étape.
L'autrice est là pour poser des questions, les joueuses pour apporter des réponses. Qu'elle se mêle de donner directement les réponses et ça n'est plus un jeu.
Tout jeu a une philosophie. Y compris les gens que leurs autrices pensent avoir raté. Sans philosophie, il n'y a ni règles ni aventure.
Finissons avec deux jeux avec des philosophies radicales et voyons comment trouver plaisir et liberté à y incarner un personnage.Dans
Perfect Unrevised, on joue des dissidents dans une Angleterre victorienne totalitaire. Le jeu se découpe en cycles. D'abord, notre personnage commet un crime, ensuite il est arrêté par la police qui le torture et essaye de le rectifier, ensuite le personnage commet à nouveau un crime, la police le capture à nouveau, et ainsi de suite.
A première vue, le jeu nous prive d'une liberté, celle de choisir d'arrêter ou de recommencer à commettre des crimes, et celle de nous soustraire à l'arrestation. Est-ce une erreur de conception ? Question inutile. Voyons plutôt la philosophie du jeu. Le jeu nous dit que nous allons forcément commettre un crime, pour deux raisons : parce que c'est dans notre nature, et parce que quoi que nous fassions, l'autorité nous a jugé comme criminels et continuera à nous réprimer. Et quoi que nous fassions, l'autorité est trop puissante. Elle finira par nous capturer si elle le souhaite. Il y a dans
Perfect Unrevised à la fois une réflexion sur notre nature profonde, et aussi sur la tyrannie.
Perfect Unrevised nous donne à vivre ce que c'est d'avoir une nature profonde qui nous dicte une partie de nos actes et de nos pensées, et de ce que ça fait quand cette nature profonde est contraire à la norme. Ce qui fait d'ailleurs de
Perfect Unrevised un jeu queer, au même titre que d'autres jeux de la même autrice qui annoncent plus clairement la couleur. Notre espace de liberté est à l'intérieur de ce cadre, et c'est là que va résider notre éventail d'action et d'émotion.
Dans
Donjons & Dragons, édition 3.5, en progressant en expérience, nous progressons en majorité dans nos capacités martiales (et dans une moindre mesure, nos capacités à remporter diverses épreuves en contraignant notre environnement), et l'expérience s'acquiert en résolvant des missions qui nécessitent de remporter des combats et des épreuves. La progression et l'apprentissage de sorts est un temps fort du jeu, qui nécessite de faire les meilleurs choix, prémédités à long terme pour atteindre une classe de prestige plutôt qu'une efficience immédiate.
A première vue, le jeu nous prive de scènes de romance, de contemplation, de diplomatie ou même d'enquête, pour se concentrer uniquement sur le combat et les épreuves, qui sont quant à eux découpés de façon micro-tactique. La phase d'entraînement paraît être une pure phase de construction, absolument dénuée de roleplay, et la logique de classe de prestige et d'enchaînement de dons oblige d'acheter à bas niveau des capacités inutiles dans un premier temps, juste pour débloquer les conditions nécessaires aux prochains avancements visés. Le jeu serait à peine plus qu'un jeu de plateau avec des pions et des décors imaginaires. Mais la philosophie du jeu dit autre chose. Elle dit que dans un monde ravagé par la guerre, la personne qui veut contrôler son destin doit pouvoir surmonter des combats et des épreuves, et que pour les surmonter, un entraînement acharné et à longue vue prime plus que tout. Il est tout à fait possible de vivre une vie en dehors des combats et des épreuves, mais la personne qui oublie le danger de ce monde est condamnée à sa perte. Lorsqu'on connaît cette philosophie, chaque combat et épreuve est vue sous un œil nouveau. Chaque moment passé en dehors du combat et de l'épreuve est vu comme un moment de liberté arraché à la guerre. L'entraînement devient une vraie part de l'aventure, un moment d'introspection où le personnage joue son avenir cinq coups à l'avance contre un échiquier plus grand et plus fort que lui, mais pas forcément aussi persévérant.
Que l'autrice pense avoir manqué son intention ou non, chaque jeu possède une philosophie. Le plaisir de jeu consiste à se mouvoir à l'intérieur de cette philosophie pour en découvrir les contours, les accepter ou tenter de les faire voler en éclats.