Ce message est plus une réponse
au fil original (lui-même détaché de
celui-ci), mais il n’y aurait pas sa place. Je vais essayer d’expliciter ma compréhension des choses, pour ne plus être accusé de raconter n’importe quoi… ou que vous m’ouvriez les yeux.
Je vous prie d’excuser le ton un peu professoral / « attends je t’explique la vie » de la suite, mais la profusion des interprétations de la théorie forgéenne rend nécessaire de repartir quasiment à zéro. Simplement pour être sûr que l’on parle bien de la même chose. Franchement ça m’énerve, mais je ne vois pas du tout comment faire autrement :/ J’essaye d’être didactique et que mon texte permette de distinguer facilement ce qui est ma restitution de la théorie forgéenne et ce qui est ma réflexion personnelle. N’hésitez pas à souligner là où votre compréhension diffère, là où vous pensez que je dérape ou les points qui m’auraient vraiment échappé. Les entrailles de la Forge sont profondes… et le but est tout de même d’échanger, pas d’affirmer.
Vivien attire notre attention sur le vocabulaire. Je pense que
creative agenda se traduirait au mieux comme
programme créatif ou [ i]priorités créatives[/i]. Mais par souci de clarté je vais conserver le terme choisi ici de
démarche créative. À ce sujet, je tiens à rappeler que la Forge est une entreprise idéologique. Si la théorie forgéenne est bien un outil de réflexion, une grille de lecture et d’analyse du jeu de rôle, il ne faut pas oublier qu’elle cadre d’une manière bien spécifique le débat. E lui-même, le choix du vocabulaire oriente la réflexion et la discussion. Ceci n’enlevant rien à la qualité des réflexions qui y sont nées.
Allons enfin vers nos moutons. Une démarche créative c’est une priorité, ou un ensemble de priorités, qui va guider les décisions des joueurs en ce qui concerne la fiction. Cette priorité correspond à ce qui va être gratifiant pour eux lors d’une partie, quelque chose qu’ils apprécient dans le jeu de rôle.
La question en débat est : sur quelle période est-il bon de considérer cela ? Dans la théorie forgéenne, cette question se pose dans un cadre précis. Le postulat de Ron Edwards est que la pratique de jeu la plus satisfaisante est celle qui est « cohérente », c’est-à-dire — en première approximation, j’y reviens plus loin — qui promeut le choix d’une démarche créative unique et soutenue. Les alternatives sont l’absence de démarche créative soutenue et l’incohérence. La question à laquelle on peut trouver la réponse dans la théorie est donc : quelle période de jeu faut-il considérer pour s’assurer que le jeu (pratique) est cohérent et en identifier la démarche créative ? La réponse officielle est
une instance de jeu, une notion dont la signification a varié. Je connais trois réponses :
1. le temps nécessaire pour identifier toutes les propriétés du système.
2. au moins un cycle de récompense (Un cycle de récompense, c’est le processus itératif « investissement en jeu → gratification », à ne pas surtout confondre avec les mécaniques de récompense style XP ou points Fate, même s’il y a bien évidemment des rencontres entre le cycle et les mécaniques.)
3. une période laissée volontairement floue. Sic.
Ok, il me semble que l’on a un problème là.
Mon interprétation de ces réponses c’est « suffisamment de temps que pour en être raisonnablement sûr ». C’est subjectif, c’est prendre le risque de l’erreur, ça se base sur l’expertise de l’observateur, mais c’est opérationnel.
Il serait donc nécessaire d’observer une période d’une certaine importance. Si cette période est nécessaire, c’est pour s’assurer que l’on a une démarche créative soutenue et cohérente. Il demeure que chaque décision de jeu est portée par une démarche créative ; on ne peut parler de la cohérence qu’en vérifiant chaque décision. Vérifier la cohérence d’une instance de jeu demande de descendre à un niveau de mesure plus bas, que l’on soit préoccupé par l’analyse d’une partie ou la conception d’un jeu.
Revenons à la cohérence. Une démarche créative unique et soutenue… j’ai un peu caricaturé, c’est un peu plus compliqué que cela. La Forge admet d’autres possibilités de cohérence, à savoir la combinaison harmonieuse de plusieurs démarches créatives.
La première possibilité est celle de l’hybridation. Dans ce cas, il y a plusieurs démarches créatives présentes simultanément. Pas au sein d’une seule décision, bien entendu. Les pratiques d’hybridations observées et reconnues comme fonctionnelles sont celles qui mêlent au plus deux des trois démarches créatives reconnues, avec une démarche primaire ou dominante et l’autre la soutenant. Il n’y aurait pas d’impossibilité « théorique » à aller plus loin, et l’hybridation est identifiée comme une pratique difficile.
Si l’on envisage d’avoir plusieurs démarches créatives simultanément menées, c’est de la congruence. Cela veut dire que pour chaque « coup », la décision peut être prise de manière à satisfaire à la fois les différentes priorités. C’est, en pratique, impossible sur une durée significative.
La possibilité d’avoir une succession de démarches créatives différentes lors de différentes phases est envisagée, mais à ma connaissance pas très mise en avant. On parle de transition et de règles spécifiques pour les gérer.
À mon avis pour que cela fonctionne il faut que la succession des démarches ne nuisent pas à la gratification, donc à minima à partir du moment où l’on a pu profiter suffisamment de la gratification de la démarche créative précédente, et d’une manière coordonnée entre les joueurs. Cette coordination peut être tacite, comme les musiciens d’un orchestre de chambre qui commencent ensemble le mouvement suivant d’un morceau. Surtout, la question de la succession de démarches créatives complique encore la question de la durée, en particulier si les transistions sont implicites et continues.
Les autres possibilités reconnues sont perçues négativement. Un jeu sans démarche créative est tout simplement fade, inintéressant. Un jeu avec plusieurs démarches créatives concurrentes est incohérent, dysfonctionnel. La concurrence peut avoir lieu entre participants, règles et/ou conseils de jeu. C’est le clash de démarches créatives. (Exemple archétypal : le joueur qui joue pour gagner le scénario qui se fâche avec le joueur qui a pris volontairement une décision non-optimale dans cette optique.)
Dans tous ces cas, il est nécessaire de considérer la démarche créative à la fois sur la durée et à la fois instant par instant pour pouvoir tirer des conclusions valables.
Et c’est ce que je voulais dire sur les modes de maitrise : on peut avoir des instants illusionnistes ou dirigistes dans une pratique qui demeure pourtant d’une autre nature ; ces instant pouvant même renforcer le mode principal. On peut avoir des périodes avec des modes différents au sein du même jeu, de la même partie. (Ceci étant, j’aurais très bien pu le dire sans faire référence au LNS, cela aurait été plus clair et moins conflictuel.)