par Fabien | L'Alcyon » 05 Oct 2015, 17:21
Salut Mathieu,
Je comprends profondément le problème, crois-moi. Aucun des jeux que j'ai publié jusque-là ne me satisfait pleinement malheureusement, et j'ai commencé beaucoup de projets sans les avoir finalisés (mais il n'est jamais trop tard pour bien faire). D'un point de vue professionnel, écrire une thèse demande également un grand acte de foi, on sait qu'on le fait surtout pour soi tant le taux de lecture des thèses (ou de la recherche en général) est bas.
Donc, je saisis bien ta question et je te dis ce que j'aurais aimé qu'on me dise.
Je pense que c'est avant tout une question de confiance en soi: se jeter dans le vide, accepter qu'on puisse se tromper et tenter quand même. Il n'y a pas de réponse définitive à ta question parce que nécessairement ça touche à des questions personnelles et intimes.
C'est une situation qui a quelque chose de cruel et même d'existentiel: on ne peut "réussir" (ou en tout cas aboutir) que si on essaie. Et même comme ça, on peut rester insatisfait de ses propres projets, même quand tout te dit qu'ils sont valides et intéressants. La notion même de réussite est compliquée: quels sont les critères que tu te donnes ? Etre satisfait de ton jeu ? Qu'il se vende bien ? Qu'il soit bien considéré ? Aucun de ces critères n'est entièrement bon. La reconnaissance n'est pas la réussite: Nietzsche n'a été que très marginalement reconnu de son vivant tandis que Ponson du Terrail, auteur à succès du 19ème siècle, est aujourd'hui quasi-inconnu.
En toute fin de compte (et ce sont des réflexions qui me tiennent terriblement à cœur), je crois qu'il faut abandonner radicalement la notion de réussite. Il faut simplement agir, pour le meilleur et pour le pire. Créer pour le fait de créer, tant pis pour ce qui vient après. Je sais que c'est difficile à réaliser, ça demande un vrai travail sur soi-même et sur le long-terme, mais honnêtement c'est la meilleure attitude possible, celle qui te fera le moins de mal comme créateur.
Ces considérations philosophiques mises de côté, je peux te donner quelques conseils pour bien aborder ce saut dans le vide.
1. Effectivement, travailler ses intentions initiales me semble être une bonne chose. N'hésite pas à revenir sur tes notes, à te relire pour être sûr de ce que tu veux faire. Par expérience, le manque de motivations vient souvent d'avoir oublié pourquoi on s'est lancé dans ce projet. Y revenir dans les moments de doute peut aider.
Comme le dit très bien Vivien, une bonne idée peut prendre des années à être concrétisée. La preuve qu'elle est bonne, c'est qu'elle te tient aux tripes.
2. A cette étape, ça vaut aussi la peine de se demander pourquoi on crée ce jeu, vraiment. Si la motivation qui te pousse n'est pas bonne, tu sais que tu auras du mal à tenir sur le long terme.
Je sais qu'une « bonne » motivation est une motivation qui t'apportera du plaisir tout au long du développement du jeu. J'aime écrire et tester mes jeux, parce que mes jeux m'intéressent, parce que j'y cherche à chaque fois une expérience de jeu particulière: si je l'obtiens, ça m'aide à continuer. J'en connais qui créent des jeux pour explorer les possibilités d'œuvres de fiction proches de leur cœur (Fred) ou parce qu'ils partagent quelque chose de fort avec leur groupe (Sens), je trouve que ce sont de bonnes motivations.
En revanche, une motivation comme "faire ça pour le fun", "faire ça pour tester une idée" ou pour obtenir de la reconnaissance ne me semblent pas bonne parce qu'elles ne permettent pas de tenir sur le long projet de développement. J'avais ainsi un projet qui se serait appelé Zombommation sur un univers dystopique ultra-libéral où des ados butent des zombies pour gagner du fric et ainsi avoir confiance en eux-mêmes. Un projet "pour le fun" et en même temps très cérébral, trop intellectuel. Trop de propos, pas assez d'histoire qui se tienne, pas assez de plaisir. J'ai vite compris que je ne tiendrais pas longtemps.
De même, j'ai connu des projets motivés par "je veux faire un jdr sans MJ": je ne crois pas que ce soit une bonne manière de faire. L'envie d'un jeu vient en premier, les questions de forme suivent.
Ca vaut la peine d'y réfléchir.
3. Ensuite, il faut s'entourer pour les tests de gens dans lesquels tu as confiance et qui comprennent tes problématiques et ce que tu essaies de faire. Ce sont eux qui t'aideront à tenir sur le long terme. Je sais que je n'aurais pas pu finir Sphynx sans l'enthousiasme de Romaric, Flavie, Adrien, Natacha, Frédéric et les retours des auditeurs de la Cellule. Ce sont eux qui pourront t'apporter des idées et même te rappeler à l'ordre pour que tu ailles dans la bonne direction.
Bref, ils servent à la fois de motivateurs et de soutien dans ton travail.
Les Ateliers peuvent t'aider dans ce sens, mais seulement à la marge, il faut un groupe de personnes plus proches que des connaissances sur Internet.
4. Il faut aussi te faire confiance. Créer un bon jeu ne se fait pas en quelques heures, ni même en quelques jours, ça demande du temps et de la maturation. N'oublie pas que si tu y travailles encore et encore tu vas beaucoup y réfléchir et donc affiner ton travail de plus en plus. C'est impossible de voir tout de suite en quoi ton jeu sera bon, mais après un long travail, une longue rumination, il en sortira nécessairement quelque chose de bon, même si tu ne sais pas encore ce que c'est.
Pourquoi nécessairement ? Parce que tu as du scrupule, parce que tu cherches à faire au mieux, parce que tu n'as pas peur de remettre en cause ce que tu tiens pour acquis (les systèmes de jeu par exemple).
Le simple fait que tu te poses cette question prouve que tu as ces qualités. Il sortira nécessairement quelque chose de bien de ton travail, même si tu ne le vois pas.
5. Il y a enfin malheureusement un moment où il faut lâcher prise et rendre public son jeu (tests ouverts, publication). Il FAUT le faire. Pourquoi ?
D'une part, parce que on est rarement bon juge de la qualité de son jeu. A force de travailler dessus et d'y jouer, on finit par n'en plus voir l'intérêt, la force, l'originalité (c'est aussi très vrai pour une thèse). Cela veut aussi dire que les autres pourront trouver des qualités à ton jeu alors que toi-même ne les vois pas. Je connais des auteurs peu satisfaits de jeux qui pourtant ont changé ma vie de rôliste. Je sais que j'ai trouvé dans Prosopopée, Sens ou Dogs in the Vineyards sans doute beaucoup plus de richesse que ce que leurs auteurs ne pensaient y mettre.
D'autre part parce qu'on trouvera toujours, toujours des raisons pour ne pas publier. C'est normal, c'est notre manque de confiance en soi qui parle. Système de jeu pas assez novateur (la nouveauté n'est pas en soi une qualité), propos pas assez fort ou clair, expérience de jeu encore bancale... Je peux t'en faire une liste infinie. N'oublie pas que ta vie de rôliste et ta vie en générale ne s'arrête pas à ce jeu. Tu auras toujours le temps de faire mieux plus tard ou de le reprendre pour l'améliorer dans une deuxième édition.
Sur ce dernier point, je plaide coupable de pousser souvent à la perfection et que j'ai souvent émis des critiques sévères pour pousser les jeunes auteurs au maximum de leurs capacités (en privé ou sur la Cellule). Dieu sait que je n'ai jamais voulu être castrateur.
J'espère que tout ceci t'aide. Je suis très sincèrement avec toi et j'espère que tu vas trouver la réponse à tes interrogations. N'hésite pas à revenir en parler ici.