Salut Frédéric,
je vais sans doute inaugurer ton atelier et j'espère que mon thread sera le premier d'une longue lignée.
Mon objectif en ouvrant ce sujet est de me focaliser sur un aspect très précis et commun à la très grande majorité des JDRs (quoiqu'on pourrait en discuter en ce qui concerne les jeux non traditionnels) : le hasard.
Je vais aussi parler d'une partie de
Mars Colony, jeu sur lequel il y a sans doute pas mal de choses choses à dire (1), vous pouvez me poser des courtes questions sur le jeu mais je vais essayer de me focaliser sur mon sujet.
Enfin, deuxième sujet, je vais évoquer ton analogie du jeu d'échec, qui me convainc pas mal sur le papier mais beaucoup moins une fois autour d'une table de jeu.
1)
Une présentation de Mars ColonyMars Colony est un JDR sur la politique pour deux joueurs.
Le jeu se focalise sur la gestion des crises politiques de la première colonie martienne installée par l'homme. Le jeu est donc un jeu de SF mais il s'ancre sur des problématiques politiques actuelles et proches des joueurs : ces derniers sont invités à nommer des sujets qui les touchent personnellement et à émettre des critiques sur des aspects de la décision politique qui les préoccupent. De plus chaque parti politique du jeu doit être associé à un parti politique réel et connu des joueurs (ce qui facilite l'appropriation de l'environnement de jeu par les joueurs (2) ).
L'un des joueurs incarne Kelly Perkins, un consultant envoyé pour régler les -nombreux- problèmes auxquels fait face la colonie martienne. De nombreux espoirs reposent sur lui (ou sur elle, le prénom est neutre) et son action sera déterminante. L'autre joueur incarne les autres personnages et met Kelly en face des problèmes (exemple : les carences du système universitaire martien, qui ne peut soutenir la comparaison avec les universités terriennes).
La narration est libre jusqu'à ce que Kelly décide de chercher à agir pour traiter un des problèmes (exemple : en négociant un partenariat Terre/Mars pour relier les réseaux universitaires ensemble). Il lance alors plusieurs fois 2d6 en ajoutant les scores, il peut s'arrêter dès qu'il le souhaite mais perd tous les bénéfices de ses jets précédents (il fait un score de 0) s'il obtient un 1.
Il peut alors, en fonction de son score, décrire ses avancés et l'impact de sa politique (ou au contraire son échec).
L'efficacité des politiques que le joueur décidera de mener est purement aléatoire (elle ne dépend en tout cas que de ses jets de dés). J'y reviendrai.
Kelly Perkins peut choisir de masquer ses échecs, en mentant à la population martienne. Il ne résout rien aux problèmes mais ne perd pas en popularité (il s'expose à un risque de scandale cependant). Le jeu est fait de telle façon qu'il est très improbable que Kelly parvienne à résoudre tous les problèmes de la colonie. Son joueur n'a que 9 essais de résolutions de problèmes en cour de partie.
2)
Les intentions de l'auteur (il est important de les avoir en tête)L'auteur explique que ce jeu est inspiré de son expérience douloureuse de l'échec en milieu professionnel. Il avait brillé en université et son entourage plaçait en lui de grands espoirs qui furent en grande partie déçus.
3)
Ma partieJ'ai joué avec Vincent, un ami et camarade de table de JDR de longue date. Notre partie a durée entre une et deux heures et s’insérait dans une longue soirée jeu (nous avons testé trois jeux dans la soirée).
J'incarnais la consultante, Kelly Perkins. Il s'agissait d'une universitaire réputée, spécialiste en sociologie de l'éducation, affiliée au parti Rouge (transposition du PS actuel), qui n'avait jamais eu l'occasion d'exercer des fonctions politiques mais avait beaucoup travaillé sur des évaluations de politiques publiques.
4)
Dans le vif du sujetLors d'une scène, Kelly Perkins a cherché à avancer dans le dossier sur l'amélioration du système universitaire martien. En tant que joueur j'ai décidé qu'elle allait contacter le comité de pilotage des universités terrestres, avec lequel elle avait des contacts datant de sa carrière universitaire. Je joue une scène où je discute avec son président, via un système de communication par hologramme. Je négocie avec lui un partenariat Terre/Mars pour le partage des ressources et des enseignements.
Il y a quelque chose de grisant dans ces scènes qui nous mettent dans une position de responsabilité rare dans une partie de JDR, qui rend bien cette attraction de la sphère politique (que l'on a envie de rejoindre car il s'agit d'une sphère de l'action, là où semble se jouer beaucoup de choses lors de courtes réunions).
Notons que, la veille, mon personnage était parvenu à faire pression sur un important industriel martien, responsable des contrats de gestion du système d'approvisionnement en oxygène de la ville (qui ne respectait pas sa part du contrat et sous approvisionnait certains secteurs). Mon négociation avec le président des universités terriennes arrivait donc après une victoire politique et -sans que le système de règles ne m'avantage- je me sentais confiant.
Nous jouons la scène en narration libre jusqu'à ce que nous décidions qu'il est temps de lancer les dés pour décider de la valeur des conclusions et des effets de notre négociation.
Je rate mon jet, l'autre joueur décide que ma négociation rate, le président des universités terrestres pointant la disproportion des enjeux : les universités martiennes ont tout à gagner à se rapprocher des universités terrestres mais l'inverse n'est pas vrai.
Je l'ai dit plus haut : ce jet de dé est purement aléatoire et ne dépend pas de mes actions passées et de la qualité de mes arguments (il dépend en fait du jeu tactique que va faire le joueur en décidant à quel moment s'arrêter de lancer les dés, mais là encore il y a une apparente décorrélation Fiction/Mécanique). Le jeu prête ici le flanc à la critique du manque d'interaction Fiction → Mécaniques (cf
l'article de Frédéric). Je pense cependant que cette prépondérance de l'aléatoire sur la fiction sert le propos du jeu. Essayons d'aller plus loin.
J'ai eu au moment du résultat du dé qui indiquait un échec un double sentiment d'injustice et de déresponsabilisation.
Mon personnage était légitime et compétente dans cette négociation, en tant que joueur je m'étais impliqué dans cette négociation, ma solution me paraissait cohérente à la fois avec ce que mon personnage pouvait négocier et avec les besoins des universités martiennes. D'où l'injustice.
Le caractère purement aléatoire de mon échec me déresponsabilisait. Dans les modélisations mathématiques(3), l'aléatoire joue toujours le rôle de ce qui échappe à notre contrôle. Je n'avais aucun moyen de prévoir cette complication et de l'éviter. Si j'ai échoué c'est, me disais-je, parce que j'ai joué de malchance. D'où la déresponsabilisation.
Le sentiment d'injustice rend je trouve très bien cet aspect incertain d'une certaine fiction politique. Les protagonistes y sont compétents, ont des idées et pensent pouvoir les mettre en œuvre. Ils sont pourtant pris dans la vitesse de la négociation et de la succession d’événements. Leurs réussites peuvent être masquées par un fait divers et leur projets peuvent échouer pour une raison extérieure à leur champ de contrôle.
Le sentiment de déresponsabilisation illustre bien une certaine vision de l'échec. Un sentiment de se planter à cause des circonstances(4). Ici c'est plus qu'un sentiment, l'échec de la politique de Kelly Perkin n'est pas l'échec du joueur qui n'y pouvait rien.
5)
ConclusionUne double conclusion, et sur le hasard et sur l'absence d'implication Fiction → Mécaniques.
Mars Colony est un jeu extrême au niveau de son usage du hasard. Presque tout ce que le personnage parviendra à accomplir ne dépend que du hasard. Sa radicalité nous permet de le comparer à d'autres jeux pour voir quel effet a l'augmentation du hasard en partie.
Il me semble que le hasard amène une augmentation de l'incertitude et du sentiment de contrôle des joueurs (on pourrait sans doute inclure le MJ), exiger une implication importante du joueur dans la proposition de solution mais le soumettre à une forte influence de l'aléatoire créé un sentiment d'injustice et d'impuissance et donne une touche cruelle à son univers.
Il amène aussi une déresponsabilisation du joueur (en tout cas dans les jeux centrés sur la résolution de problèmes).
Sur l'implication Fiction → Mécaniques, j'avais une grande crainte en testant le jeu puisqu'un ami m'avait pointé cette carence dans
Mars Colony la veille de ma partie.
Après test elle n'a pas posée de problème dans la partie, ce qu'elle amenait était cohérent avec l'univers et n'a pas limité mon implication dans la résolution des problèmes. Il y avait quelque chose de suffisamment grisant dans cette occasion (fictive) d'exercer un pouvoir politique pour que la partie fonctionne.
(1) D'autant que la veille de ma partie j'en ai discuté avec un futur grand intervenant de ce forum, qui se reconnaitra, qui avait joué à l'oiseau de mauvais augure en m'expliquant qu'il l'avait testé et que sa partie avait été sans grand intérêt.
(2) Même si on pourra faire remarquer que cette idée peut poser problème en cas de désaccord politique entre les joueurs, si l'on décide de lier un parti fictionnel à EELV et que ce parti évoque pour l'un des joueurs l'engagement politique et la raison, alors que l'autre les voit comme des naïfs incapables d'exercer des fonctions de gouvernement la partie commence mal !
(3) Même si tous ne le savent pas, nous faisons tous des modélisations mathématiques. La preuve nous faisons du JDR !
(4) Sentiment évidemment dangereux IRL. Étudiants je vous déconseille de trop pratiquer le "j'ai raté mon examen parce que le prof a trop abusé sur la correction" ! Mais bon on est pas sur un forum de développement personnel...