Salut Vivien,
Mercredi soir j'ai testé avec trois amis à moi Shades, le jeu de fantôme de Victor Gijsbers. Tu le sais : tu étais l'un d'eux et tu en parles même rapidement sur ici.
Parlons du jeu, puis de notre partie.
I)Le jeu
Dans ce jeu très court et à la présentation austère (le jeu est écrit en LaTeX !), on incarne des fantômes, des "ombres", qui hantent un lieu. Peu à peu ils prendraient conscience de leur être et, par leurs interactions avec le monde matériel, leurs souvenirs afflueront. Peu à peu ils se souviendront de bribes de leur passé, jusqu'à ce que la tragédie ayant menée à leur mort soit révélée.
Au delà de sa thématique que j'aime bien il y avait plusieurs choses qui m'intéressaient beaucoup en lisant ce jeu :
1) Les règles de langage : le jeu navigue entre le passé et le présent et se conjugue littéralement à tous les temps, on décrit les actions de notre esprit au présent et celle du personnage de son vivant au passé. A cette règle s'ajoute le fait qu'on commence par décrire son personnage sans en faire le sujet de la phrase (on préférera dire "Un froid intense" que "je ressens un froid intense" par exemple) et qu'on utilise la première personne pour parler de son personnage dans le passé et la troisième pour en parler dans le présent.
Que ce soit avec Polaris, avec Perdus sous la Pluie ou avec WITNESS THE MURDER OF YOUR FATHER AND BE ASHAMED, YOUNG PRINCE j'observe souvent l'efficacité des jeux qui instaurent des phrases rituelles. Les contraintes sur le langage peuvent apporter beaucoup à l'ambiance.
2) L'absence de discussions "méta" : le jeu est en fait un défi lancé aux joueurs qui doivent raconter une histoire sans préparation (il n'y a même pas de phase de création de personnage ou de lieu) et sans discuter de la fiction pendant la partie (pas de "ça serait cool de faire ça", de "bof je préférerai que tu amènes cet élément").
Je suis de plus en plus gêné par ces phases où l'on est obligé d'interrompre la narration et où, au lieu de raconter la fiction on en discute comme des scénaristes qui écriraient une histoire (j'ai fait une critique assez négative de Fiasco dans le dernier Radio Rôlisteà cause de ce défaut qui m'est devenu de plus en plus insupportable au fur et à mesure de mes parties). Ces phases sont naturellement plus présentes dans les jeux à narration partagée, dans le JDR traditionnel il n'y a presque qu'un joueur qui prend les décisions narratives et il n'y a pas besoin d'en discuter.
Mes jeux préférés sont ceux où la narration est fluide et découle directement des mécaniques de jeu et des interactions entre les narrations des différents joueurs (c'est pour ça que je trouve Prosopopée aussi précieux) et c'est vraiment un truc que j'ai envie d'explorer ces derniers temps.
Bref en ayant ça en tête, parlons de la partie.
II) La partie
En plus de nous deux il y avait à notre table Guylène et Chloé. Ça fait beaucoup de joueurs, d'autant que l'auteur explique que plus on est nombreux plus le jeu est difficile (il faut prendre en compte les apports de tous les joueurs).
Le jeu se déroule en trois phase, la phase de réveil où les ombres prennent conscience de leurs propres existence, la phase de souvenirs où elles explorent le passé et la phase d'action où l'on décide de la fin de l'histoire (notamment si les ombres se pardonne).
Je vais raconter l'histoire en mettant mes commentaires en italique.
Il n'y a pas eu de phase d'explications de la partie mais il me semble intéressant de dire que pendant la phase d'explication de règle Chloé était stressé à l'idée de devoir raconter sans filet. Elle n'est pas autant habitué à la narration partagée et le principe du jeu lui mettait une grosse pression sur les épaules.
Des sensations de froid. Une lumière éblouissante. Des reflets sur des structures métallique. Puis la douleur. Les ombres prennent conscience de leur corps, de leur intangibilité aussi. Une roue, qui tourne dans le vide. des débris. Un souvenir : cette roue apportait de l'électricité à la communauté. Cette roue est une roue de voiture.
Gros stress autour de cette roue. Vivien l'amène dans le récit en visualisant une roue de voiture. Chloé aussi. Guylène et moi imaginons une grande roue, une machine à elle toute seule. Du coup je précise qu'elle apporte de l'électricité à la communauté, que la communauté ne survit que parce que la roue tourne. Mais Chloé verbalise ensuite le fait qu'il s'agit d'une petite roue, une roue de voiture.
Aïe. A ce moment j'ai compris l'incompréhension et j'ai bien cru que notre partie, 5 minutes après son commencement, était foutue. Le principe du jeu c'est qu'on ne peut pas revenir en arrière pour se mettre d'accord. En fait ces contradictions furent fécondes et nous amenèrent à orienter l'intrigue vers une logique un peu SF. Le jeu, et notre narration, étaient bien plus robustes que ce que je pensais.
On comprends que la roue faisait partie d'une machine apportant l'électricité à une société souterraine. D'après les autorité l'extérieur est un territoire hostile balayé par des vents glacés et meurtriers. Un fantôme observe la roue, il comprend que son rôle était de son occupé. Un autre observe une scène, il comprend qu'une cérémonie allait avoir lieu pour annoncer une machine remplaçant la roue. Un autre observe des cadavres et se souvient d'avoir vu un homme mourir dans ses bras. Un autre observe la lanière sectionnée de la roue.
Nous avons mutuellement prise une décision esthétiquement cohérente mais rendant la partie vraiment difficile : ne pas citer de nom. Difficile de se rappeler qui était qui, qui faisait quoi et d'avoir une vision globale de la situation. Mon CR sera très imprécis parce qu'au fond la seule histoire que je parvenais à suivre concernait mon personnage et celui de Chloé.
Je me souviens de cette femme, persuadée que le froid dehors n'était qu'un mensonge. Elle m’amena finalement, par curiosité, par excitation et par amour à détruire la roue.
Les souvenirs ne formeront jamais une histoire linéaire et précise. Il y aura toujours un ensemble flou ce qui n'empéchera jamais l'histoire d'être intéressante et touchante. Une sensation que j'avais déjà ressenti en jouant à Les Petites Choses Oubliées.
Une ombre se souvient d'être resté fidèle à sa femme, mais les souvenirs d'une autre ombre ne concorde pas. Il faut du temps pour que les souvenirs finissent par concorder.
J'ai très mal suivi cette histoire qui concernait peu mon personnage (la preuve que 4 joueurs c'est déjà beaucoup pour jouer à ce jeu). Autre difficulté à suivre, le jeu repose sur le fait que les souvenirs sont d'abord discordants et qu'il faut finalement réconcilier deux visions des souvenirs pour terminer la partie (on se donne des jetons en cas de souvenirs discordants, puis d'autres quand les souvenirs changent).
C'est la seule mécanique "physique" du jeu (pas de dé, pas de don de jeton dans d'autres situation,...).
Après avoir compris un peu mieux la tragédie, mon ombre se tourne vers celle qu'il a aimé et qui l'a convaincu de saboter la machine (le personnage de Chloé). Il la traite de meurtrière, lui reproche de ne jamais avoir admis son erreur et de n'avoir jamais accepté de regarder la catastrophe en face.
Pas de pardon non plus du côté des deux autres ombres. Nous errerons pendant l'éternité en ce lieu dévasté.
III) Mes conclusions
La partie était étonnamment réussie pour une première partie. Je vais essayer de comprendre pourquoi.
*Le fait de radoter par bribe, sans se soucier de tout comprendre et d'établir une cohérence totale entre les récits, était très confortable pour nous et facilitait la tâche.
*Le jeu n'avait pas de système d'approbation/feedback, on se tend certes des jetons mais ils servent surtout à pointer des incohérences entre les souvenirs. Clairement le jeu manque d'un mécanisme à la Prosopopée (on se donne des jetons quand on apprécie quelque chose de raconté) où à la A Quiet Year (on se donne des jetons quand on est énervé parce ce qu'amène un autre joueur).
Nous avons cependant triché un peu et n'avons pas pu nous retenir de faire quelques courts commentaires sur les propositions des autres. Finalement on se rend compte que ces derniers sont naturels et ne cassent pas vraiment la fluidité de la narration.
J'en tire la conclusion que, s'il est intéressant de limiter les longues apartés méta, supprimer entièrement les commentaires sur la fiction est une démarche radicale et pas franchement nécessaire pour conserver une narration fluide et immersive.
*Il ne me semble pas que nous avons été brillantissimes et je pense que réussir une partie du même niveau que la nôtre est à la portée de n'importe qui. Par contre le simple fait d'être concentrés sur l'objectif de réussir à raconter une bonne histoire nous forçait a être attentif et a dû jouer sur la qualité de nos apports.
Nous nous autorisions quand même des moments de relâche, sans grande conséquence sur la qualité de la partie. Par exemple un fou rire quand Guylène commença une de ses interventions par "C'était une sacrée soirée !!!!!".